De Malville à Sainte-Soline...
Quand nous sommes partis du camp de base et que j’ai vu cette structure en bois, l’outarde, magnifique, élégante, qui ouvrait le cortège « rose » (celui des familles et des élus avaient dit les « organisateurs »), je me suis dit que décidément, ces manifestant·es n’étaient pas comme les autres. Et puis, nous avons progressé, difficilement pour moi (ah, mes chevilles « flottantes »...), dans des champs gorgés d’eau pour, enfin, rejoindre une petite route départementale, plus stable pour mes chevilles. Vite, vite, aller se placer devant le cortège (sur les côtés, c’est pas possible, y a des fossés) pour nous différencier des manifestants avec toujours en tête ce leitmotiv de l’observatoire toulousain : nous ne sommes pas manifestants, nous observons, nous filmons. Nous ne sommes pas dans la manifestation mais à côté.
Le cortège, qui s’étire en longueur sur cette petite route de campagne, pas franchement bucolique (c’est une terre de céréaliers), est festif mais aussi « concentré », déterminé dit-on désormais. Les femmes et les hommes qui sont là, même ironiques avec leurs bouées en formes de tortue ou de canard (on va aller se baigner dans la bassine...), savent bien qu’ils risquent de s’en prendre « plein la gueule ». Et puis, cet hélico qui tourne ne laisse rien augurer de bon. De là à imaginer le déluge de grenades qui allait leur tomber dessus, il y a un pas qu’ils n’auraient, pour beaucoup d’entre elles et eux, pas sans doute franchi.
Tout en progressant, je m’étonnais de ne voir aucun barrage policier. Tiens, ils nous laissent approcher du site. Cela me laissait quand même un peu pensif. Mais, je me disais : « normal, on est en milieu ouvert, c’est pas comme en ville, comme à Toulouse ». A un moment, une personne dit au mégaphone « Les personnes devant les bouées, passez derrière l’outarde, seuls les journalistes et les observateurs peuvent rester devant ». Et l’orateur d’ajouter : « Applaudissez les observateurs de la LDH, merci à eux d’être là ». Et les gens applaudissent. Et je me dis, comme à chaque fois qu’à Toulouse les gens nous remercient pour notre présence, qu’ils font, pour beaucoup d’entre eux, une confusion : « nous ne protégeons personne, ce n’est pas notre rôle, nous ne sommes pas des casques bleus, nous sommes juste des observateur·es ». Mais, enfin, c’est sympa. Ca flatte toujours un peu l’ego...
Après un long cheminement, nous voyons au loin se dessiner un monticule de terre avec une sorte de bande bleue à sa base. C’est la bassine avec plein de véhicules (bleus, bien sûr) de la gendarmerie au pied. Après un tumulus (quelques manifestants, un peu « touristes », vont voir ce que c’est), nous sommes survolés par un drone (on voit tout de suite que ce n’est pas un appareil de la police) puis le cortège prend à droite en direction de la bassine.
Nous précédons toujours le cortège et lorsque celui-ci commence à couper à travers champs, nous obliquons vers la droite pour cheminer indépendamment. Et puis, au fond à droite, un premier nuage, des lacrymogènes c’est sûr. Et un instant plein de légèreté, mais lourd de sens : des biches traversent les champs, semblant fuir quelque chose... Vite, une photo.
Au loin, des mouvements dans les arbres, on dirait des motos. Eh non, c’est des quads. Putain, c’est eux qui viennent de canarder ce que je pense être la queue du cortège. Pourquoi attaquent-ils la queue du cortège ? Mystère...
Nous avançons en direction de la bassine. La noria des quads et leurs grenadages longue distance (des amorces de 200 m, je me dis) n’en finissent pas. En les regardant faire (glissades dans la boue, grondements des moteurs, cris – de joie ?), je m’énerve, ça me fout en rogne. J’ai l’impression de voir des gamins s’amuser avec leur engin à moteur (comme on peut les voir sur les dunes de l’Atlantique par exemple) sauf qu’ils ont armés (on voit des LBD aux mains de certains des passagers) et qu’ils tirent sur la foule. Et de suite, une analogie. Je dis à un autre observateur : « t’as vu, à Paris, y a la BRAV des villes, ici, c’est la BRAV des champs »...). Les grenadages continuent. On fait une pause photo avec nos amis observateurs picto-charentais dont c’est la première observation. Bienvenue au club... Toujours des lacrymogènes, beaucoup de lacrymogènes. Nous sommes en milieu ouvert et, l’avantage, c’est que l’on voit les grenades venir et les nuages de gaz évoluer selon le sens du vent ; et que l’on peut anticiper pour se protéger (un peu).
Jusque-là, tout va bien je me dis. Le canon à eau, à l’angle du dispositif, me maintient en terrain connu. J’ai déjà pris deux fois des jets, ciblés sur les observateurs, dans les rues de Toulouse et j’en ai surtout le souvenir, pas vraiment flippant, d’avoir été, une des deux fois, littéralement « collé » contre une vitrine et « trempé jusqu’aux os ». Je dis à mes camarades : « On contourne le camion et on se poste pour observer l’arrivée des manifestants ». Le camion à eau entre en action et intérieurement, je souris : le vent est contraire et le jet d’eau peu efficace. Les gendarmes canardent au Cougar. On entend le claquement sec des grenades lacrymogènes. Et aussi le bruit, caractéristique, des feux d’artifice utilisés par certains manifestants : une petite détonation suivie d’un grésillement. Ca commence à piquer les yeux. Les manifestants décident de contourner le dispositif organisé autour du canon à eau. Et puis, d’un coup, les premiers bruits sourds et des petits panaches blancs au sol. « Putain, ils utilisent des grenades offensives ». Je flippe. Immédiatement, les images de Malville me remontent en tête. Malville avec ses dizaines de grenades offensives qui avaient pris les manifestants par surprise et provoqué ce que l’on sait. Les images de ce 31 juillet 1977 m’ont hanté pendant des années, des décennies même. Et le souvenir d’avoir, à l’époque, secouru un manifestant, Michel Grandjean (pour ne pas oublier son nom), avec le pied sectionné en deux (il ne tenait plus que par la semelle de la chaussure, avec le sang qui « gicle » sur le sol) est à jamais gravé dans ma mémoire, dans ma mémoire visuelle et émotionnelle. A vrai dire, j’avais Malville en tête quand nous avons décidé de venir observer à Sainte-Soline. Mais, comme une sorte de truc lointain mais encore un peu « tiède » quand même... Vite, je pense à mes camarades picto-charentais, à leur inexpérience et je leur dis : « Il faut nous mettre à l’abri, c’est des grenades explosives ». Et, paradoxalement, je les entraine tout contre les camions de gendarmerie. « Comme ça, on va pouvoir observer et on sera à l’abri des grenades... ». Et c’est vrai. Commence alors une séquence d’environ une heure, proprement hallucinante. Les gendarmes utilisent des centaines de grenades explosives dont le bruit de l’explosion sature « l’ambiance ». « Des GM2L lancées au Cougar, ça va être un massacre » me dis-je ; « pourvu que les gens n’essaient pas de shooter dedans avec le pied pour les renvoyer comme il le font pour les lacrymogènes » ; Malville, toujours.
Je n’en reviens pas. Jamais je n’ai vu (ni entendu) ça. Autant de grenades explosives utilisées. Et tirées aussi loin dans la foule, de manière indiscriminée. Le bruit des explosions est permanent. En écoutant, deux trois jours après, les bandes son des vidéos pour rédiger le rapport de mon groupe d’observateurs, cela me confirmera que je n’ai pas rêvé. Et que ce que j’ai dit, à chaud, à la journaliste de « Complément d’enquête » est vrai. Ils « nous » ont balancé des centaines de grenades explosives.
Dans un moment de relative accalmie et pour cause de « vent mauvais » (le gaz lacrymogène revient vers nous), nous quittons notre position le long des camions de l’armée et rejoignons nos camarades du second groupe toulousain, tout en faisant attention aux grenades qui explosent pas loin de nous. Je pense aux picto-charentais de mon groupe et me dis que, pour un baptême du feu, c’en est un. Et « gratiné ». On échange. Je les sens impressionnés. Mais, à priori tout semble aller bien. Et je les trouve spécialement courageux (inconscients ?) d’être encore là. Nous continuons à observer cette « bataille de Sainte-Soline » et je ne peux m’empêcher d’être admiratif devant ces (jeunes) hommes et femmes qui continuent à aller au contact dans une ambiance comme celle-là. Des fourgons de gendarmerie sont en feu. L’ambiance est un peu dingue et pourtant, une fanfare continue à jouer de manière un peu lancinante. Les manifestants ne fuient pas. Pour beaucoup d’entre eux, ils se contentent de reculer pour se mettre à l’abri des tirs de grenades. Les heures passent. On observe, on échange, on essaie de décrypter en live ce qui se passe. Et puis, un reflux s’amorce. Les gens commencent à quitter le site en repartant vers Vanzay. Je dis aux camarades de mon groupe : « On va les suivre. On va voir ce que vont faire les flics, s’ils vont procéder à des contrôles, voire des arrestations. Faut qu’on observe ». En traversant un hameau (je saurais plus trad qu’il s’agit d’Asnières), on aperçoit des habitants qui au loin nous observent. « Qu’ont-ils dans la tête, que pensent-ils ? » me- dis-je. Les jambes sont lourdes et je me dis qu’il va falloir marcher encore longtemps. Pas de gendarmes en vue. Je suis seul... J’ai été bloqué par une personne qui m’a soûlé de questions et considérations, assez indigentes en général, et dont j’ai mis du temps à me « débarrasser ». Les camarades de mon groupe ne m’ont pas attendu et ça m’énerve un peu. C’est contraire à nos usages de se séparer lors des dispersions, surtout celle-là. J’en veux plus à mon camarade toulousain, expérimenté-lui, qu’aux néo-observateurs picto-charentais dont je me dit qu’ils doivent être bien secoués. Pendant cette heure-et-demie de marche, à mon rythme, je serai souvent interrogé, au vu de ma chasuble, par des manifestants. Toujours, peu ou prou, la même question « Alors, les observateurs, qu’est que vous pensez de ce qui vient de se passer ? ». Et toujours la même réponse : « C’est dingue, ils ont utilisé des centaines de grenades explosives, va y avoir plein de blessés graves et j’espère, pas de morts ; c’est un usage totalement disproportionné de la force ; on va faire un rapport ». « On va faire un rapport », ça me semble un peu dérisoire de répondre ça... Je voudrais seulement que l’on me laisse tranquille, qu’on me laisse le temps de digérer ce que je viens de vivre. Enfin, les premières maisons de Vanzay. Je repère les camarades de mon groupe. Les picto-charentais ne traînent pas et on prévoit de se retrouver le soir à Melle pour la réunion de bilan d’observation.
Je repère un petit muret qui m’apparaît, après m’y être assis avec mon camarade toulousain, comme le fauteuil le plus confortable de toute ma vie (j’en ai vraiment « plein les bottes »...). Et là nous observons ces femmes et ces hommes qui passent, par centaines, par milliers devant nous pour rejoindre le « camp de base ». La couleur bleue des vêtements de travail (le dress code de la manif) domine. Beaucoup de jeunes (moins de 35 ans) et de couples, souvent main dans la main. Les gens ont le pas lourd (malgré mon âge, je ne suis donc pas le seul...) mais on sent encore beaucoup de détermination dans les démarches. Les regards sont francs et directs. Durs pour certains. On voit passer des blessés, aux jambes beaucoup, soutenus par leurs camarades. Un « vieux » (qui semble avoir mon âge...) de la conf’ « harangue » les gens en les remerciant, en leur disant que la lutte continue. Une femme propose des bisous : « Venez me faire un bisou, c’est gratuit ». A la longue, je trouve ça chiant, cette voix me vrille la tête... Des amis toulousains passent et prennent de nos nouvelles. Bizarre, encore une fois, que les gens prennent de nos nouvelles comme si nous étions plus menacés que les autres.
Et puis, un moment de grâce.
Un groupe arrive, avec une chorale largement féminisée, qui chante « A bas l’état policier ». Ce n’est pas scandé, c’est chanté. C’est beau. Je décide de filmer au ras du sol pour ne voir que les jambes (surtout, pas de visages ni de signes de reconnaissance...) et enregistrer cet instant.
J’ai les larmes aux yeux en entendant ce chant (et je pleure encore en écrivant ces lignes). Et je suis heureux. Heureux d’être avec elles et eux. Bien sûr, je suis observateur. Mais mon cœur est avec elles et eux. Ceux qui défilent devant moi, ce sont les miens. C’est mon camp. Le camp de la vie, de l’amour, de celles et ceux qui se battent pour un monde solidaire.
Et je repense à Malville et me dis que, si après avoir vécu les scènes de guerre de l’époque, j’avais eu la chance de pouvoir poser mon cul sur un muret en écoutant chanter les miens, j’aurai peut-être allégé le sac-à-dos que je porte depuis lors...