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Billet de blog 29 octobre 2022

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Les « gamerz » veulent qu’on arrête de leur « faire la morale »

Ces derniers jours, de nombreuses streameuses ont rappelé les conditions insupportables dans lesquelles elles travaillent en ligne (harcèlement, insultes, menaces, sexualisation constante). Toutefois, une complainte revient en boucle quand on lit les réponses, les forums et les discord où les gamerz en discutent : « arrêtez de nous faire la morale ». Pourquoi ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On les appelle les « gamerz » avec une emphase sur le Z.  Avant tout pour singer leur manie de générer des mots jargonneux pour se reconnaître entre eux, mais aussi pour les différencier du groupe des « gamers » qui correspond à une démographie plus large et plus diverse : celle des gens pratiquant le jeu vidéo. Mais les gamerz sont un sous groupe de ces aficionados. Une identité aux contours flous, plutôt jeune voire très jeune, très très connectée (on utilise parfois l’aphorisme anglais « terminally online »), se regroupant par centres d’intérêts, particulièrement en se rassemblant autour de figures d’influenceurs. Là, dans une ambiance masculinisée, on discute jeu vidéo, manga, séries, films, peu importe le sujet, du moment qu’il est à la mode l’espace de quelques jours. 
Tout bouge à toute vitesse, les mêmes et les trends naissent et meurent dans la même journée, souvent obscurs et discriminants (au sens où ils servent à savoir qui est in et qui est out). 

Ainsi, une part de l’idéologie gamerz est, dans ses mécaniques, calquable presque littéralement sur des idéologies suprémacistes (ce qui explique pourquoi elle s’est peu à peu marginalisé). Un petit groupe, une « élite » (on retrouve souvent dans le suprémacisme la notion du peuple élu ou choisi par le destin) représente à la fois la norme absolue, et à la fois contradictoirement, une petite minorité oppressée. Biberonnés par le sentiment de rejet vécu par les geeks des années 90, relayés par les films où le gentil hero intelligent est rejeté car il ne rentre pas dans les cases, les gamers saisissent le mépris des médias mainstream pour le jeu vidéo pour se draper dedans et se bâtir une identité de contre-culture, alors même que leurs consommations : jeu vidéo et le sport, sont les deux biens culturels les plus rentables et consommés du monde. Et dans cette contre-culture, on ne parle que très peu de politique. On tente même de la faire taire. Pourtant, dans cette identité le bâtie sur une opposition de fait : la pratique des divertissements les plus partagés du monde et l’impression d’être un groupe oppressé et isolé, la politique, on la pratique en sous marin.

Et c’est exactement ce que révèle l’usage de cette complainte : dès qu’une femme se plaint du harcèlement, du sexisme, des commentaires constants sur son physique et des incessants messages qu’elle reçoit : photos de penis, menaces de viol ou de mort, avances plus ou moins indélicates, etc. « arrêtez de nous faire la morale ! »

Alors pourquoi se plaignent-ils qu’on leur fait la morale quand on dénonce leur streameur préféré qui couche avec des mineurs ? Quand on leur met sous le nez le fait qu’un autre streameur passe son temps à traiter les femmes de putes, qu’un autre encore à fait une dizaine de vidéos malhonnêtes pour discréditer Amber Heard au moment du procès de Johnny Depp et en en profité pour entendre dans le plus grand des calmes que le féminisme entier était à jeter ? Parce qu’ils savent que c’est moralement répréhensible d’utiliser son pouvoir pour obtenir ce qu’on veut des autres, les exploiter ou les abuser. Mais ils veulent pouvoir le faire quand même.

Ils savent que la loi découle de la morale. Que si le meurtre est interdit par la loi c’est d’abord parce qu’il est moralement répréhensible. Mais ils préfèrent l’ignorer. Ce faisant, ils admettent en creux et entre les lignes, que s’ils le pouvaient ils abuseraient des autres ils violeraient, ils violenteraient. Que s’ils en avaient, ils abuseraient de leur pouvoir, parce que leur vision du monde hyper individualiste présente les humains comme une pyramide où un petit nombre surplombe un grand nombre. J’appelle cela le pyramidalisme.

Ne pas se battre pour sa place sur la pyramide c’est courir le risque que quelqu’un du dessous prenne ta place, alors il faut humilier ceux du bas et glorifier ceux du dessus. Pas le choix, car la pyramide est un état de fait, de nature, il faut des gens en bas. S’il n’y a personne en dessous de vous, si vous ne vous battez pas pour mettre des gens en dessous de vous, alors c’est vous qui finirez tout en bas.

C’est ce pyramidalisme qui leur permet de justifier l’abus, le harcèlement ou la déshumanisation. Tous les coups sont permis pour monter une marche.

Ils haïssent l’idée que la morale existe ou qu’on puisse la leur faire parce qu’ils ne la reconnaissent pas comme un impératif exigeant, que chacun doit entretenir et interroger. Non pas comme un travail continu, mais comme un vague truc qui descend du ciel que leur parents leurs imposent mais qui est un obstacle. Les règles et les lois sont faites loin d’eux, sans eux, mais elle ne peuvent que combattre sans espoir de victoire l’impératif divin de la pyramide. La pyramide est immuable : il y a beaucoup de nuls en bas, et Elon Musk tout en haut. Que ces places soient méritées ou non importe peu, même si l’on entretient dans ces communautés un mythe méritocratique permanent. Oui, il y a des usurpateurs, mais ne vous en faites pas, la pyramide les fera tomber. Ou quelqu’un de meilleur prendra leur place.
Cela établi, la morale est donc une affaire de bon sens, réglée il y a longtemps, fixe et gravée dans la loi. En découle que tout ce qui n’est pas interdit est permis. Tous les abus, toutes les petites arnaques. On n’a pas besoin de réfléchir à la politique, pas besoin de penser aux «autres» en général, juste à ses proches. 


Le monde est plus simple par cette lorgnette. Umberto Eco rappelait que c’est une vision assez classique à droite du spectre politique : une hiérarchie du monde à partir de soi. Où je suis le plus important, et puis ma famille puis mes amis puis ma ville puis mon pays etc. Et le jour où les aliens débarquent, ma planète avant la leur.
Parce qu’on voit le monde à partir de nous, à travers nos yeux, c’est la vision la plus naturelle et évidente. Mais elle ne nous permet que de chasser cueillir et vivre dans des grottes. Pour construire un village, il faut penser aux autres, à leur bien être, à leur arbitre.

C’est cela la politique, la construction de la polis, la cité, le village, le lieu où notre humanité est inscrite dans un tout qui nous dépasse. Dans quel sens va ce lieu, dans quel sens va ce lien qui nous unit aux autres. En en cela, on pourrait croire cette vision de droite individualiste  « apolitique » puisqu’elle ne se soucie que peu de la polis, mais non. Puisque le village est déjà bâti et que nous en héritons, un village dans lequel nous existons ensemble et où les femmes souffrent du sexisme, il semble aller de soi que notre humanité nous dicte le prochain acte politique : travailler à résoudre ces problèmes, à écouter les femmes et à les soutenir et dans l’amélioration de leurs conditions d’existence. Mais non. Le geste politique que les gamerz choisissent c’est de détricoter la société et d’ignorer la morale au profit d’une interprétation littérale des lois. Si l’assemblée donne la parole à tout le monde sur les directions d’amélioration du vivre village, leur proposition sera toujours de détruire le village, ou au moins d’en exclure quelqu’un. Si le sexisme n’est pas dans la loi, alors il n’existe pas. Et s’il existe c’est normal et c’est tant pis : la pyramide est là, l’exploitation des bas étages par les hauts étages est une évidence. La pyramide prévaut sur la polis.

C’est tout ce qui se joue lorsque les gamers demandent qu’on les laisse tranquille, qu’on arrête de leur faire la morale, qu’ils essaient de faire taire leurs opposants, qu’ils exigent qu’on arrête de toujours ramener là la politique. La bonne nouvelle c’est que cette idéologie pervasive et sous-jacente, le pyramidalisme est aussi, en partie, une vision du monde infantile, antipolitique et antisociale. En grandissant, et pour peu qu’on ne se borne pas, on s’ouvre intellectuellement, on rencontre des gens, on se connecte aux autres et l’on s’aperçoit que bâtir le village est une bien belle perspective. 
Mais après des décennies de recul démocratique, de corruption de la classe des professionnels de la politique et de creusement des inégalités, il y a fort à parier que le chacun pour soi continuera à pourrir bien des cerveaux, et qu’on continuera de nous demande d’arrêter de « faire la morale ».

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