Lis-moi

« Toi qui fais un pas hésitant vers moi et qui déjà recules, je sens bien ta peur, j’en reconnais l’odeur si familière. Moi aussi j’ai peur, de ta propre peur. Que redoutes-tu passant qui ne sera jamais passeur ? Crains-tu que trop de lumière, jaillie de mes profondeurs, ne t’aveugle ? Tu redoutes peut-être ma parole singulière, qui pour toi ne vaudrait que plurielle. Tu n’oses affronter ma solitude que je porte fièrement quand la tienne est savamment fondue dans la multitude. Tu ne me reconnais pas. Tu me trouves étrange. Tu ne vois aucune étiquette épinglée à ma peau de cuir tannée par les siècles et qui t’indiquerait, pour mieux te rassurer – ou mieux te duper – ce que je vaux. Ô ami ignorant ! Apprends que je suis fait de la sève des arbres et du sang des hommes. Je t’en prie, avance plus près, tu verras dans mes plis les traces des larmes du monde, et là plus sombres, les traces de tous les incendies que j’ai traversés. J’ai connu la barbarie des hommes, j’ai subi leur folie, et porté, malgré moi, tous leurs crimes. Eux aussi avaient peur. La peur est mauvaise conseillère, le sais-tu ? À cause d’elle, on m’a brûlé tant de fois sur des places publiques, on m’a bâillonné tant de fois pour que je ne délivre pas mon chant unique. Je suis pourtant le témoin premier du monde, je suis ce vieux peuple dont la rumeur te parvient encore, je suis la musique des origines, mais aussi la danse des Derviches qui tournent pour toi, jusqu’au vertige, les pages encore vierges d’un monde à venir. N’aie pas peur, je ne suis pas ton ennemi, mais ma vieille carapace est si lourde du poids de mes secrets, je t’en prie, avance encore un peu, délivre-moi, effeuille-moi, lis-moi… »