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« Je n’ai pas le temps de te lire, je suis en train de sauver des dizaines d’assos en Charente-Maritime ». Cette remarque que m’a faite il y a quelques semaines un professeur de français, militant chez Les Écologistes, est claire. Elle montre qu’une partie de la gauche française, héritée du marxisme, veut s’attaquer à des idées : le racisme, validisme, islamophobie, sexisme… tout y est, chaque oppression dotée de son étiquette. Et c’est justement cette tension que le sociologue Raymond Boudon avait tenté de dépasser. Dans The Anthem Companion to Raymond Boudon, Christian Robitaille écrit que « Boudon défend une notion de rationalité qui met en évidence les possibilités d’interprétation des actions comme irréductibles à deux cadres causaux déterministes ». Autrement dit, on ne peut pas comprendre les comportements humains uniquement à travers des réflexes psychologiques ou des appartenances sociales. Il y a, au cœur de chaque décision, une logique, une raison, une valeur – ce que Boudon appelle la rationalité axiologique. Prenons un exemple simple pour expliquer ce concept. La personne écrivant ce billet est porteuse de troubles autistiques impactant fortement sa capacité à vivre en société. Depuis la sixième, j’ai un ordinateur avec des logiciels adaptés, et de nombreuses IA génératives comme la dictée de Word, sans lesquelles je ne peux ni lire ni écrire. La rationalité axiologique, comme l’a théorisée Boudon, ne m’empêche pas d’agir individuellement pour surmonter ces discriminations. Au début, le journal que je dirige, vous pouvez vous abonner, coûtait neuf euros. Il n’avait aucune perspective de développement commercial. Mes immenses difficultés individuelles en orthographe et en grammaire ne m’ont pas empêché de baisser mes prix, et de gagner des dizaines d’abonnés. C’est cela que Raymond Boudon appelle les « préférences normatives impliquant un sens du devoir ». C’est une forme de rationalité tournée non pas vers le gain, mais vers la cohérence intérieure.
Cohérence subjective
Boudon reprend ici Max Weber, tout en le dépassant. Robitaille l’écrit clairement : « Boudon développe une théorie qui va au-delà, de manière significative, de la position classique de Weber », notamment en refusant de considérer les valeurs comme des faits purement relatifs ou culturels. En étendant la rationalité aux domaines moraux, Boudon fait un pari : celui de l’individu capable de penser ses choix, même contre son milieu, même contre sa condition. Ce que la sociologie traditionnelle appelle la socialisation, il l’interroge. Il refuse d’y voir un destin prédéterminé. Le génie de Boudon réside ici. Aujourd’hui, le handicap mental, notamment l’autisme, est le premier facteur de discrimination dans nos sociétés occidentales. Parmi les orateurs insoumis ou écologistes prenant la parole, tous étaient plus ou moins docteurs en économie, avocats ou sénateurs. Quant à moi, j’étudiais en 2023 dans une classe avec des personnes porteuses de handicaps mentaux lourds, ou de paraplégies ou d’illettrisme. Comme moi, mes camarades de classe resteront en grande difficulté avec la grammaire, les maths et l’orthographe, toute leur vie, quels que soient leurs milieux sociaux. Quant à ces avocats et autres profs insoumis et écologistes, c’est en excellant dans leurs études, grâce à une bonne maîtrise du français et du droit, qu’ils ont pu faire de la politique, et être en tête de cortège dans des événements comme celui-ci. Cela veut dire que l’on ne peut pas évacuer les choix de vie singuliers au profit d’une logique collective absolue soi-disant raciste ou antisémite. Boudon insiste sur la capacité humaine à formuler des raisons subjectivement cohérentes. « Les décisions fonctionnent de la même manière pour les enjeux normatifs que pour les enjeux descriptifs », écrit Robitaille. Ce qui signifie que nos choix de valeurs, nos engagements moraux, sont aussi rationnels que nos choix économiques. En effet, quelle discrimination systémique a empêché un autiste handicapé à 80 % comme moi d’aller interroger le président de la République et ses ministres à l’Élysée ? Aucune, puisque je me suis donné les moyens de le faire, avec un journal hebdomadaire ayant aujourd’hui un coût ordinaire, trois euros par semaine.
Agentivité individuelle

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Dans son œuvre, Raymond Boudon insiste aussi sur la dimension partagée de cette rationalité : « Les gens ont tendance à considérer que leurs valeurs sont valides, et qu’elles peuvent être partagées par d’autres ». C’est un point crucial. Ce que la gauche oublie parfois, c’est que vouloir réussir individuellement, comme j’ai tenté de le faire en montant mon entreprise avec mes difficultés, vouloir se détacher des catégories, vouloir se définir autrement, ce ne sont pas des choix antisociaux. Ce sont des choix porteurs d’une autre conception du vivre-ensemble. Tous les bénéfices que génère aujourd’hui ma rédaction servent à créer du capital pour que Rightbrain devienne une Entreprise Adaptée embauchant d’autres autistes. Ainsi, ma conception du vivre-ensemble ne passe pas nécessairement par la conflictualité, mais par la coexistence de rationalités divergentes, toutes également dignes d’être entendues. Et il ne s’agit pas ici d’une naïveté libérale ou méritocratique. Boudon n’ignore pas les inégalités ni les injustices. Mais il refuse d’y enfermer les individus. Il rappelle que même dans des situations contraignantes, les individus déploient une pensée, un jugement, une manière de faire sens. Robitaille l’écrit clairement : « Une action peut être erronée du point de vue d’une rationalité complète, mais rester rationnelle pour l’acteur dans sa situation ». Soyons un peu plus clairs. Dois-je renoncer à juger des choix individuels depuis une position antiraciste surplombante ? Je préfère commencer à les comprendre depuis le sol, depuis la réalité concrète, en me demandant comment vit une personne avec 900, 1400 ou 1900 euros par mois. Les sirènes du cognitivisme m’atteignent peu. Je ne crois pas que les biais inconscients soient une excuse universelle. « Raymond Boudon s’oppose à l’approche naturaliste fondée sur des déterminations préconscientes, et à une version radicalement socialisée du comportement », écrit Robitaille. L’individu, pour Boudon, n’est pas un automate. Il est faillible, mais libre. Limité, mais pensant. Et cette reconnaissance de l’agentivité individuelle est aujourd’hui plus précieuse que jamais. Car dans une époque où les récits collectifs tendent à nous imposer des idées validistes ou antiracistes, il faut réaffirmer que l’individu a aussi le droit de se dérober, et de se lever tous les matins pour aller bosser, et ce parfois même le week-end.