Machette à la ceinture et énorme panier maintenu sur le dos grâce à une courroie passée sur son front, Gildardo siffle ses chiens et se dirige vers l'entrée du hameau que les paysans locaux appellent toujours centro de salud; même si, de centre de santé, il n'y en a plus depuis longtemps. L'aube pointe à peine et les braises du foyer refroidissent doucement. « Gil, n'oublie pas le petit déjeuner! », lui crie Morelia sa compagne qui finit d'empaqueter soigneusement dans des feuilles de bananier le pain quotidien: un peu de riz, du manioc et une banane plantain bouillis, le tout accompagné d'une tranche de viande salée.
« Je vais à la montagne. Toi, prends ton temps et bois un café! » me lance en riant Gildardo, répondant à mon regard interrogateur et ensommeillé... drôle de montagne que ce paysage de selva tropicale qui entoure le centro de salud. Pourtant, durant la dizaine d'heures de marche qu'il m'a fallu pour atteindre le petit hameau depuis le village de San José d'Apartadó, où s'arrête la piste routière, l'altitude s'est sensiblement élevée et nous avons dû franchir plusieurs cols. Sur ma carte, il est écrit: « chaîne de l'Abibe ». Cigarette au bec, Gildardo reviendra à midi, quelques-uns de ses champs désherbés et son panier débordant d'avocats sauvages.
« Ils t'ont montré la roquette qu'on a trouvée en labourant le champ de maïs?» m'interroge Gildardo. « Elle est toute rouillée; on l'a enterrée sous une souche pour éviter les accidents ». En bas au village de San José, les leaders de la communauté s'étaient montrés inquiets de la « conjoncture » du moment: nombreux mouvements de troupes militaires, multiplication d'accrochages sporadiques avec la guérilla....
« Ça fait un mois qu'on a demandé aux pouvoirs publics qu'il nous enlève cet engin. Ils ne sont jamais venus. Sûr que les militaires veulent nous accuser de l'avoir fabriquée nous-même, plutôt que de faire leur travail de déminage. C'est bien que tu restes un peu avec nous». Assis sous le kiosque en toit de palme dédié aux réunions communautaires, nous n'avons pas convenu de parler uniquement de « conjoncture » mais aussi d'une histoire plus ancienne. « C'est très important pour nous qu'elle puisse êtreécoutée là-bas dans ton pays et qu’on ne nous oublie pas ».
Cette histoire, c'est celle du « massacre de 2005 » où ont été torturées et assassinées des mains des militaires et des paramilitaires, huit personnes, dont trois enfants. Parmi elles, Luis Eduardo et Bellanira Guerra ainsi que leur fils de onze ans, Deiner exécutés ici même à l'entrée du centro de salud.
La communauté de paix dans la guerre
Gildardo est un jeune paysan, au grand nez aquilin et aux lèvres fines qui donnent à son visage une expression énergique et déterminée. Il est aussi une personne importante dans sa communauté, ce que l’on appelle ici sans hésitation un « leader ». Un mot bien particulier pour qui s’intéresse aux luttes sociales latino-américaines: à mesure que s’éclaire sa polysémie, il se découvre comme un concept très chargé culturellement qui nous dévoile peu à peu les clefs de compréhension du contexte tel qu'il apparaît aux Colombiens.
« Analyse », « lecture », « conjoncture », « discours », « clarté », « stratégie », « protection », les mots qui jaillissent de la bouche de Gildardo, lorsqu’il évoque Luis Eduardo, me donnent une idée de ce que ce dernier représentait pour sa communauté. « Il se levait toujours à quatre heure du matin pour écouter les infos; après les travaux agricoles, il se mettait à lire des livres d'histoire, de philosophie; il était très discipliné ». Ces qualificatifs m’expliquent aussi pourquoi le« massacre de 2005 » m’a toujours été présenté comme indissociablement lié à la personne de Luis Eduardo, à tel point que les autres victimes sont parfois mises au second plan face au souvenir du leader charismatique.
« Il était une autorité naturelle pour nous. C'était une personne qui ne se résignait pas à son sort. Quand il voyait le danger, de suite il pensait à comment la communauté pourrait s'en sortir ». Depuis huit années jusqu’au jour de sa mort, Luis Eduardo était le porte-parole de sa communauté face au gouvernement, à l’armée, à la communauté internationale. Il dénonçait publiquement les violations commises au nom de la guerre opposant le gouvernement aux Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC-EP), guérilla d’obédience marxiste-léniniste très active dans la zone. Sa proposition: le respect de la posture de neutralité de la communauté de San José.
« La communauté de paix a commencé en 1997 comme une alternative pour stopper le paramilitarisme et le déplacement des paysans qui touchaient toute la région. L'évêque d'Apartadó nous a fait une proposition à nous les paysans de San José mais aussi à d'autres communautés: c'était de nous convertir en communauté neutre. On a tout de suite accepté: c'était notre rêve de paysan de continuer à vivre sur nos terres ». A la fin des années 90, la petite région caribéenne de l'Urabá au nord de la Colombie est le théâtre de déplacements massifs qui touchent tous les paysans de la zone dont ceux de San José. C'est la crise humanitaire. En quelques mois, des milliers de personnes se réfugient dans les quelques centres urbains où des camps provisoires se montent dans la hâte pour les accueillir.
Tous témoignent d'une même réalité: bombardements de l'armée, exécutions et massacres au sol par les paramilitaires. «On ne pouvait pas rester chez nous: l'armée et les paramilitaires nous avaient laissé cinq jours pour fuir. Si on n'obéissait pas, ils nous raccourcissaient la tête de quelques centimètres! C'est des choses qu'ils avaient déjà faites, et ça, on n'en doutait pas ». La communauté de San José décide de réoccuper ses hameaux abandonnés. Elle organise des espaces de refuge in situ exclusivement dédiés à la population civile où la présence de tout acteur armé, qu’il soit guérillero ou soldat régulier, est rigoureusement proscrite. L'idée est de diminuer le phénomène de « prise en otage » de la population civile par les acteurs armés et de garantir politiquement cette posture avec l'appui de l'Eglise et de la communauté internationale.
« Alvaro Uribe Vélez qui, à l'époque n'était que gouverneur seulement, disait: - Les communautés neutres, c'est très bien mais il faut les rendre actives. Pour cela, elles doivent avoir des moyens de communication pour informer l'armée des mouvements de la guérilla ». Cette réaction se comprend dans le cadre d'une doctrine sécuritaire qui nie le caractère civil du non combattant: tout citoyen devient obligatoirement partie prenante du conflit.« Si tu n'es pas avec moi, tu es contre moi ». A San José, la réaction est immédiate: «Avec ça, on devenait objectif militaire de la guérilla. D'ailleurs, ce fut elle qui nous a donné un des coups les plus durs en tuant trois de nos leaders. On a alors décidé de changer notre nom: c'est là qu'est vraiment née la communauté de paix de San José d'Apartadó ».
« Luis Eduardo était très ferme quand il s'agissait de défendre nos droits de paysans. Quelques jours avant sa mort, en février 2005, il était encore à Bogota pour essayer d'empêcher le gouvernement de créer un poste de police à San José. Son idée, c'était un poste de police respectant la neutralité de la communauté. Paraîtrait qu'il avait été écouté et que certains fonctionnaires étaient d'accord ». Personne à San José ne doute des raisons politiques de son assassinat : le gouvernement du même Alvaro Uribe Vélez, élu président en 2002, a toujours nié la moindre responsabilité dans les faits, mettant systématiquement en doute la probité de la communauté en l’accusant de collaborationnisme avec les FARC.
Aujourd’hui pourtant, le procès tardif ouvert contre les militaires et paramilitaires inculpés ainsi que les premiers verdicts de prison ferme pour crimes contre l'humanité révèlent des responsabilités militaires de haut niveau dans la planification et l’exécution de « l’Opération Phénix » qui a débouchée sur « le massacre de 2005 ». Une opération menée conjointement avec des troupes paramilitaires.
L’intense activité publique que développait Luis Eduardo au service de sa communauté le rendait très visible. Il n’en tirait aucun bénéfice matériel et devait poursuivre son activité première de paysan. « Après être rentré de Bogotá, il avait décidé d'aller récolter le cacao avec sa femme, son gosse et son demi frère Dario. Il avait besoin d’argent pour amener un de ses enfants à l’hôpital ».
Le « centro de salud »
« Viens, je vais te montrer où c'était exactement». Niché dans une clairière arborée, le hameau se situe au bord d'une rivière peu profonde où les paysans ont l'habitude de transiter, l'utilisant comme une piste. Autour s'élève une végétation luxuriante et épaisse parfois percée de petits sentiers conduisant à des clairières cultivées.
« Pour trouver les premiers voisins, on descend ou on remonte la rivière et après faut grimper dans la montagne! A l'est, on trouve le hameau de la Resbaloza. Là-bas il y fait frais: c'est sur une crête; au nord, y'a la maison de la Miryam; plus loin, on tombe sur le hameau « Las Nieves». A l'ouest, il y a ce qu'on appelle la « Casa Roja ». En Colombie, il est fréquent que le territoire rural s’organise autour d’un petit centre villageois, comme San José d'Apartadó, et forme une unité administrative de base (le corregimiento que l’on peut traduire par canton). Les paysans possèdent leur finca (ferme) autour de petits hameaux, dans des lieux généralement isolés, à plusieurs heures de marche du village.
Accoudés au portail de bois qui marque l'entrée du centro de salud, nous regardons les enfants s'ébrouer avec joie dans un trou d'eau. « C'est exactement à cet endroit que se trouvaient les corps. Cette petite chapelle, derrière nous on l'a construite pour se souvenir. Tu sais, chaque année, à la même date, on fait une grande commémoration où toute la communauté participe » La chapelle, une cabane très simple surmontée d'une croix, abrite trois petites tombes, chacune surmontée d'une pierre peinte de couleurs vives où figurent le nom de chacune des trois victimes.
Le récit des évènements court dans la bouche de Gildardo: après une ultime réunion entre « leaders » à San José, Luis Eduardo part vers le centro de salud où se trouve sa finca et ses cacaotiers. Une demi-douzaine d'heures après, il fait halte chez Miryam, sa belle mère. « C'est à peu près à ce moment que la conjoncture s'est dégradée. Dans le hameau « Las Nieves», un paysan de la zone, qui était surnommé Macho Rocio et qui roulait pour les FARC, avait été abattu. Sa petite fille avait été blessée. Depuis San José, on entendait des rumeurs lointaines d'explosions, de coups de feu ».
Chez Myriam, le bruit beaucoup plus proche des combats sème le doute. La famille de Luis Eduardoentre en conciliabules: faut-il rester ou se réfugier à San José? Ils décident finalement de rester. Luis Eduardo se dirige alors vers le centro de salud, accompagné de Bellanira, de Deiner et de son demi frère Dario. « De la finca de Miryam jusqu'ici, il y a, à tout casser, vingt minutes, une demie heure ». On y accède par un chemin forestier qui descend peu à peu dans le vallon où se niche le centro de salud. De là il reste à descendre la rivière. D'un surplomb, Dario aperçoit furtivement en contre-bas « des gens armés ». Luis Eduardo répond catégorique: « s'ils nous arrêtent, je leur parlerai. On n'est que des paysans dans notre droit ».
A peine atteignent-ils le cours d'eau que des militaires camouflés dans l'épaisseur végétale des berges surgissent et les encerclent en criant « Mains en l'air !». Ils leur ordonnent de les suivre jusqu'au centro de salud. En descendant le cour d'eau, « profitant que toute l'attention des soldats se porte sur Luis Eduardo », Dario réussit à s’échapper « en sautant comme un ressort dans la jungle », arrive à se cacher non loin, parvient à « écouter les plaintes de Luis Eduardo et Bellanira qui sont roués de coups »; il prend peur, décide de s'éloigner du centro de salud et de donner l’alerte aux voisins les plus proches, les Bolivar qui habitent dans le hameau de « La Resbaloza » tout en haut de la crête, au dessus du vallon. Eux aussi font partie de la communauté de paix.
Une demie heure plus tard, Dario trouve la famille Bolivar attablée en compagnie de quatre ouvriers agricoles, embauchés pour la récolte du cacao. Il leur annonce que Luis Eduardo et sa famille sont détenus par l'armée et qu'il s'agit d'une grande opération militaire. Soudain, les premières détonations retentissent au dehors. « Paraîtrait que tout le monde restait comme interdit: les tirs venaient de partout contre la maison! Très vite une grenade explose, ils sortent tous... enfin ceux qui peuvent… ».
« La Resbaloza »
« Pour nous, tout ça, c'était à peine croyable ». L’incrédulité pointe toujours dans la voix de Gildardo quand il me décrit le moment où il apprit la détention de Luis Eduardo et l'attaque contre la maison des Bolivar, de la bouche d’un des survivants, un jour et une nuit après les évènements. « Ils étaient plusieurs parmi ceux qui travaillaient avec les Bolivar à avoir sauvé leur peau après l'attaque. Dario étaient avec eux. Terrorisés, ils avaient passé la nuit dans la jungle avant de décider d'envoyer quelqu'un nous prévenir ».
Gildardo vit alors au village de San José d’Apartadó. La nouvelle se répand rapidement dans le petit village. « Tout le monde se disait: il faut aller voir ce qui s'est passé par là-bas. On ne savait pas ce que l'on allait trouver. ». Très vite la communauté de paix de San José s’organise comme à son habitude: regrouper des volontaires pour monter une « commission de recherche » citoyenne, contacter les seules ONG travaillant dans la zone pouvant les accompagner et partir à la recherche des corps ou des possibles survivants. Ainsi se forme un groupe d’une centaine de personnes de la communauté, accompagné d'un avocat colombien, défenseur des droits humains et de quelques internationaux.
Le lendemain matin, la commission part en direction de la finca des Bolivar. « La Resbaloza » (littéralement « La Glissante » allusion à la topographie escarpée et boueuse de l’endroit) se trouve à d'une demi-douzaine d’heures de marche du village de San José. « On allait arriver quand les militaires ont commencé à tirer dans tous les sens. Plus on s'approchait, plus on entendait des détonations de fusils et des rafales de mitraillettes là, juste à l’endroit du massacre. J’ai alors dit : - y’a pas le choix, faut y aller, ce qu’ils font c’est chercher à nous faire peur. Allons-y !» Un scénario décliné sur un ton neutre par Gildardo. Le canton de San José est sur-militarisé car il appartient à une zone plus vaste classée par les militaires comme « zone rouge », c'est à dire zone prioritaire de guerre contre-insurrectionnelle. Dans ces régions de conflit actif, souvent enclavées et totalement soumises à la juridiction militaire, les autorités civiles sont absentes. Les parents et les voisins des victimes sont souvent obligés d'effectuer eux-mêmes les premières recherches et de veiller sur les corps de très longues heures voire journées en attendant les autorités judiciaires. Une activité qui n'est pas sans risque en zone de guerre....
En 2008, Gildardo et d’autres compagnons furent encerclés, mis genoux à terre et bousculés par les soldats alors qu’ils recherchaient le corps d’un autre paysan assassiné. « Quand ils ont vu qu’au milieu une personne leur criait qu'elle était espagnole, ils se sont tout de suite calmés. Ils nous ont même proposé l’hélico pour nous sortir de la zone !!», devait me rappeler Gildardo sur un ton caustique quelques temps plus tard à l’occasion d’une autre discussion.
Ce jour-là à « La Resbaloza », il ne faudra attendre que quelques heures l’arrivée des médecins légistes et des fonctionnaires judiciaires. C’est près de la petite finca de la famille Bolivar que se concentrent les recherches de la commission. « On a commencé à tourner autour de la maison. A l'intérieur, rien d’autre que des flaques de sang sur le plancher, des mèches de cheveux ensanglantées… Très vite on a repéré une trace de sang qui menait à un grand tas de gousses et de copeaux de cacao. C’était bizarre. On s’est dit : - C'est ici! Il faut chercher ici ! »
L’exhumation menée par les autorités dévoile un scénario d’horreur. La gorge serrée, Gildardo se remémore les évènements avec peine.« Ils sortaient des têtes, des jambes, des torses mutilés, les enfants de Bolivar égorgés… » Toute la famille d'Alfonso Bolivar a été massacrée: sa fille Natalia âgé de cinq ans, son fils Santiago de dix huit mois. Un de ses ouvriers, Alejandro Pérez, a aussi été tué.
Gildardo lâche un petit rire mélancolique en évoquant le soulagement qu’il éprouve ce jour-là en apprenant que Luis Eduardo n’apparaît pas parmi les cinq corps mutilés… Le jour d'après, un petit groupe, dont il fait partie, choisit alors de se diriger vers le centro de salud sur les indications de Dario.
Justice et impunité
“A cent mètres de l'entrée du centro de salud, on a vu les vautours qui s'envolaient. C'est à ce moment là qu'on a perdu l'espoir”. Le petit groupe se réunit autour des corps mutilés de Luis Eduardo, de sa femme et de son enfant, qui a été décapité. Non loin, une machette négligemment oubliée par les assassins dont le fil est toujours rouge de sang coagulé. Les paysans décident d'attendre les médecins légistes et les autorités judiciaires.
« La nuit tombait presque, et c'est un groupe de militaires qui est arrivé. Il se sont mis à nous dévisager comme ça, un à un, avec un air méchant. Le pire est venu quand on a vu un soldat s'emparer de la machette, la plonger dans la rivière pour ensuite l’essuyer avec du sable et nous annoncer : -ça, c’était l’arme qui a servi à les égorger ! - on pleurait presque de rage ». Les autorités judiciaires, ramenées dans un hélicoptère militaire, tarderont une journée supplémentaire pour enlever les corps déjà décomposés. Soit quatre jours et quatre nuits après le crime.
Malgré les preuves accablantes, notamment les aveux d'un capitaine de l'armée et de plusieurs paramilitaires, tous aujourd'hui incarcérés, Gildardo me parle de l'impunité du crime. « Pour moi, il n'y a toujours pas eu justice … ceux qui payent sont les petits soldats qui se sont salis les mains. Alors je me dis et les autres quoi? Les généraux, les colonels? Les gens du gouvernement qui nous ont accusés de guérilleros après le massacre?»
Un an après ma rencontre avec Gildardo, dix soldats et sous officiers impliqués dans le massacre seront innocentés. Dans beaucoup de cas de crimes contre l'humanité commis par les militaires, le taux d’impunité atteint les 90% comme dans le scandale des « faux positifs », nom donné aux exécutions extrajudiciaires de caractère massif et systématique qui furent dévoilées en 2008. Modus operandi: assassinat de civils, généralement paysans, jeunes délinquants, prostituées, militants sociaux afin de les faire passer pour des guérilleros morts au combat. La plupart des estimations font porter le nombre de « faux positifs » à près de deux milliers depuis la fin des années 90. L'écrasante majorité des cas restent dans les mains de la justice militaire, dont les verdicts se cantonnent à de simples sanctions disciplinaires.
En général, les proches des victimes n'attentent pas grand chose du système de justice national, surtout quand on peut être « soi-même tué pour avoir juste déposé plainte ». A San José, les histoires de plaignants attaqués, menacés, ou assassinés sont légions. Gildardo et les siens ont choisi de dénoncer publiquement sous forme de communiqués ce qu'ils appellent l' « extermination de la communauté »; ceux-ci alimentent aussi le cas contentieux déposés à la Cour Inter-américaine des Droits de l'Homme qui opposent la « communauté de paix » à l'Etat colombien pour plus de sept cent violations aux droits fondamentaux répertoriées depuis 1997 (dont quelques cent quatre vingt assassinats commis en grande majorité par l'armée régulière et par les paramilitaires, et en moindre proportion par les FARC).
« On parle du massacre de 2005 mais on en a eu d'autres: celui de 2000 dans le hameau de « La Union » où les paramilitaires ont assassiné six d'entre nous, tous leaders. En douze ans, on a perdu beaucoup de personnes valeureuses. Tout ça, c'est dans l'impunité ».
« Les militaires appellent toujours cette stratégie enlever l'eau au poisson ! »
« Pourquoi ont-ils tué les enfants? », titrait en avril 2009 un article de « La Semana », la plus grande revue d'information colombienne. « Je ne sais plus si c'est un militaire ou un paramilitaire qui a dit dans une des audiences du procès que les enfants étaient une menace parce qu'une fois grands, ils deviendraient guérilleros ». Le sous-officier qui dirigea l'attaque contre la maison des Bolivar a tenu de tels propos, selon le témoignage d'un des paramilitaires, aujourd'hui incarcéré pour homicide. Au fil des révélations, ce qui n'était qu'un cas invisible est devenu un des emblèmes de la « guerre sale » menée par l'armée régulière.
« Les responsables militaires se défendent toujours en disant que ce sont des cas isolés, que l'armée doit se purger des quelques pommes pourries qui l'intègrent. Pour moi, c'est tout le système paramilitaire mis en place par l'Etat colombien qui est coupable », me confie Gildardo. Si la communauté de San José a aussi été victime de laguérillaet a dû plaider auprès des FARC le respect de sa posture de neutralité, l’étiquette de « subversif » ne les a pas pour autant quitté aux yeux du gouvernement. Elle est toujours vue comme un « ennemi intérieur » à abattre.
« Juste après le massacre et notre communiqué de dénonciation, le gouvernement et beaucoup de fonctionnaires à tous les échelons se sont mis à défendre publiquement les militaires. On entendait dire des choses comme quoi Luis Eduardo était un guérillero, qu'il voulait se démobiliser, mais que la guérilla l'avait su, et qu'alors elle l'avait tué. Quand le président Uribe parla de nous, il nous traita de communauté guérillera... ». En Colombie, difficile de trouver une région, sous influence actuelle ou passée de la guérilla, où les paysans ne soient stigmatisés de guérilleros et traités en conséquence.
Après le massacre, ce sont près de quarante-deux familles qui se déplacent de la zone du centro de salud. « A la belle-mère de Luis Eduardo, la Miryam, les militaires l’avaient séquestrée chez elle et l’ont harcelée une semaine. Ils avaient creusé deux fosses, une pour sa famille, une pour la famille des voisins. Ils leur disaient :-si la guérilla nous tire dessus, on vous bute et on vous fout dans ces trous comme on l’a fait pour les Bolivar ».
Miryam et les siens ne doivent leur salut qu'à l’arrivée de Gildardo et de la commission plusieurs jours après. Selon les organisations de la société civile, la Colombie est le premier pays en nombre de déplacés internes pour cause de conflit: avec plus de quatre millions de personnes dans cette situation, elle a surpassé depuis peu le Soudan. Ce chiffre impressionnant de déplacés peut être mis en parallèle avec les chiffres de l’accaparement de terres : plus 4,8 millions d’hectares usurpés en quelques vingt années de guerre. Dans la zone du centro de salud, « l’espérance semble perdue » après le massacre….
« Ici, il y de la place pour tous »
En 2008, Gildardo et neuf autres familles décident de revenir sur les lieux pour récupérer les terres agricoles autour du centro de salud. « On a proposé que ce soit un retour organisé sous les principes de la communauté de paix, avec une présence internationale pour voir si on allait avoir droit à un peu plus de respect ». Il retrouve un lieu abandonné où la selva a envahi la maison aux planches disjointes et au toit de tôles qui faisait office de centre de santé ; les chemins forestiers n’existent plus et la nature a repris ses droits sur les cultures.
« C’est une nouvelle expérience : jusqu’à présent ça n’avait pas fonctionné. Les gens essayaient tout seuls, et trois quatre mois plus tard on les déplaçait de nouveau et ils perdaient leur récolte, leurs animaux; les militaires en profitaient pour manger les cochons, les poules et mettaient le feu aux maisons ». L'engagement des quelques familles qui suivent Gildardo: respecter les stricts principes de neutralité et de denuncia. A l'entrée du « centro de salud », une pancarte affiche:
« La communauté, librement:
. Participe aux travaux communautaires;
. Dénonce et dit non à l'injustice et à l'impunité des crimes;
. Ne participe pas à la guerre, que ce soit directement ou indirectement; ne porte pas d'armes;
. Ne manipule ni ne donne d'informations à aucune des parties en conflit »
Gildardo m'explique que la dénonciation publique au niveau international de toutes les violations commises par les acteurs armés « génère une pression politique et une certaine protection. Pour moi, il est clair que les maigres avancées dans le procès contre les militaires viennent de cette pression. Avant quand on apercevait un militaire, on se mettait à courir de peur. À la simple annonce qu'ils arrivaient, et les gens abandonnaient leur maison ».
Aujourd'hui, cet élan insufflé par Gildardo et les siens a permis la réinstallation de quelques trente familles. Une initiative originale en Colombie où l'absence de garanties de protection rend souvent impossible le retour des personnes déplacées. Plusieurs familles autour de celle de Gildardo ont reconstruit le centre de santé ainsi que quelques maisons, une petite chapelle commémorative et le kiosque communautaire. Le lieu a été renommé « Hameau de Paix Luis Eduardo Guerra ». De nouveaux chemins forestiers ont été ouverts ce qui permet de rompre l'isolement et de vivifier l'économie paysanne.
« Les blocus, les menaces, les mines, les stigmatisations, les massacres...on a tout souffert et, tu vois, on est encore là. La mémoire et le territoire, c'est notre engagement pour le futur ». A San José, la détermination fait parfois oublier que le chemin de la dignité paysanne est encore long. Gildardo me confie en riant que les terres qu’il cultive sont très fertiles et objet de nombreux intérêts. Le premier : la culture et la transformation de la coca qu’essayent d’imposer les groupes armés illégaux pour assurer leur financement. « Tant que nous sommes présents avec ces principes, on est une petite pierre dans la chaussure de tous les gens de guerre, qu’ils soient militaires, paramilitaires ou FARC. Nous, on défend le territoire comme paysans»...ce qui implique une lutte opiniâtre de tous les instants pour la reconnaissance des droits fondamentaux et pour retrouver la dignité perdue dans le déplacement.
Nous restons un bon moment silencieux profitant de la fraîcheur apportée par le toit de palme.Peu à peu les bruits et rumeurs du petit hameau repassent au premier plan: les foyers se ravivent dans les humbles casemates aux parterres fleuris et aux hamacs tressés; les enfants, tout à leur dernier jeu de la journée, courent autour des volailles qui s'égaillent en liberté entre les bananiers. Un vieux transistor crachote une mélodie d'accordéon au rythme chaloupé. Ces paroles de Luis Eduardo, paraît-iltenues lors d'une dernière réunion avec les autres « leaders », me reviennent en tête: «Aujourd’hui on est en train de causer, demain on est peut être mort »....
Je me promets d'arriver à ce que cette histoire soit lue, entendue, répétée en Europe comme me l'a demandé Gildardo. Brusquement, dans le lointain, une rafale de mitraillette déchire l'air calme du soir. D'un seul mouvement, nous bondissons sur nos pieds, tous les sens aux aguets. Plusieurs coups de feu éclatent quelques secondes après. Accrochage? Intox de l’armée, des paramilitaires ou des FARC? Gildardo s'éloigne rapidement en s'excusant: dans son rôle de leader, il se doit d'éclaircir cet énième incident peut-être avant coureur d'une opération plus grande : « La conjoncture n’attend jamais » me souffle-t-il en sortant du kiosque.
Frédéric Latour