
Ô serviteur du corps ! Combien t’emploies-tu à le servir
Et demandes-tu du gain là ou il y a perte
Occupe-toi donc de ton âme et persévère à parfaire
son bonheur
Car c’est par l’esprit, non par le corps,
Que tu es homme.
Abû l-Fath al-Bustî (971-1010)
Poète arabe d’origine persane.
Depuis la nuit des temps et dans toutes les religions – y compris le bouddhisme ! – le corps des femmes a été un objet à la fois de désir et de rejet, de convoitise et de répulsion, suscitant toutes les peurs en même temps que tous les fantasmes. Aujourd’hui encore, au 21ème siècle, partout dans le monde des femmes sont brûlées, mutilées, excisées, enterrées vivantes, bâillonnées, emburkanées, grillagées, séquestrées, lapidées, vendues, répudiées, vitriolées, violées, niées, déshumanisées. En Europe, la lutte des féministes, commencée dès l’antiquité, a pris son ampleur dans les années 60-70 où elles ont gagné, à la faveur d’une révolution sociale, le droit de disposer de leur corps grâce à la contraception et à la l’avortement légalisés. Mais si elles ont obtenu, en théorie, l’égalité en droits avec les hommes, et si elles sont enfin reconnues comme sujets à part entière, elles continuent d’être perçues comme des objets à travers le prisme d’une société patriarcale inamovible et universelle, que ce soit dans les domaines social, culturel, politique, religieux ou économique. Dans l’inconscient collectif masculin, la femme reste l’éternelle ennemie, l’éternel féminin.
L’arrivée d’une nouvelle génération de femmes françaises issues de l’immigration, celles qu’on a toujours appelées « beurettes » et qui revendiquent aujourd’hui leur identité religieuse, la seule peut-être qu’on leur ait laissée, bouleverse la donne en redéfinissant la place de la femme dans l’espace public et interroge tous les acquis de leurs aînées. « Notre burkini vaut bien votre string ! » nous crient-elles avec l’aplomb de la jeunesse, sans savoir que le burkini comme le string sont tissés dans la même trame par des petites mains d’Asie ou d’Afrique, des continents ravagés par la misère que des grandes marques de prêt-à-porter exploitent à moindre coût. Elles ne savent pas encore qu’elles sont tombées dans la gueule du loup, dans le piège de ce capitalisme occidental outrancier que leur religion a toujours dénoncé. D’autant plus que le chiffre d’affaires faramineux de ces grandes marques qui ont flairé dans la communauté musulmane, principalement féminine, un potentiel des plus lucratifs en lançant la « modest fashion », la mode de la pudeur, allié à celui qu’engendre le pèlerinage à la Mecque en Arabie Saoudite tous les ans, suffirait amplement à enrayer la famine dans le monde. N’est-ce pas cela la vrai vocation de l’islam (comme des autres religions), faire le bien autour de soi et en soi, aider les nécessiteux et vivre ensemble en harmonie ? On en est encore loin.
Elles ne savent pas non plus, ces suffragettes d'un Islam dévoyé et folklorisé, que leur corps est devenu une marchandise pour ces enseignes de prêt-à-porter, en même temps qu’un objet de propagande pour une poignée de fondamentalistes qui les utilisent - en braves petits soldats de l’ombre qu’elles sont - pour mieux véhiculer leurs dogmes criminels. Un exemple de cette manipulation pernicieuse se trouve dans une de ces publicités vantant le dernier modèle d’une voiture associée à une femme à moitié dénudée et bâillonnée (et donc à la fois voilée et dévoilée, soumise et libertine, sacrée et interdite) opération marketing qui consiste à s’attirer les futurs consommateurs en libérant tous leurs fantasmes. Le message est clair qui dit : « pour le prix d’une voiture vous gagnez une femme ! » La démarche est la même chez les fondamentalistes : « pour un attentat vous gagnez 70 vierges, 70 épouses et le bonheur éternel ! » Dans tous les cas, le corps de la femme est une plus-value attractive.
Le corps de la femme occidentale - et maintenant celui de la femme musulmane qui vient de faire son entrée dans cette vaste braderie - est régi par le monde de la publicité et de la mode, ces hautes sphères masculines où l’on décide des canons de beauté et de leur valeur marchande. Cette marchandisation du corps de la femme n’est pas sans conséquences. Certaines femmes, par exemple, évitent d’aller à la piscine, ou à la plage, car elles sont persuadées, à tort, que leur corps ne correspond pas aux normes de beauté en vigueur et que c'est le lieu où elles seront forcément raillées, jugées sur pièce. Des adolescentes qui veulent ressembler aux mannequins filiformes des magasines, se mettent chaque jour en danger en s’imposant des régimes draconiens, alternant anorexie et boulimie. Tout ceci relève de la maltraitance. Maltraitance aussi quand en plein été caniculaire, des femmes sont recouvertes de plusieurs couches de tissus épais et sombres, de la tête aux pieds et qu’à leurs côtés, contraste frôlant le burlesque, leur mari se pavane en tongs, short et débardeur. Maltraitance quand des jeunes filles affichant crânement ce maillot de bains 3 pièces estampillé "islamique", signé Marks & Spencer, qui recouvre tout leur corps et qui le prive ainsi de la précieuse vitamine D, nécessaire à la fixation du calcium sur les os et que le soleil leur offre gratuitement. Maltraitance quand fermente dans ces mêmes tissus un véritable nid microbien formé par l’humidité et la chaleur combinées. Maltraitance encore quand ces tissus lourds et amples, imbibés d'eau, entravent leurs mouvements et augmentent les risques de noyade.
« Notre burkini vaut bien votre string ! » Au fond, les femmes musulmanes comme les femmes non-musulmanes nous disent la même chose, qu'elles subissent toutes les deux un système patriarcal et mercantile qu'elles rejettent, mais que les premières n'arrivent pas encore à formuler car trop centrées sur l'affirmation identitaire ; elles ne font que déplacer le problème, mais le problème reste le même. En tout cas, ce n'est pas les unes contre les autres mais les unes avec les autres qu’elles doivent se battre pour relever ce même défi à venir : se réapproprier et réhabiliter leur corps confisqué, l’affranchir de toutes les entraves, de tous les diktats imposés par les hommes. Elles doivent retrouver un corps libre de ses mouvements et dont elles n’auraient plus honte. Un corps à soi, juste pour soi.