Je reviens à Santiago après trois ans d’absence, je suis venue voir, sans la moindre idée de ce que j’allais trouver.
J’entame une promenade errante qui me captive complétement, les rues me portent, je vois le vide de ces rues et le plein de la vie, de l’espoir. Les strates de lutte se sont accumulées, entrelacées. La ville nous dit, elle nous parle. Ici on pense corps flottants, états de suspensions, entre perte et possession, entre glissement et disparition. On imagine des corps blessés, des corps muets, meurtris, révoltés, et parfois-même morts. Ces corps sont la manière la plus sincère d’être au monde, comme l’étendard ultime de la contestation. Ces corps ont pris part aux mouvements, aux bouleversements, se sont mêlés, on fait peuple.
Un peuple qui s’est éveillé.
Les rues sont peuplées d’histoires intimes, de blessures, de gestes arrêtés, de paroles figées, de poèmes. La Zone zéro de Santiago, le centre névralgique, le cœur blessé, le poumon malade, est hantée par des voix que l’on n’entend pas, mais qui résonnent encore.
Les voix d’un peuple qui s’est exprimé.
Aujourd'hui, dans ce quartier du point zéro - qui s’étend des rues Diagonal Paraguay, Portugal, Vicuña Mackenna, Ismael Valdés Vergara, Monjitas et Ramón Corvalán - ont encore lieu des affrontements et des poursuites entre manifestants et policiers. Surtout les vendredis après-midi.
Mais je n’ai rien vu de tous cela encore…
Ce que je vois ce sont les temps manquants. On sait tout du temps précédent, et on devine tout juste le temps suivant, en construction, un mouvement suspendu où tout est possible, un temps de résistance et d’espoir. Sortir dans la rue, marcher au hasard ou presque, se mettre en marche (au sens strict du terme, n’y voir aucune allusion à quoi que ce soit, bien au contraire).
Midi. Paseo Ahumada. La rue, des deux côtés, est bordée de tissus colorés portant des produits proposés par des vendeurs de rue. Des masques, du maquillage et toutes sortes de produits sont proposés. Ces vendeurs ambulants ont rempli les rues et transformé la géographie du quartier de la Zone zéro. Derrière eux, souvent, des magasins bien établis. Peu sont ouverts, beaucoup sont « à louer » ou à « vendre ». Des lieux absentés, désertés dans lesquels survit une mémoire détruite.
Il fallait sans doute en passer par là.
Je cherche et ne trouve plus l’entrée au supermarché Unimarc dans la rue Portugal, où j’avais pris l’habitude d’aller faire mes courses, la Mutual de Seguridad située à Alameda, l'hôtel Crowne Plaza, sont fermés et surtout je n’entends plus la musique. Oui, je n’entends plus la musique ! La galerie à deux pas du Crowne Plaza, celle des musiciens, celle qui autrefois était l’une des plus importantes galeries dédiée aux instruments de musique en Amérique latine a été en partie désertée. Peu de commerçants sont restés, surtout ceux qui n’ont pas les moyens de migrer dans les quartiers plus chics de la ville.
Après un moment de stupéfaction, un sentiment profond de bonheur et de fierté me gagne. Lorsqu’on n’a rien que risque t-on sinon à se battre pour espérer un peu de dignité, le droit à l’éducation et à la santé, et nourrir l’espoir d’une vie meilleure et équitable ?
Les perturbations, barricades, véhicules en feu, chaussées défoncées, gaz lacrymogènes et jets de pierres sur les grilles des immeubles, des églises et commerces, ont été le prix à payer. La métamorphose du pays est en marche.
Cette déambulation fonctionne comme un catalyseur de la mémoire comme de l’oubli. Je marche sur l’avenue de l’Alameda, et me souviens de ce discours qui a marqué mon enfance :
« Le peuple doit se défendre et non pas se sacrifier. Le peuple ne doit pas se laisser écraser ni mitrailler, mais ne doit pas non plus se laisser humilier. Travailleurs : J’ai confiance dans le Chili et dans son destin. D’autres hommes surmonteront ce moment sombre et amer où la trahison prétend s’imposer. Sachez que, plutôt qu’on ne croit, s’ouvriront de grandes voies par où l’homme libre passera pour construire une société meilleure. Vive le Chili ! Vive le peuple ! Vive les travailleurs ! Ce sont là mes dernières paroles, et j’ai la certitude que mon sacrifice ne sera pas vain. J’ai la certitude qu’au moins, on en tirera une leçon morale qui servira à châtier la félonie, la lâcheté et la trahison ».
En novembre 2021 a eu lieu l’élection présidentielle portant Gabriel Boric au pouvoir.
Le Chili est toujours sous tension, la révolte sociale ne s’étouffe pas, ce qui effraie la partie la plus conservatrice de la société. La campagne électorale est rude, basée sur la peur, prenant appui sur les séquelles laissées par la révolte sociale en Zone zéro, et plus largement dans le pays, stigmatisant une partie de la population et créant un climat de tension. L’ultra-conservateur d’extrême droite José Antonio Kast est en tête des sondages au second tour face a GabrielBoric, leader de la coalition de gauche, grand artisan de la nouvelle constitution dont la rédaction a débuté en octobre 2021.On redoute une abstention historique, le mouvement social ayant été empêché et muselé pendant la pandémie. Boric ne fait pas l’unanimité à gauche, mais on prend la mesure des enjeux de cette élection et un grand élan éveil s’engrange. Les collectifs, militants, les citoyens qui réclament la « dignité », vont chercher chaque voix, derrière chaque maison. Il faut motiver la jeunesse car une victoire de Kast pourrait faire basculer le pays dans une guerre civile, faisant redouter que les militaires redescendent dans la rue tirer sur la population comme ils l’ont fait durant toute la lutte sociale.
Cette mobilisation de chacun a payé. Gabriel Boric a été élu président du Chili avec une avance de plus de 1 million de bulletins de vote.
Lorsque je déambule dans le cœur de Santiago, je vois des visages d’hommes et de femmes, la jeunesse chilienne qui est éveillée. Tout est à reconstruire, le travail est rude car l’opposition est puissante. Mais l’espoir d’un peuple pour la justice sociale peut être plus fort que tout. Alors même si la désolation règne dans la Zone zéro, une vague d’espoir et d’énergie incroyable nous fait croire que tout est possible.
A l’aune de ce dimanche électoral en France, je me dis qu’il faut peut-être regarder par ici, ou là, partout où la lutte sociale aura en tous les cas ouvert le chemin vers de nouvelles utopies.
Ici s’ouvre la voie vers tous les possibles, et cela fait chaud au cœur !