Les élections départementales viennent de s’achever. Alors que la crise est profonde, la société française menacée de fracture, voire d’implosion, et par conséquent toutes les conditions objectives réunies pour que se produise en France un élan vers une véritable politique de gauche, opposée à l’austérité, comme cela vient de se produire en Grèce avec Syriza et comme cela peut se produire demain en Espagne avec Podemos, le résultat du front de gauche à ces élections départementales fait apparaître un score médiocre de 6,09 % des votes exprimés (9 % selon le Parti de gauche). Paradoxalement, le vote ouvrier tend aujourd’hui à se reporter en partie sur le Front National. Tandis que le parti d’extrême droite a accru son audience et réussi aujourd’hui à s’ancrer dans le paysage politique d’une façon inédite, force est de constater que le Front de Gauche piétine. On peut avancer de nombreuses explications. L’une des causes majeures de cet échec relatif du Front de Gauche est indéniablement la confusion engendrée par le choix du Parti Communiste de signer des alliances avec le PS lors des élections municipales. Cela a rendu le message de rupture du Front de Gauche avec la politique dite « libérale » du PS parfaitement illisible. L’impossibilité jusqu’à présent d’un ralliement d’EELV à la ligne d’union du Front de Gauche et leur pitoyable participation au gouvernement de François Hollande au début du mandat de celui-ci ont également empêché l’émergence d’un regroupement fort et cohérent à la gauche du PS. La « droitisation » de l’électorat, due en partie au désenchantement causé par les politiques suivies par Hollande et Vals, ainsi qu’à divers facteurs sociologiques et idéologiques que l’on n’a pas le temps de développer ici, explique aussi les difficultés du Front de Gauche.
Jean-Luc Mélenchon propose depuis des années une analyse absolument limpide et convaincante des enjeux politiques, économiques et écologiques qu’il faut affronter. Mais force est de constater que ses propositions pertinentes et réalistes ne rencontrent pas l’écho que l’on aurait pu espérer. Je voudrais tenter de suggérer dans les lignes qui suivent que l’un des facteurs de cet échec est, hélas, à trouver dans une erreur politique de Jean-Luc Mélenchon lui-même, ce qui peut bien sûr apparaître quelque peu injuste. Mais c’est précisément parce que j’épouse depuis longtemps l’orientation générale proposée par Jean-Luc Mélenchon que je me permets cette contribution critique, non pour l’accabler, mais pour permettre, peut-être, un sursaut. Au risque de paraître naïf, je voudrais suggérer que l’attitude médiatique du leader du Parti de Gauche, et son dénigrement systématique des journalistes, pose une vraie question politique. De même que dans son dernier livre Jean-Luc Mélenchon rompt de façon audacieuse avec le dogme marxiste de la prééminence de la classe ouvrière dans la solution de la crise du système capitaliste et avance le concept de « peuple », je crois qu’il est temps d’intégrer dans l’analyse des difficultés qu’a la gauche à se constituer en tant que force alternative crédible la question de l’audibilité et de la réception de son discours. Qu’on le veuille ou non, nous vivons dans un monde où la communication revêt une importance primordiale. S’asseoir avec indifférence ou mépris sur cette réalité conduit à une impasse politique. Autrement dit, il me semble que les emportements de Jean-Luc Mélenchon contre les journalistes, ses colères et ses paroles méprisantes à l’égard de ses interlocuteurs à la radio comme sur les plateaux de télévision, ont joué un rôle désastreux dans la perception qu’a l’opinion publique de la ligne qu’il incarne : qu’on le déplore ou non, le caractère d’un leader de parti a une dimension politique.
Depuis des années, Jean-Luc Mélenchon attaque quasi-systématiquement les journalistes, n’hésitant pas à dénigrer le monde de la presse avec lequel il avoue avoir un rapport passionnel, à traiter tel journaliste de « facho », tel autre de « crétin », et à privilégier ce qu’il appelle une « stratégie de la conflictualité » afin de créer des vagues et que l’on parle de ses interventions en raison de leur véhémence. Il est assez intelligent pour qu’on puisse lui faire le crédit qu’il ne s’agit nullement de dérapages de sa part mais d’une méthode réfléchie. Ce serait, pense-t-il, le seul moyen de faire en sorte que l’on parle du Parti de Gauche et du Front de Gauche. Affichant ainsi une totale indépendance à l’égard du « pouvoir » médiatique, il affirmerait ainsi sa liberté de pensée, l’absence de toute connivence avec les rouages politico-médiatiques, et ce qu’il faut d’impertinence libertaire pour convaincre les auditeurs de la sincérité de sa réflexion critique à l’égard des formes convenues. À plusieurs reprises déjà, et comme d'autres certainement, je me suis permis de critiquer cette méthode dans des messages envoyés sur le blog de Jean-Luc Mélenchon, sans recevoir de réponse ni avoir pu observer de changement d’attitude.
Or quels sont en réalité les effets de ce comportement particulièrement excessif ? Le premier d’entre eux est que Jean-Luc Mélenchon s’est mis à dos toute une profession qui, fort légitimement, se sent systématiquement mise en cause et attaquée dans son intégrité professionnelle. Je ne suis pas en train de dire que la presse, la radio et la télévision sont au-dessus de tout reproche et je déplore bien souvent les dérapages de certains journalistes, en particulier leur manière de couper la parole aux personnes interrogées, la recherche de la petite phrase qui pourra être montée en épingle, ou la substitution à une analyse critique et synthétique d’un simple reportage au plus près de « l’homme de la rue », qui fait croire que l’impression subjective immédiate d’un simple citoyen aurait valeur de commentaire et d’explication. Ce n’est toutefois pas ce que Jean-Luc Mélenchon semble contester. Ce qu’il ne supporte pas, à l’évidence, c’est que les journalistes lui posent des questions sur les sujets qui font polémique (que cela soit fondé ou non). Il y voit la trace d’une hostilité particulière à son égard de la part des journalistes qui l’interrogent, alors que ces mêmes journalistes se comportent exactement de la même façon vis-à-vis de l’ensemble des personnalités politiques interviewées. On pourrait même avancer que le fait même que lesdits journalistes cherchent à mettre les personnalités politiques dans l’embarras, en soulignant leurs contradictions ou leurs incohérences, est une condition de la qualité de leur travail. Le rôle du journaliste politique n’est pas de permettre à tel ou tel acteur de la vie publique de développer ses propositions sous forme de monologue, mais de lui opposer des contre-arguments afin d’éclairer la position exprimée. Quand Jean-Luc Mélenchon s’en offusque, il fait un procès injuste à toute une corporation qui ne fait que son métier.
L’une des conséquences évidentes de cette attitude est que, las d’être insultés semaine après semaine, les journalistes qui reçoivent Jean-Luc Mélenchon sur leurs plateaux ont désormais à son égard non seulement une méfiance bien justifiée, mais aussi un dédain bien compréhensible. L’image du leader du Front de Gauche s’est peu à peu transformée en caricature – celle d’un colérique peu affable qui éructe devant les caméras, tel un Georges Marchais hier. On n’écoute plus ce qu’il a à dire, hélas, mais on attend le moment où il va se mettre en colère et insulter son vis-à-vis, en se plaignant qu’on ne lui pose pas les bonnes questions, qu’on n’écoute pas ses propositions et qu’on ne lui parle que de petites combines politiciennes, etc., alors qu’il ne tiendrait qu’à lui de dénoncer calmement ces mauvaises questions, de les balayer rapidement et de revenir à l’essentiel : nul besoin, pour cela, d’insulter les gens.
Mais au-delà de ce malaise superficiel, l’attitude en question pose une véritable question sur la place que Jean-Luc Mélenchon entend accorder à la presse. L’on se prend à imaginer ce que serait la liberté de la presse dans un état gouverné par lui. Son intolérance viscérale à l’encontre des journalistes peut légitimement faire craindre que si d’aventure le Front de gauche arrivait au pouvoir comme Syriza y est parvenu en Grèce, les pires réflexes de censure pourraient apparaître. La défense soutenue de Jean-Luc Mélenchon à l’égard des formes de gouvernance pour le moins autoritaires pratiquées par un Chavez ne plaident pas en faveur de son véritable attachement à la liberté d’expression démocratique, non plus que le soutien inattendu qu’il a apporté il y a peu à Poutine lors de l’assassinat de l’opposant Boris Nemtsov.
La question est donc hautement politique : cette attitude hautaine et grossière à l’égard de la presse est en parfaite contradiction avec les idéaux démocratiques qu’à juste titre, et avec brio, Jean-Luc Mélenchon défend par ailleurs. Cette attitude n’est pas compatible avec le mouvement pour une 6e république qui présuppose qu’on envisage d’écouter une multitude de points de vue, et non la seule doxa émanant de l’instance dirigeante qui a lancé l’initiative d’une telle démarche. Elle n’est pas compatible avec le respect de la nécessaire indépendance intellectuelle et idéologique des membres des professions de l’information, du savoir et de la connaissance – journalistes, mais aussi enseignants, chercheurs, artistes, écrivains – dont le champ d’exercice est précisément le doute critique, le questionnement, la contestation des idées toutes faites, et donc le libre exercice du débat contradictoire et le droit au désaccord intellectuel. On ne peut à la fois défendre un idéal humaniste (« l’humain d’abord ») et se permettre de traiter tous ceux qui ne partagent pas ses opinions d’imbéciles ou de complices des forces réactionnaires. On ne peut se revendiquer d’un idéal de justice, d’égalité et de démocratie et dans le même temps réagir comme un monarque ulcéré quand on est mis en cause dans un débat d’idées. Les ravages historiques du concept de dictature du prolétariat, au nom duquel le stalinisme a hélas pu s’installer et détruire durablement l’aspiration à un changement radical de système politique et économique, doivent nous enseigner qu’on ne peut pas, qu’on ne doit pas bafouer, ne serait-ce que transitoirement, les valeurs d’un idéal que l’on cherche à atteindre et à construire. La fin ne saurait justifier les moyens. Pas plus qu’on ne peut faire taire une opposition si l’on aspire vraiment à construire une démocratie, on ne saurait insulter les médias si l’on prétend construire une société garantissant la liberté d’opinion et de conscience. En insultant les journalistes, Jean-Luc Mélenchon insulte l’idée même de débat d’idées, de diversité d’opinions, de pluralisme des conceptions et des interprétations.
On pourrait dire que je pousse l’argument un peu loin. Or il suffit de parler autour de soi pour se rendre compte à quel point l’image de Jean-Luc Mélenchon, et donc de la ligne politique qu’il incarne, s’est sérieusement détériorée – à quel point nombre d’électeurs de gauche, écœurés par la politique menée par le PS et le gouvernement de François Hollande, rejette cependant l’axe ouvert par le Front de Gauche parce que les insultes permanentes proférées par Jean-Luc Mélenchon semblent grotesques et intolérables. Un idéal humaniste ne saurait aisément se réconcilier avec l’image d’un leader acariâtre, agressif, véhément et peu amène. Dans les luttes sociales et professionnelles, on a trop vu de ces militants, certes sincères et dévoués, mais si excessifs, si intolérants des opinions d’autrui, si emportés que, loin de rallier la majorité à leur cause, ils finissent par s’isoler et susciter méfiance et agacement. La lucidité remarquable de Jean-Luc Mélenchon sur la nécessaire liaison qu’il convient d’établir aujourd’hui entre les questions économiques, politiques et environnementales (le concept de révolution éco-socialiste, en un mot) mérite mieux que ses vitupérations emportées et néfastes à l’égard de la presse, des médias et de tous ses opposants politiques. On ne convainc pas par le mépris. Qu’il ait fini par se mettre à dos jusqu’à Médiapart à force de jugements à l’emporte-pièce laisse pantois : comment être assez aveugle pour se couper y compris de ses meilleurs alliés potentiels ? Comment ne pas voir que la tragédie de Charlie Hebdo doit nous enseigner une exigence de respect de la liberté d’opinion et d’expression des journalistes, et que les traiter de tous les noms met celles-ci en danger ? Comment ne pas comprendre que, stratégiquement, l’on gagnerait mille fois plus à gagner la sympathie de la presse, et, grâce à elle, la sympathie de l’opinion publique, qu’à essayer de faire la leçon aux journalistes en les traitant d’incapables ?
Tandis que Marine Le Pen a réussi à lisser l’image du Front National et à le transformer, en apparence, en un parti respectable – bien que toute son idéologie reste bien sûr aussi néfaste qu’auparavant – le Front de Gauche apparaît aujourd’hui incapable de représenter une alternative crédible à la « gauche » dénaturée incarnée par le PS. L’écart entre les analyses lucides proposées par Jean-Luc Mélenchon et Jacques Généreux et le déficit d’audience du Front de Gauche invite à réfléchir. Je ne dis pas que le caractère et l’attitude de Jean-Luc Mélenchon soient la seule cause de ce piétinement mais suis convaincu que le contrôle de l’image publique est un facteur crucial du succès politique dans une société hyper-médiatisée comme la nôtre. Négliger cette dimension et faire cavalier seul en pourfendant à l’envi tous ceux qui ne partagent pas le point de vue que l’on exprime revient à commettre une faute politique lourde de conséquences. Peut-être l’heure a-t-elle sonné d’un nécessaire renouvellement de la figure et de la voix qui portent le message du Front de Gauche. Si la contribution de Jean-Luc Mélenchon à l’analyse théorique de la situation et ses propositions d’action restent précieuses dans le débat politique d’aujourd’hui, son hégémonie au sein du Parti de Gauche et l’identification quasi-exclusive du Front de Gauche à sa seule personne, qui est marquée par ses emportements verbaux, finit paradoxalement par nuire à la dynamique qu’il a lui-même suscitée.
Pierre Dubois, Souvigny, 31 mars 2015.