
Sur les cimes de Sils Maria, un homme, ivre de philosophie, proclamait la mort de Dieu.
Le cadre s’y prête : À 1800 mètres d’altitudes, croyant côtoyer les cieux, l’homme se met à tutoyer le divin.

Pourtant, plus qu’un acte mégalomane, cette déclaration se voulait pleine d’espoir. Selon Nietzsche, en tuant dieu, l’humanité pourrait enfin se rendre maîtresse de son destin.
Sans autorité supérieure, l’Homme n’obéira plus qu’aux injonctions de sa liberté. À la tentation du nihilisme, qui s’était emparé de la civilisation occidentale, Nietzsche oppose celle, bien plus précieuse, de croire en soi.
Toutefois, dans quelle mesure croire en soi, ne deviendrait pas un acte qui verserait dans la dévotion monothéiste.
En d’autres termes, n’y’a-t-il pas chez l’être humain cet éternel retour de l’adoration. Et si la religion, comme opium des peuples, n’était pas tant l’invention d’élites prédatrices, mais un besoin dont se réclament l’homme du quotidien en nous ?
Ces questions ont longtemps été débattues par les théologiens. Des voix discordantes se sont jointes à un chœur dont ne restait qu’un point d’interrogation grinçant et un long silence.
Ce mutisme coupable d’une humanité qui défend ce dont elle ne peut répondre. La question lancinante d’un monde de souffrance créé par le grand dessein d’un Dieu aimant.
La tension de ce paradoxe atteint son zénith au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Auschwitz avait eu lieu, le monde ne serait jamais plus le même.
À ce moment-là : un spectre s’était abattu sur l’Europe sans jamais finir de le tourmenter : la barbarie.
Au lendemain de l’innommable, toute tentative de rendre compte de ce mal dont souffrait l’Europe était frappé de nullité. Écrire un poème après Auschwitz est barbare, écrivait Adorno.
Pourtant, un homme s’emploiera à écrire la Shoah. Paul Celan écrira des poèmes en langue allemande, pour confisquer aux bourreaux le privilège de la tragédie.
Un homme ira bien plus loin. En 1984, Hans Jonas prononcera lors d’une conférence un texte qui fera date. Le concept de Dieu après Auschwitz.

Jonas se livre à une remise en question du concept de Dieu. Pour lui, après la Shoah, tout silence est une compromission. La tragédie qu’a connue l’Europe oblige à faire table rase des prédicats divins qui ont longtemps fait autorité.
Comment rendre compte du mal ? Comment concilier l'existence de Dieu avec l'horreur sans précédent qui s'est produite lors de l'extermination massive des Juifs par les nazis, leur inhumanité et leur violence ? Les fautes et les châtiments ne suffisent plus à expliquer l'existence du mal. Pourquoi Auschwitz ? Quel est le sens de ce massacre ? Pourquoi les Juifs ont-ils été exterminés ?
Autant de questions qui tracent un labyrinthe spéculatif. Un dédale d’interrogations dont une question persiste : « Qui est ce Dieu qui a pu laisser cela se produire ? »
L’athée répondra, un peu hâtif, que c’est bien là la preuve que Dieu n’existe pas, que ce n’est qu’une chimère. Hans Jonas ne peut se livrer à une telle facilité et c’est toute la profondeur de ce texte. Jonas est un croyant, un homme pieux qui cherche à résoudre cette énigme insoluble. Dans la lignée de Leibniz et de sa théodicée qui cherche à concilier l'existence du mal et la perfection de l'univers, Jonas s’efforce de sauver Dieu en le mettant face au mal du monde.
Situation épineuse, tant la spiritualité juive, contrairement au christianisme, pense le monde comme le lieu de Dieu et non un espace transitoire vers un Éden où l’humanité se verra réparer de la souffrance de l’existence terrestre.
Comment, dès lors, concilier la croyance en un Dieu bon et tout-puissant avec la réalité du mal absolu ? Cette question est au cœur de la théodicée de Jonas, une question sans réponse facile, mais qui mérite d'être posée.
Pour Jonas, la création du monde par Dieu repose sur un acte de renoncement de sa toute-puissance. En effet, en se dépouillant ainsi de sa toute-puissance, Dieu se retrouve dépourvu de toute capacité de donner davantage. Dès lors, il appartient à l'homme de prendre le relais, en veillant à ce que le monde ne soit pas corrompu par des actes qui causeraient à Dieu des regrets, indépendamment de la volonté de l'homme.
En renversant ainsi la relation traditionnelle entre Dieu et l'homme, Jonas accorde une place prépondérante à la liberté et à la responsabilité humaines. En effet, l'homme est désormais l'acteur principal de la préservation du monde et de sa propre destinée, appelé à agir avec prudence et sagesse pour éviter les erreurs fatales qui pourraient altérer l'œuvre de Dieu.
Ainsi, pour Jonas, le monde n'est pas un don arbitraire de Dieu à l'humanité, mais plutôt le fruit d'un sacrifice divin et d'un appel à la responsabilité humaine. Cette conception invite chaque être humain à se sentir responsable de l'état du monde et à agir en conséquence pour préserver cette création et en faire un lieu de vie digne de l'homme.
Des années plus tard, dans deux endroits différents, cette question tragique s’imposera comme une obsession dans les esprits.
Dans une petite rue mythique de Paris, une conférence se déroulait dans les amphis de L’école Normale Supérieur. Une conférence pour Khâgneux parmi tant d’autres, condamné à se retrouver dans les archives de l’école.
Pourtant, cette conférence fera un bruit dans les milieux universitaires parisiens tant son propos bousculer le discours philosophique classique sur la technologie.
Prononcée par un autodidacte de la philosophie, le propos ne pouvait se complaire dans le jargon universitaire parfois stérile.

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Mehdi Belhaj Kacem allait droit au but. Il spécule sur la possibilité que, dans l’esprit humain, se confonde Dieu avec la technologie même. De fait, la technoscience et Dieu répondent à la même attente : « Un horizon d’accumulation “totale” de tous les savoirs possibles ».
Dieu est « le concept d’une mémoire absolutisée », dit-il, qui, par le développement technoscientifique, est désormais en passe de devenir une réalité. L’homme devenu Dieu par le développement technoscientifique, ou encore la technoscience définie comme Dieu… Dans tous les cas, un changement radical s’opère au cœur même de notre humanité.
Loin de la grisaille parisienne, sous le soleil de la Baie de San Francisco, des hommes ambitieux s’emploieront à donner à ce cadre théorique, la consistance d’un projet défini.
Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google, est le chef de file d’un mouvement né à la Silicon Valley, le transhumanisme.

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Les plus acharnés se nomment eux-mêmes “Singulatarians” et espèrent que leur esprit fusionnera un jour avec celui des ordinateurs, ce qui leur permettra de vivre éternellement. Selon Ray Kurzweil, l'un des leaders de ce mouvement, "à terme, nous serons capables d'étendre nos facultés naturelles en fusionnant avec notre technologie".
À la question Dieu existe-t-il ? Il répond 'Pas encore.'
Ainsi, Kurzweil prédit que la singularité technologique - le moment crucial où les machines deviennent plus intelligentes que les humains - se produira de notre vivant.
Une prédiction qui prend la tournure d’une prophétie. Avec l’avènement de Chat GPT et la démocratisation de l’IA générative, l’humanité s’est procuré l’extase de l’expérience métaphysique sans la mystification religieuse. Rentrer en contact et en conversation avec quelque chose qui semble posséder une intelligence surhumaine.
Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle religion ?
Si de nouvelles religions fondées sur l'IA voient le jour, elles seront différentes des religions traditionnelles. Tout d'abord, les gens pourront communiquer directement avec la divinité, au quotidien. Cela signifie que ces religions seront moins hiérarchisées, puisque personne ne pourra revendiquer un accès spécial à la sagesse divine.
L’avenir dépend de la capacité de l’humanité à être meilleure que les dieux qu’elle sanctuarise. Peut-être que l’illuminé de Sils-Maria avait tort. Dieu n’est pas mort. Dieu est l’Immortel.