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Il y a des livres qui nous marquent à jamais. Plus encore, qui nous font rêver à un destin.
Le livre de l'intranquillité l’a été pour moi. Je le découvre à 18 ans, l'âge curieux où tout s'expérimente. L'âge aussi de la rébellion où on envoie toute notre docilité lycéenne valser.
C’est par l’intermédiaire d’un professeur de culture générale, à qui je ne rendrais jamais assez hommage, que je me suis ouvert à ce livre. Il prononça au détour d’un cours un nom d’auteur qui, en moi, sonnait juste. Pessoa, avait-il dit, insouciant. Ce nom retentissait comme un appel à sortir de ma torpeur matinale. Je me mets machinalement en action. Je tapotais avec frénésie sur mon téléphone. Voulant donner un visage à ce qui n’était qu’un nom.
Fernando Pessoa est le nom complet de cet écrivain dont je ne pressentais pas encore l’influence sur moi. Il avait cet air détaché de l’homme de lettres, une moustache bien taillée et comble de l’horreur des lunettes percée ronde.
Ce regard las, qui contrastait avec toutes mes lectures du moment, car à 18 ans, on se rêve un peu en révolutionnaire. Fernando Pessoa avait tout du notable de province, propre sur lui et perché dans un confort bourgeois.
Pourtant, en me plongeant dans sa bibliographie, un livre a attiré mon attention : le banquier anarchiste. Oxymorique, ce livre avait tout pour attiser l'intérêt du jeune de 18 ans qui cherchait à avoir des lectures ésotériques.
Je me le procure la même semaine. À ma grande surprise, le livre ne dépasse pas les 100 pages. Idéal pour m’y plonger rapidement.
À la confusion de l’oxymore du titre : le banquier anarchiste, se substitue, à travers les pages, un ton plus direct. Celui de l’insoluble problème de l’inégalité. Le vrai péché originel dont souffrent exploiteurs et exploités. Une typologie que Fernando Pessoa s'emploiera à rendre obsolète, plus encore : stérile. Si l’identité humaine est chose fragile, elle a tendance à s'illusionner de sa force en se constituant des prédicats. Des phrases comme je suis intelligent, je suis généreux ou pour les plus honnêtes : je suis perdue et je suis triste, ne font que perpétuer le règne de cette illusion.
En somme, être un banquier anarchiste, c'est-à-dire un oxymore, une contradiction qu’aucune dialectique ne peut dépasser, est le propre du destin humain.
Et cette phrase de Fernando Pessoa dans ce petit ouvrage, ne fera que me conforter dans l’idée que derrière l’apparence du comptable, il y avait un masque.
“Détruisez tous les capitalistes du monde, sans détruire le capital. Le lendemain, le capital, déjà passé en d'autres mains, perpétuera sa tyrannie à travers ses nouveaux détenteurs. Détruisez non pas les capitalistes, mais le capital. Combien de capitalistes restera-t-il ?”
Comme son banquier anarchiste, Pessoa avance masqué. Se constituant une apparence de circonstance pour ses semblables, c’est la nuit que ses névroses de graphomane assiègent ses pages blanches. Il s'emploiera toute sa vie à écrire pour rendre son “je” diffus, introuvable. Ses textes sont signés de noms différents. Personnages de fictions, qui hantent son imaginaire schizophrénique. En effet, Alberto Caiero, Ricardo Reis, Alvaro de Campos, Bernardo Soares, seront tous des noms d’emprunt à laquelle il donnera la consistance d’hommes de chair. Chacun avec sa philosophie propre, ses contradictions, les fragilités qui font leur humanité.
Ainsi, c’est de toute l’anthropologie que se saisit Pessoa, à rebours des conventions. Si Spinoza affirmait, contre Descartes : “L’homme n’est pas un empire dans un empire”.
Pessoa ou l’une de ses identités rétorque :
« Nombreux sont ceux qui vivent en nous ;
Si je pense, si je ressens, j’ignore
Qui est celui qui pense, qui ressent.
Je suis seulement le lieu
Où l’on pense, où l’on ressent… »
Avec Pessoa, l’homme n’est plus maître et possesseur de la nature. Il est ce "Je" qui se refuse à la consistance. Ce “Je” intranquille.
Il fera de ce sentiment négatif, un précepte pour se prémunir des illusions. Le livre de l'intranquillité signé Bernardo Soares deviendra un rempart à l’aigreur des vaincus et à l’enthousiasme des vainqueurs.
Dans ce livre, Bernardo Soares, modeste employé de bureau à la vie insignifiante, note ses états d'âmes dans un carnet. Ce carnet deviendra la cathédrale des inadaptés à vivre.
De ces vainqueurs qui ne gagnent jamais. Tout simplement, parce que gagner sa vie, c'est déjà y croire. Pessoa à travers Soares propose autre chose, une ligne de fuite vers le renouvellement perpétuel.
“De même que nous lavons notre corps, nous devrions laver notre destin, changer de vie comme nous changeons de linge.”
C’est à cette invitation qu'appellent de ses vœux Fernando Pessoa ou Bernardo Soares peu importe. Une invitation à déserter l’ordinaire du quotidien. Il prit son exhortation à délaisser la vie, au pied de la lettre. Il sera emporté, discrètement, par l'ivresse.
Il s'éclipsa comme un mythe emporté par le déclin. Comme un secret trahi par les clameurs de la foule. Pourtant, une de ces questions n’en finit pas de hanter nos certitudes : “Peut-être ne suis-je que le rêve de ce Quelqu'un qui n'existe pas… ”