À PAS AVEUGLES… POUR DES VOYANTS, sur un film de Christophe Cognet
par Guy-Claude MARIE
« Dans des camps de concentration et d'extermination de la Seconde Guerre mondiale, une poignée de déportés ont risqué leur vie pour prendre des photos clandestines et tenter de documenter l'enfer que les nazis cachaient au monde. En arpentant les vestiges de ces camps, le cinéaste Christophe Cognet recompose les traces de ces hommes et femmes au courage inouï, pour exhumer les circonstances et les histoires de leurs photographies. Pas à pas, le film compose ainsi une archéologie des images comme actes de sédition et puissance d'attestation. »
Dossier de presse Survivance Distribution
« […] même rayé à mort
un simple rectangle
de trente-cinq
millimètres
sauve l’honneur
de tout le réel. »
J.-L. Godard, Histoire(s) du cinéma, Paris, Gallimard-Gaumont, 1998, I, p. 86.[1]
Né en 1966, Christophe Cognet a réalisé notamment Parce que j’étais peintre, sur l'art rescapé de l’ensemble des camps nazis, long métrage sorti en salles en France en 2014. Depuis vingt ans, il mène une réflexion sur l’art et sur les images clandestines des camps de la mort. Son livre Éclats, prise de vues clandestines des camps nazis, publié aux éditions du Seuil, a été écrit pendant la préparation du film À pas aveugles.
Lors de la présentation de son film à la Berlinale 2021, Christophe Cognet confie au magazine en ligne Close-up Culture : « Après Parce que j’étais peintre, je pensais avoir terminé mon travail sur ce sujet. Mais quelque chose en moi résistait à ce sentiment. Et puis un jour j’ai découvert le livre de Leïb Rochman, A pas aveugle de par le monde,[2] et j’ai pensé à ce très beau titre. Quelque chose a résonné en moi. Je me suis dit que les dessins étaient avant tout une question de regard et moins de corps, alors que c’est l’inverse pour les photographies. »
Le film a déjà eu une existence dans différents festivals et donc dispose déjà de précieuses références qui s’ajoutent aux éléments mis en place par la structure de distribution Survivance, la bien nommée. Il sort en salles le 15 mars 2023.
Le réalisateur a accordé à Cyril Neyrat dans le catalogue du FIDMarseille 2021 où le film était présenté, un entretien très complet. Cet entretien est repris dans le dossier de presse du distributeur Survivance que l’on trouve sur son site accompagné d’un beau texte de Patrick Boucheron //Pour saluer A pas aveugles. [3]
Christophe Cognet a aussi donné un passionnant entretien très complet (trente minutes), réalisé par Py Productions, lors de sa venue à Rivesaltes pour une présentation en amont exceptionnelle de son film. Ceci était dans le cadre des Quatrièmes rencontres cinématographiques Ecrans Mémoire (25/28 novembre 2021) du Mémorial, dans lequel il développe la genèse de son projet, ses choix de réalisation etc.[4]
1-
A pas aveugles, de Christophe Cognet, met en scène, pour la première fois, la quasi-totalité des séries de photographies (mais pas tous les exemplaires d'une même série : un peu plus de trente photographies en tout dans le film), dont nous disposons, prises à l’intérieur des camps par les déportés eux-mêmes ; il reprend de façon puissante le chantier ouvert par Didi-Huberman dans Images malgré tout et rejette, tout comme lui, l’interdit de l’image posé par Claude Lanzmann, dont le film SHOAH reste pour autant toujours admirable. Mais il n’est pas l’unique Testament !
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Ce débat précis et précieux sur la possibilité ou l’impossibilité de la représentation de l’horreur des camps d’extermination s’était ouverte avec l’exposition, mise en place par Clément Chéroux, Mémoires des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1999), présentée à Paris début 2001, pour le catalogue de laquelle Georges Didi-Huberman avait écrit un texte Images malgré tout. Ce texte constitue, depuis, la première partie du livre publié en 2003. Cette exposition présentait des photographies de sources et d’auteurs divers mais les désormais célèbres « quatre bouts de pellicule arrachés à l’enfer », selon l’expression de Didi-Huberman, quatre photos réalisées clandestinement à l’intérieur du camp de Birkenau, par un déporté membre d’un Sonderkommando ont été, là, présentées au public pour la première fois.
Le film s’ouvre sur un panoramique frémissant de feuilles et de pluie, sur ces terres gorgées d’eau d’où remontent des ossements fractionnés par l’érosion en petits osselets qui surnagent ! Le réalisateur nous interpelle ensuite avec deux placards :
A DACHAU, BUCHENWALD, MITTELBAU-DORA, RAVENSBRÜCK,
ET AUSCHWITZ-BIRKENAU,
DES DEPORTES ONT REUSSI
A PRENDRE DES PHOTOGRAPHIES CLANDESTINES
PUISQUE CES HOMMES ET CES FEMMES
SE SONT ACHARNES A NOUS TRANSMETTRE CES IMAGES
IL NOUS FAUT LES REGARDER
Christophe Cognet résout ainsi pragmatiquement pour lui et pour nous la problématique, sans pour autant en dissoudre les enjeux. C’est donc avec son corps, en compagnie de chercheuses et chercheurs, qu’il va arpenter ces lieux pour reconstruire la poïétique de la création de ces photographies, les mettre en place, avec un dispositif de reproduction sur plaques de verre dans les endroits où elles ont été prises, de quelle façon, les risques pris…
Le geste doit être à la hauteur si l’on peut dire.
La remarquable photo de Céline Bozon nous prend chacune et chacun à témoin ! Le cinéaste fait de nous un « spectateur-témoin » de ces gestes photographiques de celles et ceux qui dans les camps ont ainsi résisté ; et c’est de ces gestes de résistance dont nous devons à notre tour nous faire les témoins, être des compagnes et compagnons de la survivance de ces images.
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2-
Je dois aussi faire pièce de deux reproches qu’il m’est arrivé d’entendre ou de lire à propos de ce film.
Le dispositif de cette enquête même qui met toujours le réalisateur au centre du processus filmique a été vu par quelques personnes comme une sorte de mise en avant quelque peu narcissique et irritante.
Il s’agit, avec les différents historiens, de construire une recherche partagée à propos de ces archives photographiques. Il y participe avec sa propre expertise de photographe-cinéaste dans les lieux même de leur réalisation ; tout cela suivi avec la plus extrême attention par la caméra de Céline Bozon. Il apporte même des archives (cet album que lui a prêté la fille d’un de ces photographes qui permet aussi de revenir sur une des photographies « retouchée » dans l’album).
Il ne peut s’agir, concernant cette réserve, que d’une sensibilité subjective singulière à l’égard de la personne même du réalisateur, qui est tout à fait éloignée de la nôtre mais qui, surtout, est très loin de l’importance et de l’enjeu de l’œuvre.[5]
Là où justement nous le ressentons comme il se décrit lui-même dans l’entretien avec Cyril Neyrat :
« Je ne voulais pas d’une parole professorale, de « sachant », surplombante ; mais d’une parole inquiète, qui cherche, qui dialogue, en acte, fragile, incertaine, qui tente des hypothèses et se reprend : quelque chose de vivant en somme, face à ces montagnes, ces océans de morts. Ce n’était pas facile de demander cela aux historiens. (…) J’ai pu aussi retracer, autant que faire se peut, les parcours de leurs auteurs et de ceux qui les ont accompagnés, – aussi de ceux qui y figurent lorsqu’ils sont identifiables. Cela en forme de louange, dans le sens employé par Pierre Michon pour qualifier ses livres : une forme de prière. »
Reproche a été fait au réalisateur d’une interprétation précipitée concernant cette photo où l’on voit un amoncellement de cadavres au bord de la fosse d’incinération.
Sortis tout juste de la chambre à gaz, et rassemblés en cet amoncellement insoutenable, ces cadavres sont entourés par les membres d’un Sonderkommando (certainement surveillés par un SS). Ceux-ci viennent de les entasser là et doivent ensuite les basculer dans la fosse d’incinération, au fur et à mesure de la combustion des corps, de sorte que le feu ne s’étouffe pas. Christophe Cognet commente deux photographies avec un historien (probablement Tal Bruttmann). L'une de ces photographies est reprise pour la réalisation de l'affiche du film! Un homme, au centre de celle-ci, semble vouloir rejoindre le bord de la fosse crématoire alors qu’il se trouve de l’autre côté des cadavres par rapport à cette fosse. Nous sommes à la 84ème minute du film :
« C.Cognet : - Ce personnage, là,/parce qu’on n’est que sur lui,/c’est assez étonnant,/ on a l’impression qu’il est en train de marcher sur un océan de cadavres (respiration)/
Historien : - (respiration) de marcher entre /
C.Cognet : entre/
Historien : entre les cadavres et d’éviter soigneusement/(respiration)
C.Cognet : bien sûr, bien sûr/
Historien : de les fouler
C.Cognet : bien sûr ! / »
Ce reproche, fait au réalisateur, d’une interprétation précipitée (et peu sérieuse !) de l’image de cet homme marchant sur un océan de cadavres ne tient pas ; on voit bien à la lecture de cette transcription précise qu’il ne s’agit, pour le réalisateur, que de l’impression que peut donner la posture de cet homme. L’évidence est telle pour le réalisateur que le mot entre est prononcé également, et en même temps, par les deux protagonistes qui sont là dans un dialogue de partage de réception d’une photographie et d’analyse de cette photographie. On peut aussi ne pas comprendre pourquoi ce membre du Sonderkommando ne contourne pas le groupe de cadavres qui n’est pas si étendu que cela ; y a-t-il une urgence ? A-t-il été appelé par un autre membre, qui se trouve près de la fosse, pour venir l’aider à rapidement basculer d’autres corps dans la fosse ; ce qu’on voit se produire dans une autre photo réalisée après. Si je me risque, ici, à cette autre hypothèse c’est aussi pour souligner la difficulté d’un tel exercice de compréhension et d’analyse factuelle…
Toutes les réflexions dans le film sont toujours effectuées avec le respect nécessaire et parfois des hésitations partagées, comme avec une jeune doctorante, concernant les photos montrant ces jeunes femmes qui ont subi des tortures d’expérimentations chirurgicales ; moment où se trouve renouvelé le dispositif de mise en scène puisque sont là commentées des projections de diapositives…
Les commentaires de toutes ces photographies que ce film nous donne à partager sont toujours faits aussi bien dans le ton que dans les propos avec respect, rigueur, et une heuristique partagée telle une prière, pour reprendre l’expression.
3-
Ce film remarquable en tous points est, et restera, un film absolument unique sur l’extermination et la déportation dans les camps, et pas seulement sur la Shoah, comme l’auteur le précise, puisqu’il y eut aussi des internements politiques ; et sur la résistance courageuse, avec cette volonté de témoigner par la photographie, de ceux qui furent contraints d’accomplir ces gestes terribles à l’endroit de leurs camarades déportés. From where they stood (titre anglais au FIDMarseille 2021) : de là où ils se tenaient…
Cette déconstruction-reconstruction des gestes photographiques de ces résistant-e-s nous montre comment de tels gestes inscrivent le réel dans leur proposition, en même temps qu’elle nous les montre comme gestes incarnés par ceux qui les ont effectués ; et ceci se joue dans la dramaturgie de la présence du réalisateur, des historien-ne-s, de leur recherche et expertise partagées.
Les sons (toute musique absente) :
Le silence – les ambiances dans les sites – c’est bien évidemment la condition d’une forme de recueillement, mais c’est aussi une sorte de point de contact, de hors temps : les camps étaient très bruyants, mais les détenus ont eux aussi entendu des oiseaux, le vent, le bruissement des feuillages…, des témoignages abondent en ce sens. Pour moi Ils sont aussi une matière du réel qui doit nous envelopper, comme si l’on s’y perdait. Et la parole provient de cette matière des lieux, elle s’ancre, dans ce silence des plaines.
Christophe Cognet (dans l’entretien avec Cyril Neyrat)
Les images :
Et au tournage tout s’est déroulé dans une forme d’état second. Je n’exagère pas en disant qu’il y avait une forme de sacré, d’énergie vitale paradoxale qui nous muait, une grande conscience très claire que ce que nous faisions, nous le faisions au nom des morts, dans une grande admiration et un grand respect pour ces femmes et ces hommes qui ont fait des images clandestines : nous aussi nous faisions des images dans leurs pas, et notre admiration à leur égard n’en était que plus grande. Céline, l’équipe tout entière me poussait – le premier plan du film, lorsque nous sommes sous un orage, tous trempés, c’est elle qui a insisté pour le faire.
Christophe Cognet (dans l’entretien avec Cyril Neyrat)
Le bruit de leurs pas sur les graviers ... devient le bruit que faisaient les déportés eux-mêmes. L’Histoire est dans le paysage et les visiteurs fréquentent des fantômes.
On peut éprouver quelque gêne à trouver magnifique un tel film attestant, pour reprendre l’expression de Christophe Cognet, d’une telle horreur et en même temps d’une telle magnifique résistance. On se souvient de André Breton disant : « Un tableau doit tenir devant la faim » ; ce film-ci tient devant l’horreur.
Toutes les larmes du monde ne suffiraient pas…
Et c’est encore trop peu dire pour un tel geste de cinéma, d’histoire et d’intelligence sensible.
[Ce film a été recommandé par le Groupement National des Cinémas de Recherche (GNCR) ; mais il a obtenu très légitimement le label Recherche et Découverte attribué par le Collège de Recommandation mis en place par le Centre National de la Cinématographie (CNC) qui confie la mission de coordination de ce Collège à l’Association Française des Cinémas d’Art et Essai (AFCAE).]
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[1] Cité en exergue de Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, 2003, Paris, Les Editions de Minuit. 235 p.
[2] Leïb Rochman, A pas aveugles de par le monde, 2013, Paris, Folio, Gallimard, 880 p. Ce chef-d’œuvre de la littérature yiddish s’ouvre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, parmi les cendres, les corps disloqués, dans la froideur d’une terre sans Dieu. Le héros vogue de lieu en lieu. Chaque ville fait naître des romans dans le roman…
[3] https://www.survivance.net/document/90/69/A_pas_aveugles
[4] https://www.youtube.com/watch?v=kpcQ5il1cfs
[5] Dans un autre film passionnant, mais dont les enjeux sont tout autres (L’affaire Dominici par Orson Welles), il n’est pas à l’image puisqu’il reconstruit, à partir des archives, la réalisation inachevée d’Orson Welles avec les personnes qui étaient présentes sur le tournage même !
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Note sur l’auteur :
Né au milieu du siècle précédent, essayiste, docteur en études cinématographiques et audiovisuelles, ma carrière professionnelle fut essentiellement consacrée à la programmation et à l'animation d'une salle de cinéma (Le Cratère à Toulouse). A cette époque, j’ai été membre une dizaine d’années du Conseil d’Administration du Groupement National des Cinémas de Recherche. J’ai réalisé la première thèse sur le cinéma de Guy Debord en 2008, publiée en 2009 dans une forme resserrée aux Editions Vrin, Guy Debord : de son cinéma en son art et en son temps. J’ai assuré, entre 2013 et 2018, des séminaires sur le cinéma de Guy Debord et l’essai en général en Master Recherche et Expérimentation à l'ENSAV de Toulouse. Je suis l’initiateur de l’association IMAGOPUBLICA dont le but est de promouvoir, développer, accompagner ou initier toute action culturelle, d’éducation, de recherche et de création artistique dans le champ du cinéma et surtout de l’essai en cinéma et de toutes ses formes hybrides. (imagopublica@gmail.com)