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Billet de blog 27 janvier 2024

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Laurent Bataille a de la sympathie pour les fous

Jeudi soir, France 2 diffusait une enquête sur la maltraitance dans les ESAT. Ces méthodes avec les travailleurs handicapés furent soutenues par Louis Ferdinand Céline dans un article paru dans La Presse médicale du 24 novembre 1928. L’article est intitulé : 'Les Assurances sociales et une politique économique de la santé publique.

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Illustration 1

"On doit aller très vite. C'est difficile" 

Des travailleurs handicapés victimes de souffrance au travail - Cash investigation © france tv

Rédigé un an avant le crash de 1929 marquant un premier choc dans les économies industrialisées d’occident, cet article de Céline qui lui inspirera un chapitre de Voyage Au Bout De La Nuit est avant tout une réflexion sur la relation entre l'ouvrier et la machine. L'auteur mentionne le recrutement systématique par les usines Ford du Michigan d'individus mentalement affaiblis, en référence à un ouvrage d'André Philip. Dans cet essai, Philip explique que les politiques de recrutement industrielles visent une main-d'œuvre stable et résignée, mieux adaptée aux rôles limités dans l'industrie moderne. Les salaires élevés assurent la fidélité des employés et réduisent l'instabilité professionnelle, avec un faible taux de turnover chez Ford comparé à d'autres entreprises. Cet essai fut écrit il y a 100 ans. En 2024, les travailleurs handicapés subissent encore la même cadence dans Les Esat sous-traitant pour Schneider, Sanofi ou d'autres industriels. Jeudi soir, en prime time, les journalistes de Cash Investigation ont montré sur France 2 des travailleurs handicapés mentaux en train d’emballer des barres métalliques lourdes, se pencher, porter, répéter. Dans l’ESAT grenoblois, chaque palette destinée à Schneider Electric est facturée 34 centimes. Ce faible coût de production pèse lourd sur les épaules, mais aussi sur le moral des salariés de l’ESAT. " On doit aller très vite. C'est très difficile" confie anonymement un employé au journaliste de Cash Investigation. Privés des droits les plus élémentaires comme un contrat de travail, l'assurance chômage ou le salaire minimum, ces travailleurs handicapés ressemblent fortement aux usagers mis en scène par Céline dans les usines Ford de Détroit.

Une grande sympathie pour les fous 

L’extrême mécanisation ayant pour conséquence la non-spécialisation des handicapés, n’importe qui peut remplacer n’importe quel ouvrier dans n’importe quel emploi, immédiatement sans conséquences'. Ford dans les années 1920, comme Schneider en 2024, s’est donc donné pour règle «  d’embaucher n’importe quel handicapé dans ses Esat » et recrute systématiquement les individus déchus physiquement et psychiquement. Pour comprendre ce type de phénomènes économiques, Céline renvoie à la lecture d’un 'livre remarquable', affirme-il, sur le problème ouvrier aux États-Unis, écrit par André Philip, alors professeur à la faculté de droit de Lyon, dont il ne précise pas le titre, mais qui paraît être l’ouvrage publié en 1927, préfacé par André Siegfried, 'Le Problème ouvrier aux U.S.A.'  Dans cet essai, Philipp André met en lumière la "sympathie générale de la direction industrielle américaine pour les ouvriers tarés physiquement et mentalement."

"Comment expliquer une telle politique de recrutement de la main-d’œuvre ? » Demandait il y a quelques semaines Elise Lucet à Laurent Bataille dans un salon de l'industrie parisien. Ce choix de Schneider peut s'expliquer par le fait que depuis la révolution industrielle, toute entreprise moderne a intérêt à rechercher 'une main-d’œuvre stable et qui se résigne mieux qu’une autre plus éveillée, au rôle extrêmement limité qui lui est réservé dans l’industrie moderne'. Dans son roman, l’auteur critique le processus d'examen médical et l'affectation aléatoire des emplois, tout en soulignant l'indifférence de la direction face aux accidents du travail et l'absence d'assurances maladie et vieillesse, justifiées par des arguments spécifiques à la culture américaine. On retrouve cette critique dans l’ESAT grenoblois où s’est rendu Thibaud le journaliste de Cash Investigation. Les chefs de l’atelier portent en effet peu d’importance aux troubles musculosquelettiques développés par les travailleurs handicapés, en effectuant des tâches répétitives similaires à celles que font les acteurs du film de Charlie Chaplin dans les années 30. Pour rappel, Les Temps modernes sort au cinéma en 1936. Nous sommes en 2024. 

De Charlot à Chaplin - Les Temps Modernes © Films Annonces

Quelle évolution depuis 100 ans ? 

Dans son roman Voyage Au Bout De La Nuit, Céline nous renseigne aussi, comme le font les journalistes de Cash Investigation avec l’entreprise Schneider, sur le service social tel qu’il fonctionne chez Ford. Pour l’écrivain, ce service a pour mission essentielle 'd’éviter le départ des ouvriers mécontents'. Il est soutenu par une direction inlassablement patiente, rappelant fortement le comité de direction de Schneider attendant 2024 avant de livrer ses nouvelles machines, selon les sources de la journaliste Élise Lucet. Mais cette patience de Laurent Bataille repose sur une unique préoccupation : le 'calcul d’une sage utilisation du matériel humain' de Schneider, et des prix Inclusion qu’ils pourront remporter en sous-traitant leurs travaux à des ESAT. Comme les journalistes de Cash en 2024 avec Schneider, Céline observe qu’il n’existe ni assurance-maladie ni assurance-vieillesse dans le système Ford. Les explications qu’il en donne ne manquent pas d’originalité. Le romancier dit: " Il y a trois arguments à l’inutilité des assurances-maladies : la "morale sociale" américaine exige que l’homme, même malade, soit responsable de son entretien ; la philanthropie patronale serait suspectée de bolchevisme ; enfin, les malades les plus atteints trouvent toujours un emploi à l’usine." Quant à l’absence d’assurance-vieillesse, elle relève selon Céline d’explications voisines : " La vieillesse", affirme-il, "n’est pas un facteur d’invalidité chez Ford'. En 2024, l’assurance-vieillesse n’est toujours pas proposée aux travailleurs handicapés de l’Esat grenoblois appartenant à Schneider.

"Les ouvriers de tous les pays du monde ne vivent jamais vieux"

Ces observations de Céline sur la politique de l’emploi des usines Ford, sont des commentaires non dénués d’à-propos rappelant fortement ceux des journalistes de Cash. Les ESAT, établissements médico-sociaux, d’Amiens et de Grenoble où Élise Lucet s’est rendue, sont de plus en plus gérés selon des logiques de petites et moyennes entreprises (PME), éloignant leur mission première d'insertion sociale. " Certains ESAT sont plutôt gérés comme des PME," fit remarquer Elise Lucet à la ministre du Handicap, lors d’un entretien, en lui précisant que 'c’est tout bénéfice pour les entreprises' et de leurs politiques d'hygiène sociale, sur lesquelles Céline s’était déjà penché, comme beaucoup de médecins s'identifiant au courant hygiéniste. Dans un article paru avant Voyage Au bout De La Nuit, qui remportera le prix Renaudot en 1932, Céline plaidait pour que l’on : 'Considérer l’état de santé et de maladie en fonction du facteur travail', telle lui paraît être l’attitude vraiment sage de Céline, sa grande idée pouvant se résumer ainsi : permettre aux handicapés physiques d’être employés à des travaux faciles que la mécanisation rend nombreux en France, encore en 2024, grâce aux partenariats mis en place par les entreprises comme ceux d’Amiens ou de Grenoble. Selon Céline, une telle politique "évite les gaspillages d’une hygiène sociale académique", ne vivant que 'd’adaptation et d’impression', et décharge la communauté de la coûteuse prise en charge d’individus parfaitement utilisables. La bonne solution serait donc d'‘essayer d’améliorer la santé publique et l’état des malades au moment du travail et indirectement par les latitudes que donne le travail bien organisé par l’usine moderne. Enfin, si la démarche intellectuelle de Schneider et la ministre du handicap avec Les ESAT est intéressante, cette stratégie économico-sociologique reste bien superficielle.  

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