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Comment fonctionne la démocratie américaine ? Pour étudier ses caractéristiques, les chercheurs et les lecteurs curieux ont longtemps gardé à leurs côtés l'essai d'Alexis De Tocqueville, De la démocratie en Amérique . Cet aristocrate normand pensait que la société américaine était modelée par l'égalisation des conditions. « Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États-Unis, ont attiré mon attention, aucun n'a plus vivement frappé mes salutations que l'égalité des conditions », écrit Aymeric Bonnin dans Apprendre à philosophe avec Tocqueville .
À Littleton, au sud de Denver, Paul Zwieber confie au journaliste de Libération Frédéric Autran que « notre démocratie est menacée comme jamais ». C'est précisément ce dialogue entre la théorie tocquevillienne et la pratique de la résistance locale qui donne son sens au mot d'ordre « No Kings ». « L'égalité des conditions… donne à l'esprit public une certaine direction », précise Aymeric Bonnin. Il affirme que pour Tocqueville, l'égalité en droit est un fait politique rendant les individus égaux. Toute inscription de cette égalité dans la constitution d'un État engendre des mœurs et des usages, comme la liberté d'expression, une association ou une entreprise.
Dans de nombreuses villes américaines, le petit groupe d'Indivisible renoue avec des cercles associatifs. Qu'elles soient entrepreneuriales, associatives ou partisanes, ces communautés s'organisent sans attendre l'État. Elles fabriquent de l'action en créant des liens sociaux avec des Américains que les élites démocrates ne voient plus. Maisha Fields, figure politique de Denver et directrice d'un centre médico-social à Aurora, ne mâche pas ses mots : « Faire un discours à rallonge à la tribune du Sénat ou devant les caméras, ce n'est pas résister. »
Fille de la première femme noire élue au Sénat du Colorado, elle incarne une nouvelle génération de militantes qui ne croient plus à l'efficacité des élus de Washington. « Les dirigeants démocrates peinent à offrir un contre-récit mobilisateur à celui de la Maison Blanche », raconte-t-elle à Frédéric Autran.
Ainsi, Fields pense que la solution passe par une reconquête locale. « Résister efficacement, c'est se focaliser sur nos communautés, y investir du temps et y renforcer les circuits d'entraide », explique-t-elle. Elle parle d'« armée de résistants », qu'elle compte ancien en sillonnant le pays.
De l'autocratie en Amérique
Liés autour du mouvement No Kings, ces mouvements, loin d’attendre une délivrance nationale, déploient ce que Tocqueville nommait la puissance des associations : lever des ressources, former des « armées de résistants » civiques, « y investir du temps et y renforcer les circuits d’entraide », dit Maisha Fields selon Frédéric Autran. Bonnin rappelle que pour Tocqueville, la démocratie s’entretient d’un travail patient des mœurs où l’égalité politique, garantie par des droits, « agit sur les esprits et les cœurs ».
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Les journalistes de Libération rapportent les propos de Paul Zwieber, un militant souhaitant conquérir le cœur de ces manifestants méprisés par Trump. Dans une vidéo générée par IA, le président s'imagine en aviateur déposant des kilos d'excréments sur les militants: « Nous sommes des novices. » Sa phrase prend valeur de prologue.
Elle montre que l’égalité en droit n’est pas un acquis politique inné. Les sociétés modernes ont mis du temps à devenir des démocraties représentatives, où la liberté de s’associer et de militer a été reconnue puis identifiée par les pouvoirs publics. Frédéric Autran précise qu’à la Maison Blanche, Trump veut remettre en question ces libertés fondamentales. Il indique qu’un « mémorandum présidentiel » ordonne aux 200 cellules antiterroristes de « poursuivre et démanteler les entités et individus impliqués dans des actes de violence politique », ciblant les militants de gauche. Stephen Miller, idéologue radical de la Maison Blanche, s’en félicite : « C’est la première fois dans l’histoire des États-Unis que l’ensemble du gouvernement s’efforce de démanteler le terrorisme de gauche. » Le texte, rapporte Libération, autorise la police à considérer certaines opinions comme des « indices » d’un passage à l’acte : « antiaméricanisme, anticapitalisme, antichristianisme, extrémisme en matière de migration, de race et de genre ».
Très vaste, cette définition engloberait une quantité pléthorique d’associations progressistes. Or, Aymeric Bonnin rappelle que la démocratie est un « mouvement inéluctable et irréversible ». Elle ne peut être réduite à une simple mécanique politique : « La nature de la démocratie moderne n’est pas politique ; elle est une opinion totale sur les choses humaines. » Ce contraste entre la spontanéité sociale et la coercition d’État éclaire le paradoxe américain : un pays protéiforme fondé sur l’égalité des conditions. « La démocratie est un état social protéiforme, un mode de vivre-ensemble, une véritable condition humaine », relate Bonnin.
« Personne n’aime les missionnaires armés »
Ce que vivent ces militants, c’est la mutation de la démocratie tocquevillienne en champ de résistance quotidienne, où l’individu doit redéfinir la liberté non plus face à la monarchie, mais à la machine sécuritaire.
Les figures anonymes décrites par Autran – Jessica, quadragénaire en exil au Mexique, ou Maria, étudiante d'Albuquerque – gagnent ce basculement. Aymeric Bonnin rappelle que pour Tocqueville « la démocratie attaque les liens de dépendance, les influences individuelles, la hiérarchie des patronages ». Mais ce sont ces liens que Trump veut rétablir. Ce glissement rappelle l'avertissement de Tocqueville : la démocratie, livrée à elle-même, peut engendrer la tyrannie de la majorité et, ici, de la peur collective. Les marches No Kings apparaissent dès lors comme un effort désespéré pour sauver la dimension morale de l'égalité. Bonnin rappelle que « la démocratie change la face des hommes et du monde contemporain ».
En exigeant d'obéir à un mémorandum qui criminalise l'opinion, l'État américain renoue avec ce que Tocqueville craignait déjà : une autorité douce mais omniprésente, capable de surveiller les consciences au nom du bien commun. Or, pour les héritiers de Paul Zwieber et Maisha Fields, la démocratie ne s'impose pas par décret. « Personne n'aime les missionnaires armés », rappelle Bonnin. En citant Robespierre, il souligne qu'aucun modèle ne peut être transplanté par la force – pas même celui de la liberté. Dans les bibliothèques, les campus, les églises, la démocratie américaine se réforme par capillarité.
Le silence forcé de Maria devient un acte de résistance muette, la parole d'Ezra Levin un écho de Tocqueville observant l'irréversible marche de l'égalité. Et si la démocratie est bien, comme le dit Bonnin, « le fruit d'un effort, d'une longue histoire », alors ces marches No Kings rappellent qu'elle se régénère toujours dans la désobéissance civile, au moment même où elle semble vaciller.