Parmi la vague de publications sur la guerre en Ukraine, il faut signaler un article remarquable paru dans le Financial Times le 16 mars de Francis Fukuyama, l'auteur du célèbre ouvrage: The End of History and the Last Man (1992). Cet article traduit et publié par le Courrier international analyse la signification de la guerre en Ukraine du point de vue de l'avenir de la démocratie libérale en le replaçant dans le paysage politique mondial. Son analyse des "chemins autodestructeurs" qui ont conduit à une méfiance envers le libéralisme nous rappellent que les nouvelles générations, n'ayant pas connu l'oppression des régimes totalitaires, ont conduit à ce que "Aussi bien à droite qu’à gauche, les idées libérales fondamentales ont été poussées à des extrêmes qui ont érodé la valeur perçue du libéralisme". Constat qui l'amène à souligner que "la guerre en Ukraine nous concerne tous. La Russie de Poutine est désormais clairement vue non pas comme un État ayant des griefs légitimes contre l’expansion de l’Otan, mais comme un pays habité par le ressentiment et le désir de revanche, déterminé à renverser tout l’ordre européen post-1991."
De fait, Poutine a fournit au libéralisme mondial la puissance réactive de consolidation qui lui manquait. Rien ne pouvait être plus utile à une Europe en mal d'unité et à une relation transatlantique Europe-Etats-Unis, que la renaissance d'une politique totalitaire. La Russie a ainsi créé le tournant qui manquait à une prise de conscience libérale mondiale. Ce qui frappe dans le durcissement totalitaire et nationaliste du régime Russe, c'est son solipsisme et sa clotûre dans le paysage mondial de l'information et de la communication, ses tentatives pour fermer les réseaux sociaux et les plate-formes numériques du monde occidental. Tous les régimes totalitaires ont procédé de même, comme ils se sont efforcé de fabriquer une nouvelle vision de l'Histoire légitimant leur politique de conquête territoriale. Notons que cette clôture schizophrène de la vision géopolitique russe se condamne elle-même à long terme, car il est impossible de conserver une culture scientifique comme une vie universitaire authentique développant des recherches valables en la maintenant dans une insularité mondiale auto-régulée par une idéologie.
Les stratégies rhétoriques du discours de Poutine du 16 mars, tentant de justifier la guerre contre un pays démocratique qui ne menaçait en rien la Fédération de Russie et qui avait été victimes de précédentes attaques illégitimes, sont basées sur l'identification de l'Occident (et du gouvernement ukrainien) avec la politique nazie, et la persécution des juifs dans les années trente. On trouve le 16 mars l'accusation de tuer des millions de personnes en créant de l'inflation. L'essence du mensonge d'Etat joue toujours sur la conviction que le contrôle du signifiant aura pour conséquence le contrôle du signifié, et donc de la chose désignée. Jadis, combien de poètes dissidents de l'ère soviétique ont été condamnés pour "parasitisme social"? Que reste-t-il aujourd'hui de ces discours de persécution? Que reste-t-il des récits de ces condamnations nourries par la terreur et la persécution d'Etat?
L'invasion de l'Ukraine réitère avec les territoires "autonomes" déjà conquis et militarisés par la Russie, les mécanismes de la propagande de la politique hitlérienne d'appropriation pangermaniste des territoires sudètes en 1938-1939, qui avançait déjà comme motif la protection des minorités de langue allemande. Le dictateur s'était travesti en défenseur des minorités opprimées. Poutine ne fait pas autre chose aujourd'hui. Il a beau vouloir ajouter à son arsenal de propagande le rôle de l'Union soviétique contre le nazisme, la triste vérité est qu'il est au centre d'un régime totalitaire et une logique de guerre impériale fondée sur le mensonge. Loin d'être les nouveaux juifs de l'Europe, les gouvernants russes ne sont que des bourreaux qui cherchent à appliquer sur leur visage le masque des opprimés.
Cette rhétorique de l'inversion des rôles des coupables et des victimes me rappelle ces affaires criminelles où l'assassin se rend au poste de police pour déclarer la disparition de la victime, en espérant que cette démarche lui épargnera les soupçons et la justice. L'appropriation du récit de l'Histoire comme d'une arme de légitimation de la violence militaire à grande échelle devrait faire réagir aujourd'hui davantage d'historiens de la communauté scientifique internationale pour déconstruire ce montage idéologique macabre.