Electricité d'Etat, non merci!
Le niveau atteint par les prix de l’électricité sur le marché a conduit l’Etat à intervenir pour que le budget des ménages ne soit pas trop impacté, cette année au moins. Le prix de l’électricité augmente de 35 % sur le marché mais la hausse sera limitée à 4%. C’est promis ! Pour y parvenir, l’Etat oblige EDF (entreprise qu’il détient à 80%) à livrer aux fournisseurs concurrents un volume plus important de l’électricité issue des centrales nucléaires. On parle d’un surplus de 20 TWh, qui s’ajoutent aux 100 TWh livrés annuellement. Cette électricité sera vendue au prix régulé de 46,2€/MWh alors que le MWh a pu s’échanger récemment sur le marché jusqu’à 600 €.
La tension sur le marché de l’électricité et les dernières mesures prises par l’Etat ravivent un débat sur les choix qui ont orienté le système énergétique français depuis deux décennies. C’est l’occasion pour certains responsables politiques de redire que le libéralisme européen devant lequel l’Etat français a dû plier (malgré le référendum de 2005 !) est a priori coupable.
Le libéralisme a plein de défauts, et il ne s’agit surtout pas ici de l’ériger en modèle, mais en faire la critique ne nous exempte pas d’expliquer sérieusement et prudemment comment les choses pourraient ou devraient fonctionner. Ce n’est pas vraiment ce que font les thuriféraires de la filière électro-nucléaire française.
Boostés par la labellisation du nucléaire comme « énergie de transition », utile pour lutter contre le changement climatique, ils s’en donnent à cœur joie sur les réseaux sociaux et dans les médias. Leur slogan de ralliement : nous n’en serions pas là, si nous avions continué à confier la production, la distribution et la fourniture électrique à notre opérateur national et public, EDF.
Toutes les évolutions récentes (ouverture du marché à d’autres fournisseurs, production d’énergie renouvelable décentralisée, régulation par des instances indépendantes du gouvernement) ont eu le tort, selon eux, de miner ce qui faisait notre force et que le rétroviseur nous présente sous des aspects appropriés en pleine campagne présidentielle : souveraineté, indépendance, sécurité d’approvisionnement, service public, électricité bon marché, fleuron industriel, planification étatique.
Ce discours techno/pro-nucléaire/ centralisateur qui vole au secours d’EDF mobilise des leviers rhétoriques qui le rendent aussi insupportable que n’importe quelle propagande. On ne peut contester les données qui lui servent de caution factuelle partielle.
Oui, l’électricité d’origine nucléaire est très peu carbonée. Oui, au regard de notre train de vie énergétique, nous sommes dépendants, et pour des années encore, du socle de production, constant et régulier, qui nous est assuré par les centrales nucléaires. Mais, simultanément, on néglige avec beaucoup de mauvaise foi les faits embarrassants qui doivent aussi retenir l’attention : retards invraisemblables pris dans la construction de l’EPR de Flamanville (à rapprocher de l’urgence climatique), coûts multipliés par 10 (à rapprocher de la promesse d’une électricité bon marché), maintenance pour le moins mal « programmée » des 10 réacteurs aujourd’hui à l’arrêt (à rapprocher de l’éloge de la planification), gestion plus que problématique des déchets radioactifs.
On se lamente sur les pertes d’EDF, on accuse les fournisseurs alternatifs de s’enrichir sur le dos de notre EDF nationale, alors que nombre de ces entreprises récentes ont déjà mis la clef sous la porte ou craignent de ne pas pouvoir passer l’année.
Pour la défense de notre fleuron industriel, ce discours joue par ailleurs sur deux tableaux, qui sont, à vrai dire, le résultat des demi-mesures de l’Etat français dans le domaine de l’énergie. D’un côté, EDF est censée incarner une politique nationale, publique, capable de nous protéger des aléas du marché.
De l’autre, on déplore que EDF ait à se sacrifier pour ses concurrents, que sa rentabilité soit mise à mal par le mécanisme de l’ARENH (accès régulé à l’électricité nucléaire historique) et que son action perde des points en bourse.
Quelle est donc cette EDF que l’on veut sauver ?
Celle qui, dès la libéralisation des marchés, en a profité pour s’exporter à l’étranger ? Celle qui s’est construite comme une authentique holding en multipliant les filiales et qui a tout intérêt à pouvoir vendre l’électricité qu’elle produit, et qu’elle se réserve, au prix actuel du marché ? Ou bien, cherche-t-on à sanctuariser l’EDF dont on vante la vocation quasiment sociale en satisfaisant à bas prix les besoins électriques de la population française, tout en incitant aux économies d’énergie ? Mais dans ce cas, pourquoi se soucier des pertes, de la rentabilité, de la bourse, et des concurrents – puisqu’au nom de l’intérêt général et de l’intérêt supérieur de la nation, l’Etat, et les citoyens-consommateurs, paieront « quoi qu’il en coûte ».
Il est probable que les précédentes critiques seront balayées d’un revers d’opinion par tous ceux qui ont réponse à tout dès qu’il s’agit du nucléaire ou de la défense d’EDF. Le principal reproche qu’il faut adresser à leur propagande est toutefois de commencer par ne rien dire des problèmes qu’il s’agirait pourtant de commencer par poser si on veut réellement parler de l’avenir du système énergétique.
Qu’on nous explique en effet en quoi l’électricité relève d’un service public !
Qu’on nous explique du même coup de quel service et de quel public on parle !
Qu’on nous montre en quoi l’électricité n’est pas une marchandise comme une autre – mais un bien commun comme on l’entend désormais ! Qu’on nous permette de comprendre comment l’Etat peut à la fois miser sur une politique de l’offre d’électricité (répondre aux besoins grâce à une production industrielle) et invoquer la nécessité d’économiser l’énergie.
Ces questions semblent être superflues parce qu’elles ont déjà « une fois » obtenu leurs réponses. Et c’est bien le problème politique et philosophique que posent défense et éloge actuels tant de la filière électro-nucléaire que de EDF. On nous parle en effet d’une EDF, service public, opérateur national intégré, comme si cette référence historique suffisait encore à exemplifier les notions de public, de service public, d’intérêt général, de régulation.
En dépit de la littérature existante à ce sujet, on oublie donc du même coup de rappeler que la création de l’opérateur national de l’électricité est associée au contexte historique de l’après-guerre, qu’elle s’est traduite par la disparition des nombreuses régies locales qui assuraient auparavant tout autant un service public de la production et de la distribution de l’électricité. Que cet opérateur national ait joué un grand rôle dans le développement économique et politique de la France des trente glorieuses, il faut bien l’avoir à l’esprit pour constater précisément que notre situation n’est plus celle-ci.
Qui voudrait aujourd’hui d’un service public de l’électricité qui répéterait ce que nous avons connu dans l’histoire, à savoir une production industrielle centralisée assortie d’un monopole de la distribution et de la fourniture ?
N’oublions pas qu’il n’y a pas si longtemps encore il était interdit de produire de l’électricité pour son propre compte. Qu’en pensent tous les particuliers qui ont mis des panneaux photovoltaïques sur le toit de leur maison ? Qu’en pensent les collectivités et les entreprises qui ont développé des stratégies d’autoconsommation et qui font preuve d’inventivité dans ce domaine ?
Il est probable que ces acteurs n’ont pas encore de réponse claire à cette question (pourquoi donc se préoccuper de la production de l’électricité ou de l’énergie que je consomme « alors qu’il y a EDF » ?). Mais c’est bien ce qui fait l’intérêt de la situation et qui doit nous inciter à repousser le couvercle « service public-national-centralisé » dont certains voudraient la recouvrir.
Le philosophe américain John Dewey expliquait que l’Etat et ses agences ont pour fonction de protéger l’intérêt commun autour duquel « un public » se constitue. Il expliquait aussi que l’Etat, qui naît pourtant toujours d’une configuration particulière, a tendance à oublier l’intérêt commun dont il tire sa justification. L’Etat tend donc à s’accaparer la référence au public comme s’il en était le principe. Ce qui est vrai de l’Etat l’est encore plus d’un opérateur national comme EDF.
Il n’y a aucune raison de croire que cette entreprise, quoi qu’on dise d’elle, représente la seule version d’une structure au service d’un public dans le domaine de l’électricité. Il est plus raisonnable et plus intéressant de penser que l’électricité et que les enjeux énergétiques en général « attendent » encore leurs publics. Plutôt que d’incriminer le marché et de se lamenter sur les torts qu’on fait subir à EDF, il convient aujourd’hui de faire émerger ces intérêts communs qui donneront lieu à de nouveaux publics.
C’est à quoi travaillent déjà localement des collectivités mais aussi de jeunes entreprises prometteuses.
Philippe Eon, philosophe, auteur de L’énergie, une pierre de touche philosophique, Essai sur la dépendance énergétique, Presses de l’Université Laval, 2021.