Max Weber nous a enseigné depuis longtemps que la rationalisation des activités humaines était le principe actif des sociétés occidentales. Sous le double aiguillon de la techno-science et de l’économie, la rationalité instrumentale s’est imposée non pas seulement comme une manière d’organiser rationnellement des moyens en fonction de fins, ce qu’elle est, mais de plus en plus comme une fin en soi. Outre le « désenchantement du monde », ce processus véhicule, sous la forme de l’évidence rationnelle, une forme de barbarie douce où l’action se justifie de plus en plus par elle-même sans référence à sa signification. Rationaliser, moderniser ou réformer deviennent des mots d’ordre autosuffisants. Quant à leur signification, elle devient presque accessoire. Cette stricte logique instrumentale s’exprime partout avec la même cécité : en France, elle porte un nom, la RGPP, la révision générale des politiques publiques. Des objectifs quantitatifs sont devenus dirimants : le non remplacement indifférencié d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, les indicateurs chiffrés de l’activité policière qui transforment les policiers en forcenés de la garde à vue ou en collecteurs d’impôts ; ceux de l’activité hospitalière qui amènent les médecins à gérer leurs lits comme des hôteliers leurs chambres au mépris de leur éthique médicale ; les peines planchers qui dépossèdent les juges de leurs capacités d’appréciation pour en faire de simples exécutants d’une procédure automatique,… Bien sûr, on dira que des contraintes, notamment budgétaires, pèsent sur nos services publics et qu’il n’est pas illégitime de rechercher leur efficacité. Sans doute, pour partie seulement tant il est vrai qu’en la matière les choix politiques comptent, mais cela doit-il se faire au mépris du sens même de leurs activités et sans que cela soit débattu et concerté ? Ce processus affecte aussi l’institution scolaire de plus en plus saisie par une logique managériale et ses indicateurs de performance. Il y aurait beaucoup à dire sur la question mais nous souhaiterions insister ici sur un autre aspect de l’évolution en marche à l’école, en l’occurrence sa dimension idéologique. Récemment le programme de sciences économiques et sociales de la classe de seconde a été redéfini et cette nouvelle définition doit, selon nous, être interprétée dans ce cadre général.
En prenant notamment pour objet les programmes enseignés à l’école, la sociologie dite des curricula qui s’est développée en Grande-Bretagne depuis les années 1980, nous amène à porter un regard analytique sur la manière dont sont définis les contenus de ces enseignements. En la matière, des conceptions du monde et des intérêts portés par différents acteurs, qu’ils soient ou non des professionnels, s’affrontent. La nouvelle définition du programme de sciences économiques et sociales en classe de seconde en est l’illustration. On peut résumer ce nouveau programme sans trop de difficulté tant l’orientation générale est claire. Dans l’unique heure et demie désormais dévolue à l’enseignement économique et social à la place des trois heures précédemment, il s’agit de centrer les apprentissages des élèves sur des rudiments de micro-économie (courbe de coûts, d’élasticité,…) censés autoriser une appréhension plus « scientifique » des phénomènes économiques. Cela se faisant au prix de la disparition de thématiques telles que l’entreprise comme entité socio-économique, le chômage, les inégalités ou encore la famille. En bref, la micro-économie est censée donner la clef de la compréhension rigoureuse qui manquerait aux jeunes esprits face aux réalités contemporaines essentiellement économiques. Implicitement mais clairement, les autres sciences sociales – sociologie, anthropologie, histoire mais aussi droit – sont renvoyées au statut de savoirs ancillaires voire quelquefois purement idéologiques. Il y a là une rupture avec les sciences économiques et sociales telles qu’elles furent instituées à la fin des années 1960 dans la tradition de l’école historique des Annales. En peu de mots l’économiste Thomas Piketty a dit sur le site de l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (APSES), son incrédulité face à cette mesure :
« Supprimer l’étude des inégalités, du chômage, etc., en pleine crise financière et sociale, est proprement aberrant. Tout cela sans écouter les enseignants et les chercheurs en sciences économiques et sociales, et en s’appuyant sur les conseils d’un banquier (Michel Pébereau)... C’est sans doute cela, "la moralisation du capitalisme". »
Piketty a raison, cette réforme est bien historiquement inopportune mais elle apparaît aussi pédagogiquement débile, épistémologiquement rétrograde et idéologiquement délétère. C’est ce dernier point qui nous intéressera ici.
« There is no such thing as society. »
On se rappellera peut-être cette phrase que prononça Margaret Thatcher en 1987 en signifiant que le social n’est constitué que d’individus et de familles responsables de leur comportement et, finalement, de leur sort. La société n’existe donc pas, seuls comptent les comportements individuels dont la micro-économie fournit justement un modèle d’analyse à condition de faire de l’individu ce « calculateur des plaisirs et des peines » dont parlait Veblen. Cette double réduction de la société aux individus qui la composent et de l’individu au « calculateur des plaisirs et des peines » constitue l’arrière-fond axiomatique de la nouvelle définition du programme de seconde de sciences économiques et sociales. On peut considérer que c’est bien cher payer la possibilité de formaliser surtout quand on prétend faire une micro-économie du mariage, du crime ou du vote (qui, précisons-le tout de même, ne sont pas encore au programme mais pour combien de temps encore si l’on poursuivait dans le sens engagé ?). On pense ici à la célèbre saynète de Sorokin. Celle de l’homme qui cherche ses clefs égarées la nuit sous un lampadaire. Ce dernier répond au passant qui l’interroge qu’il ne sait pas où il les a perdues mais que, s’il les cherche sous le lampadaire, c’est parce qu’ il y a là de la lumière ! C’est ce que Herbert A. Simon, lauréat en 1982 du prix de la Banque nationale de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel, appelait l’« exercice scolastique » quand il réagissait en 1997 aux manuels de micro-économie avec la virulence suivante:
« Je pense que les manuels sont scandaleux. Je pense qu'exposer de jeunes esprits impressionnables à cet exercice scolastique, comme s'il disait quelque chose sur le monde réel, est scandaleux. » (Models of Bounded Rationality, vol. 3, 1997, p. 397)
Si l’on peut accepter, en dépit de Simon, que la micro-économie dise quelque chose de la réalité de l’entreprise, dit-elle pour autant tout ce qu’il y a d’important sur le sujet ? Comme le disait Gaston Bachelard plus un phénomène est complexe et plus le comprendre exige une pluralité de points de vue. Qu’en est-il des formes juridiques de l’entreprise ? Et, plus délicat, des rapports de pouvoir et de répartition au sein des entreprises ? Circulez ! Désormais il n’y a plus rien à voir ! De même, évaporés le chômage et les inégalités, ces questions ne se posent plus…dans le programme. Les élèves, une fois sortis du système éducatif, subissent fortement le premier et pâtissent des secondes mais pourquoi les étudieraient-ils ? Trop difficile répondront nos universitaires sûrs de leur science et bien décidés à ne la réserver qu’aux esprits débarrassés des fausses évidences et autres croyances par un apprentissage salutaire de la micro-économie. Comme si les sciences sociales se réduisaient au périmètre de la science économique standard. A l’heure où même la Reine d’Angleterre, pourtant peu connue pour son exubérance politique, interpelle les économistes sur leur incapacité à anticiper la crise financière, on voudrait nous présenter l’économie standard comme la seule manière de rendre compte des phénomènes contemporains. Encore un effort et, avec une nouvelle panique financière, les courbes de coûts deviendront obligatoires en maternelle ! Il y a là un contresens historique contraire à l’intérêt général d’une société diverse, créative, critique et solidaire. La solidarité, les thèmes supprimés du programme – le chômage, les inégalités, la famille – posent, chacun à sa manière, la question de la solidarité. Est-ce un hasard ? Nous ne le pensons pas tant il est contre-nature, même s’il existe des contorsions de ce genre, de penser la solidarité à partir d’une collection d’individus économiques mus par la recherche de leur intérêt. A force de théoriser la société à partir de la libre activité d’individus intéressés on en vient à légitimer des comportements qui font fi de toute solidarité. Et des individus « décomplexés », sûrs de leur valeur économique et insoucieux des autres peuvent-ils narguer le monde tout en apparaissant comme des modèles. Des traders perclus de bonus aux footballeurs richissimes parmi d’autres, l’arrogance se fonde sur la conscience de « mériter » économiquement ce que l’on gagne ; le reste, le non économique, on peut l’ignorer voire le mépriser. A titre d’exemple, voilà comment Le Monde du 19 décembre dernier rendait compte de propos tenus par le footballeur français Nicolas Anelka, joueur du club anglais de Chelsea où il reçoit un salaire mensuel de 483000 euros :
« En France, tu ne peux pas faire ce que tu as envie de faire. […] J'aimerais bien habiter en France, mais ce n'est pas possible. On sait pourquoi, niveau fiscalité... » « Si je veux rouler en grosse voiture, je suis regardé différemment. Je ne veux pas jouer au foot et payer [ aux impôts, ndlr] 50 % de ce que je gagne »,a expliqué Nicolas Anelka […]" « L'argent que j'ai, il est pour mes enfants. Si je peux leur offrir quelque chose, je le ferai là où il n'y a pas de fiscalité. C'est comme ça que je le vois. Si certains sont choqués, tant pis. Mais la France, c'est un pays hypocrite. »
Par delà cet exemple parmi de nombreux autres, ce qui frappe ça n’est pas l’opportunisme fiscal qui n’est pas nouveau comme on le sait en Suisse. Il s’agit plutôt de la liberté de ton avec laquelle est assumée, sans fard aucun, une position strictement individualiste de l’intérêt qui renvoie la solidarité à une simple « hypocrisie ». Sous-entendu : quiconque à ma place ferait la même chose que moi. N’est-ce pas là l’aboutissement logique d’une conception « économique » de la société ? Il n’y a pas de société qui peut perdurer sur la seule base de l’intérêt individuel dont Durkheim disait que « s’il rapproche les hommes ça n’est jamais que pour quelques instants ». Au moment de définir les nouveaux programmes de seconde, on semble bien l’avoir oublié et nous ne sommes pas d’accord.