Cette campagne de 2017 ne laisse pas dans ses ruines que des espoirs déçus et des affiches arrachées, mais aussi un puissant marqueur politique. Qu'il soit advenu par Jean Luc Mélenchon et son équipe de campagne ou par un élan populaire importe peu finalement, car au delà de la minutie et des détails de l'élection, c'est la forme discursive pédagogique de la France insoumise qui marquera peut être l'Histoire de France. En effet, pour la première fois, un politicien a parlé aux gens comme à des adultes. Il leur a décrit le monde qu'il voyait, embrassant sa complexité et sans prétendre en savoir tout, en a levé des constats construits et bâti des hypothèses communes à porter et par ces discours fleuves tant par la largeur de ton que par le tumulte, a su convaincre.
Oh il eut ses torts, j'ai moi même grincé des dents à ses "les gens" mais qu'eut-il du utiliser ? "Mes amis" on l'aurait taxé de populisme. "Camarades" de communisme. "Française Français" de patriotisme déplacé. "Population" d'élitisme, etc.
Cette éducation populaire en tout cas, mi cours magistral mi discours politique ne fut jamais neutre et parfaitement objective, ce que l'intéressé a heureusement parfois reconnu. Mais il a su garder une retenue toute à son honneur sur la non universalité de son point de vue, plutôt que comme certains autres, pérorer sur l'inéluctabilité de leur conclusion, et l'apocalypse qui nous attendait tous si nous venions à faillir de les porter au pouvoir (voir : "la dette va nous engloutir" ou "les arabes nous envahir").
Mais il me semble que certains médias français et leurs éditorialistes (et bon nombre de politiciens comme à leur habitude) et à leur suite toute une partie de vos amis Facebook faillent d'entendre le profond changement qui est par là survenu... Les insoumis n'acceptent plus qu'on leur fasse la leçon, qu'on leur impose des devoirs et qu'on les traite comme des enfants. Car il ne vous a pas échappé que beaucoup d'insoumis ne se reconnaissent pas en Macron et honnissent son programme néo-libéral et ont déclaré vouloir s'abstenir. Et qu'à fait ce malappris de Mélenchon ? Plutôt que de se comporter en bon berger de ses bêlantes brebis, en bon gourou de ses fervents zélotes (comme le portrait qu'ont minutieusement fait de lui bien des médias) il a dit qu'il n'appelait pas directement à voter par sa voix (et qu'il lancerait une consultation populaire dont il se ferait le porte parole) !
"Oh le veule, oh le pleutre, le sale gamin gâté qui refuse d'ordonner à ses spadassins d'abdiquer à lui leur droit de vote"... Mais penser cela c'est méconnaître la réelle et profonde transformation qu'a donc engendré cette campagne. C'est tout le problème d'avoir eu un bon prof, qui vous explique d'où viennent les théorèmes, qui en sait faire la démonstration, qui vous intéresse à un sujet, qui vous en dissèque les enjeux et subtilités, les rapports de force discrets... Que l'année d'après, n'ayant plus face à vous qu'un médiocre pédagogue (heureusement de plus en plus rares dans l’éducation nationale) qui n'a d'autres façon d'apprendre que de vous bourrer le crâne de connaissances à apprendre par cœur et à réciter son polycopié, vous vous rendez bien compte du différentiel criant.
C'est d'ailleurs de cette vague de gens pas toujours courtois mais assez corrects dans l'ensemble que s'est plaint Joann Sfar : ils avaient un constat commun sur le monde, conniassait les chiffres, les sens cachés, avaient à coeur de corriger les erreurs et les approximations. Une armée de trolls savants a-t-on entendu à leur propos, comme s'il était dérangeant qu'une foule d'inconnu vienne dire peu cordialement aux gens connus qu'ils ont tort.
Alors, voici un exemple très typique de ce que j'ai pu lire ces derniers temps, des réseaux sociaux aux chaînes de télévision d'information en passant par les colonnes de prestigieux journaux français, sur la façon dont on ne peut plus parler aux insoumis :
A tous ceux qui ont voté Mélenchon, le FN est le parti des racistes, c'est une faute morale, une faute de calcul politique et une faute humaine de ne pas voter Macron ! Faisant ça, vous portez la responsabilité de la montée du Front national et s'il venait à accéder à la présidence, tous les maux qui en découleraient seraient les vôtres. Voter blanc c'est voter Marine, ne pas voter c'est voter Marine, c'est lui donner votre voix ! Arrêtez de faire les capricieux parce que vous n'avez pas eu votre candidat, ça arrive à tout le monde, maintenant il faut faire barrage aux nazis.
(Un détail, parce que je le vois partout, c'est déjà de dire que la moindre des hygiènes intellectuelles c'est de ne pas appeler madame Le Pen "Marine" car c'est se faire le relais d'une forme non-bénigne de sexisme que d'appeler par son prénom cette femme politique qui mérite tout à fait d'être mise à bas pour ses idées et pas discréditée pour son genre de la plus paternaliste des manières).
J'offre ici si vous le voulez bien une suggestion de ce qu'on pourrait dire aux insoumis si l'envie nous prenait d'ouvrir la conversation sur ce sujet, rappelant à mon aimable auditoire que le pré-requis d'un dia-logue c'est d'accepter qu'on va écouter l'autre et entendre ses arguments, et qu'on accepte soi même de changer d'avis sur la position de la personne s'il advenait que les arguments qui nous sont présentés nous convainque. Je parle donc ici de conversation et non de match de hurlement comme on en voit pulluler partout. Ceci étant dit, la forme écrite se prêtant peu à la répartie, je vais énumérer mes arguments à la suite des autres et vous serrez les bienvenus dans les commentaires.
Florilège donc de questions à poser à vos amis insoumis qui veulent s'abstenir, prenant soin de ne pas les culpabiliser et d'être ouvert.e à leurs réponses.
-Ne pensez vous pas que même en cas de défaite du FN, le message qu'un score FN élevé enverrait aux communautés discriminées est catastrophique ? Ne laisserions-nous pas dire qu'on ne les soutien pas ou que ça n'est pas leur pays ? Que leur rejet ne nous concerne pas ? Les partisans du FN ou même l'histoire ne retiendront pas l'abstention ou les votes blancs, les politicien.nes non plus. On ne retiendra que le fait que "45% de la France est raciste" parce que c'est ce qui sera affiché en gros sur toutes les chaînes de télé et en couverture des journaux. N'est-ce pas d'ailleurs ce qu'on a retenu de 2002 ? "LE CHOC" Le Pen père au second tour : ni l'abstention énorme, ni les votes blancs, ni la faiblesse de la gauche ne sont dans ce tableau là.
-Il n'est pas impossible que même en cas de défaite, l'effet qu'un score FN élevé pourrait produire soit comparable a celui produit aux états unis par l'élection de Trump ou après le Brexit : libération de la parole et des actes racistes et homophobes, potentielles morts ou agressions. Non pas que vous en soyez les responsables, là n'est pas mon propos ; mais ne ferions nous pas mieux à cet endroit d'écraser le FN pour épargner ceux qui subiront de plein fouet son effet indirect ?
-La gauche s'est historiquement toujours soulevée contre le racisme et le fascisme. Elle s'est élevée contre la montée des nationalismes avant la première et la seconde guerre mondiale, elle a fait la résistance dans le second cas... Moi cet héritage me touche et m'enjoint à exprimer plus que jamais mon dégoût du candidat Macron tout en luttant malgré lui qui n'a pas pris la mesure de l'enjeu, contre le FN. Et vous, que pensez vous de ces précédents historiques ?
-Une présidence Macron nous donnera à tous du fil à retordre en matière de lutte sociale mais au moins nous y pourrons construire un projet d'avenir sans avoir à repêcher des arabes dans la Seine. Qui sait, peut être écrire un brouillon de la constituante ? Continuer la dynamique insoumise ? Quand on sait avec quelle violence les dissidences politiques sont traitées dans les municipalités FN, peut-on douter de ce qui se passera à l'échelle nationale comparativement ?
-Si vous espérez la révolution de la rue, face à Macron elle est possible, face à Le Pen qui vous enverra l'armée et tirera dans le tas ça n'est pas tout à fait pareil.
-Les estimations sont effectivement que Macron l'emportera haut la main, mais certains modèles donnent un report de voix fort pour Le Pen, elle pourrait vraiment passer, peut-on se permettre de dire qu'on souhaite un effet (une défaite du FN) sans y prendre part ? Mon idée n'est pas de vous dire que vous êtes hypocrites, mais de demander quel effet vous semble profondément préférable à la sortie du second tour ? Seriez vous plus heureux.se de voir Macron ou Le Pen sur votre télé ? Macron représente un danger qui n'est que la suite de ce que nous connaissons depuis 40 ans, 5 ans de plus changeront-ils la donne irreversiblement autant que le risque du FN le fera ?
-Ne devons nous pas remettre le FN, qui pérore sans cesse, à sa place en l'écrasant et en lui rappelant qu'il n'est pas la France ?
-Quand le FN plante ses crocs quelque part, il s'ancre, il nomme ses amis, ses soutiens partout, il s'infiltre et infecte. Il ne s'évaporera pas après 5 ans et quand on sait combien de patrons de chaînes, de dirigeants de groupes de contrôle de la vie publique sont nommés pas la présidence, ça n'est pas "juste 5 ans" son effet sera long et résiduel.
-On sait aujourd'hui combien le FN profite de la défaillance de nos informations, de la faiblesse des médias face au spectaculaire qui les pousse à inviter Florian Philippot et Eric Zemmour sans cesse pour plus de clash et plus de buzz... Mais quel sera le paysage politique dans 5 ans avec des présidents de chaîne publiques d'extrême droite, de la propagande télévisuelle plus droitisée encore, tançant les étrangers, vilipendant les homosexuels ? Qu'adviendra t-il des moins informés, des moins connectés au monde, n'ayant plus que cette soupe là à manger ? Dans 5 ans le travail de reconquète du pouvoir et d'éducation populaire n'aura t-il pas été rendu plus dur encore ? Et l'information elle même n'est elle pas moins délétère en étant soumise aux sirènes de l'attraction que de la propagande d'état comme on en voit les prémisces dans les journaux municipaux de Béziers ?
Votre engagement contre les forces qui assombrissent l'horizon politique est vôtre, mais je voulais par ces mots vous montrer certains aspects (que vous n'ignoriez pas, je l'imagine) du danger que pourrait avoir un bon score du FN ou son élection, non pas nécessairement pour vous personnellement, mais pour tous ceux qui sont discriminés autour de vous, qui sont moins informés, moins chanceux économiquement, ceux pour qui, aussi, vous voulez fabriquer un avenir en commun.
Un vote blanc, un vote nul, un vote non exprimé est objectivement une chance en moins de marquer votre opposition au FN et à ses valeurs, mais nul n'est tenu ou forcé de s'exprimer. Non pas que la faute ou la responsabilité vous incombe de cet état de fait, je le répète, et vous n'êtes pas en charge de sortir le pays de la merde dans laquelle nous ont fourré notre inaction et l'incapacité de nos politiques à aider les plus démunis. Non cet état de fait s'est bâti pierre à pierre malgré vous ce système ankylosé que les insoumis ont déjà bien secoué a construit des mécanismes à paupériser et à ostraciser. Mais il n'est plus l'heure malheureusement de savoir à qui la faute, le capitalisme aura son du et nous nous préparons à 5 ans de plus qui sans doute alourdiront la note.
Alors peut être peut-on espérer qu'un Macron porté au pouvoir par des électeurs de gauche (quand une bonne part des électeurs de droite se seront détournés de lui pour aller voir côté brun si l'on y dénonce pas tout aussi bien les étrangers que chez les """républicains""") saura leur montrer de la reconnaissance ?
Je ne sais pas si j'y crois moi même, mais ne préférons nous pas construire un présent qui nous permette de bâtir l'avenir malgré les chantres du capitalisme au pouvoir ? Si l'on a su ériger le mouvement de la France insoumise sur le quinquennat d'Hollande ne saura t-on pas construire une sixième république grandiose, embrassant avec nous en sœurs et en frères les déçus de la mondialisation que M. Macron ne manquera pas de créer sous le quinquénat Macroniste ?
Mes questions sont ouvertes, elles réclament peut être du temps de reflexion mais je voulais vous les poser en sincérité.
Voilà comment l'ont doit malheureusement parler aux insoumis: sans les prendre de haut, en les écoutant et en les prennant pour des adultes qui n'ont de leçon de morale ou de politique à recevoir de personne. La politique est le lieu du partage des avis et la démocratie un système qui s'engage à reconnaître les différents points de vue et à les faire mousser avec une pointe de rhum et des sourires.
Je vous invite à user de cet article comme bon vous semble, par pans par bouts ou en entier, avec ou sans scrupules et crédit.