A ma sœur juive
C'est une "Musulmane" qui s'adresse à toi, puisque c'est ainsi qu'on me nomme désormais, et tout comme toi assignée à ma seule religion. Comme si Musulmans et Juifs étaient deux blocs monolithiques se dressant face à face sans jamais se rejoindre. Aucune nuance dans ce marbre figé, aucune brèche où s’engouffreraient une bienheureuse diversité, une possible fraternité. On voudrait nous essentialiser toi et moi pour mieux nous diviser, pour encore nous séparer quand pourtant tout nous rapproche historiquement et culturellement. De la Reconquista d’Isabelle de Castille en Espagne, qui a persécuté Juifs et Musulmans, au code de l’indigénat avec son versatile décret Crémieux, jusqu’à la guerre d’indépendance algérienne, nous avons été ensemble, toi et moi. Sais-tu que les berbères du Maghreb ont été juifs et chrétiens bien avant d’être musulmans. Tu vois nous avons beaucoup en commun bien au-delà de nos religions respectives et des turbulences de l’Histoire.
Pourtant l’Histoire a aussi ses mensonges, ses dénis, ses failles, ses crimes et ses narratifs falsifiés ou occultés selon les intérêts des uns et des autres.
La Shoah n’est pas née au Maghreb ou au Moyen-Orient mais bien au cœur d’une Europe dite « civilisée » et démocratique qui a pourtant commis l’innommable.
Après la guerre de libération, on t’a dis qu’il existait une terre promise pour t’y accueillir. « Une terre sans peuple » pour « un peuple sans terre » : la Palestine. On t’a menti. Sur cette terre sainte vivaient ensemble Juifs, Musulmans et Chrétiens, des Palestiniens qui étaient nés sur cette terre et ne l’avaient jamais quittée malgré l’occupation ottomane puis anglaise. On ne t’a pas dit que les Palestiniens (Musulmans et Chrétiens) ont été chassés de leur maisons et qu’on avait massacré ceux qui ne voulaient pas quitter leur terre. Et tout cela avec la bénédiction des empires coloniaux européens, trop contents de se dédouaner de leurs crimes envers les juifs par un autre crime envers un autre peuple. On ne t'a pas dit que ce désastre, cette catastrophe a pour nom Nakba.
On t’a dit que cette terre était la tienne et que c’était même écrit dans la Thora. On t’a dit que là-bas tu serais en sécurité pour toujours. On t’a menti. Cette nuit du 7 octobre, il n’y a eu personne pour te protéger. On ne t’a pas dit que tu ne serais jamais en sécurité à côté d’un peuple colonisé, privé de tout et déshumanisé dont on ne cesse de grignoter les terres, violant en toute impunité toutes les résolutions de l’ONU et du droit international.
On t'a dit alors qu'Israël, ton nouveau et jeune pays qui possède l'armée la plus puissante et "morale" du monde, allait te venger et récupérer tous les otages enlevés cette funeste nuit du 7 octobre. Et toi, dans ton immense douleur, dans cette peur atavique, venue de loin, cette peur qui occulte toute pensée cohérente, toute réflexion, tout sens critique, tu les as crus, aveuglément.
On t’a dit qu’il était juste et « moral » de répondre à la barbarie par une autre barbarie qui n’aurait plus de fin ni de limites. On t’a dit qu’il n’y avait pas de mal à jeter des bombes d’une tonne sur des enfants innocents, y compris des nourrissons puisque, t’ont-ils expliqué, même eux sont des terroristes. Et puis si les européens et les américains leurs envoyaient ces bombes, c’était bien pour en faire usage. Ils avaient leur autorisation.
On t’a menti. En opprimant tout un peuple, en le déshumanisant et en le réduisant à l'état de bête, (et même les bêtes sont mieux traitées) en niant son existence, sa culture, son histoire, jusqu’à son nom, c’est ta propre humanité qu’on a piétinée. C’est notre humanité à tous qui a été ébranlée.
On t’a toujours dit que le Palestinien-Musulman était ton ennemi. On t'a menti. Les palestiniens ne font que se rebeller contre une colonisation sauvage et inhumaine qui remonde à bien plus loin que le 7 octobre.
On t’a dit que tous les musulmans du monde entier sont antisémites par essence puisqu’ils n’ont éprouvé aucune empathie pour les victimes du 7 octobre. On t'a menti.
Je veux te dire nos larmes et notre sidération, à nous « Musulmans », face aux images insoutenables de ce massacre. Je veux te dire notre double peine car on savait que la riposte israélienne à cette barbarie serait bien pire encore pour les civils palestiniens. Te dire aussi notre traumatisme, notre honte et nos larmes quand, le 19 mars 2012 à Toulouse, des enfants juifs ont été froidement exécutés par Mohamed Merra dans leur école juive Ozar Hatorah.
A chaque attentat sur le territoire français ou ailleurs, nous, Musulmans, retenons notre souffle, priant pour que ce ne soit pas un des nôtres qui l’ait commis et sentons déjà les regards accusateurs sur nous.
Dire que nous n’avons aucune empathie, c’est déjà nous exclure de la communauté humaine.
La majorité des Musulmans ne sont pas antisémites. Ils disent seulement leur indignation et leur solidarité envers un peuple palestinien colonisé et martyrisé depuis trop longtemps déjà et parce qu’ils ont eux-mêmes connu, pour la plupart, la colonisation avec la cruauté, la déshumanisation et les traumatismes qu’elle génère. Traumatismes transmis à leurs enfants, sans qu’ils n’en aient jamais parlé. Ceux-là ne sont pas contre Israël mais sont pour un état palestinien souverain, libre et reconnu, seul garant d’une paix durable pour les Palestiniens comme pour les Israéliens. Nous devons y croire, nous devons l’espérer.
Je te mentirais en te disant qu’il n’y a pas de problème avec l’islam politique dont les musulmans et surtout les musulmanes sont d’ailleurs les premières victimes. De tous bords, l’Islam est pris en otage. On le salit, l’instrumentalise, le diabolise à longueur de temps et c’est faire injure à tous les musulmans qui ne demande qu’à pratiquer leur foi dans la dignité et la paix sans être suspectés par les uns de potentiels terroristes et par d’autres de mécréants quand ils ne respectent pas suffisamment les consignes religieuses. Double peine. Quand cela s’arrêtera-t-il ?
Il y a aussi dans ce pays, en plus d'une parole raciste libérée et décomplexée, une instrumentalisation à outrance de l’antisémitisme qu’on dégaine pour tout et n’importe quoi et qui en perd tout son sens à force de répétition et d’étalage immondes. Un humoriste talentueux en a payé le prix fort. Le rire est pourtant le meilleur antidote pour supporter le pire. Où sont la liberté d'expression, le droit à la satire si caractéristique à la France, précieux garde-fous de nos démocraties fragiles ?
Pareil pour la Shoah utilisée comme une arme qu’on sait imparable, frappant d’infamie celui qui ose toute critique sur la politique génocidaire de Benyamin Netanyahou. La Shoah appartient au monde, à l'humanité et nous en sommes tous les gardiens. Elle oblige chacun de nous à un devoir d’humanité, et elle empêche que l'histoire se répète où que ce soit dans le monde. Voilà, elle oblige et empêche. Elle oblige à penser parfois contre soi-même et sa communauté. Elle empêche toute humiliation, déshumanisation, viols et tortures, déplacements massifs et famine organisée sur n’importe quel homme, femme et enfant. Toute vie est précieuse et une vie vaut une vie, qu’elle soit palestinienne ou israélienne. certains discours que j’entend sur « l’intentionnalité » qui justifierait ou non la mort d’un enfant me glace les sangs.
Je ne sais pas si Dieu existe (accordons-lui le bénéfice du doute et prions-le quand même, au cas où) mais je sais en revanche pour l’avoir vu en chair et en os que le diable existe. Il était présent ce dimanche 12 novembre 2023, au premier rang d’une grande manifestation contre l’antisémitisme. Une manifestation ou plutôt un grand Rassemblement National, il fallait bien ça pour couvrir le bruit des bombes sur gaza et celui, plus insidieux, des bottes brunes martelant ce jour-là les pavés de Paris.
Marine Le Pen est devenue tout à coup une personne honorable, adoubée par ceux-là mêmes qui la diabolisaient hier. Elle ne peut pas être antisémite puisqu’elle est pro-Israël dit-elle, confondant « état » et « peuple ». D’ailleurs, elle fustige avec un zèle presque suspect tous ceux qui ne le sont pas : les Arabes musulmans en premier lieu, ce qui n’est pas nouveau, (sait-elle que les Arabes sont aussi des sémites ?) et bien sûr le Nouveau Front Populaire car il défend les Arabes. On peut tout reprocher à Jean Luc Mélenchon, puisque c’est lui dont on parle, mais dire qu’il est antisémite (et pro-Hamas) est une accusation grave et injuste, d’ailleurs condamnable par la justice, tout comme la diffamation. Si ce n’est pas le cas, elle est juste infamante. L’antisémitisme et le racisme sont devenus des arguments électoraux crasses mais hélas puissants.
On te ment encore. Ne crois pas ceux qui te disent de voter pour elle. N’oublie pas de qui elle est la fille. Ne les laisse pas utiliser ta peur et ta souffrance qui sont aussi les miennes. Toutes les deux, on est sur le même bateau et ce n’est pas un bateau de croisière.
Je sais depuis longtemps que ma carte d'identité n'a jamais fait de moi une française à part entière et qu'on peut me la retirer à tout moment, qu'elle ne m'a pas donné plus facilement l'accès à l'emploi ou au logement et qu'il faut que je travaille deux fois plus pour deux fois moins tout en restant bien gentille et souriante. Je sais que ni toi ni moi ne sommes à l'abri d'un autre "décret Crémieux" qui nous renverra à notre statut d'indigène sans droits. L'histoire peut se répéter.
C'est ce monde moribond que nous voulons laisser à nos enfants ? Une planète vidée de toute sa sève par des hommes cupides à la vision courte, avides de pouvoir et sans cesse à l'affut de nouveaux profits ? Des racismes meurtriers, banalisés ? Des guerres injustes et sans fin ? Des génocides impunis jamais réparés ? Des famines et autres catastrophes?
Je vais te faire un aveu. Je suis contente que ma mère sois morte. Je ne supporterais pas de voir cette terreur insoutenable dans ses yeux face au triomphe d’une Marine Le Pen, quand elle esquissera ce sourire carnassier qui lui va si bien. Le sourire de la victoire. Le sourire de son père.
Alors pense à moi veux-tu, pense à nous, pense à nos enfants et à ce monde qu’on leur laissera avec d'incommensurables dettes, quand tu iras voter dimanche.
Je t’embrasse fraternellement