C O R R I G E R L E S C O P I E S D E P H I L O S O P H I E
E N D I R E L E P L A I S I R E T LA N É C E S S I T É
Quarante années où chaque mois de juin un rituel professionnel scandait ma vie.
Dire en quoi le retour d’un énorme paquet de copies de philosophie (entre 127 et 184) était chaque année une fête et une consécration du travail de l’année. Un effarement aussi parfois.
Mais la vie, la vie même de l’enseignement de la philosophie.
Il fallait aller au loin chercher son paquet dans ces lourdes enveloppes kraft renforcées par du fil de trame. Les tenir le plus souvent dans ses bras, dans le train, faute de pouvoir les glisser dans la sacoche. Attendre le calme de la table de travail pour les disposer par sujet, évaluer déjà les choix des élèves, sentir en jetant un oeil sur les premières pages ce qui se dessinait de l’approche intellectuelle du texte et des sujets, du moins de l’état de vigilance de nos élèves. Sentir que telle ou telle idée faisait florès ou au contraire difficulté. Lire une ou deux copies rapidement sans évaluer, pour voir et sentir.
Puis se poser, laisser reposer, et en une nuit fauve avaler une ou deux dizaines de copies, les annoter, cocher quelques paragraphes repères pour aller se frotter aux collègues dans la première réunion de concertation. Lire tout haut une copie, découvrir ce que nos collègues y reconnaissent de travail ou de finesse, être déconcerté de ne l’avoir pas vu, en colère aussi lorsque les propositions de notes des 20 ou 25 membres de la commission s’affichaient en colonnes au tableau et découvrir à quel point il fallait parler, expliquer, préciser pour en comprendre les écarts. Tout jeune collègue entendre la remarquable intelligence du métier d’un ancien qui trouvait dans le détail d’une copie qu’il n’avait qu’entendue une marque décisive de réflexion. Comprendre que l’exercice auquel étaient confrontés les élèves y compris les plus inattentifs au cours était un travail sérieux. Une fois par an s’adonner à écrire une copie sur un grand imprimé formaté était bien pour chaque élève une sorte de montée au sommet. Oui, vraiment une question devait être abordée ou un texte être commenté. Et oui, le corps professoral devait en prendre la mesure collectivement, souvent dans des tensions et des difficultés à apprécier le paquet particulier que nous avions et à nous confronter à d’autres copies entendues que nous ne trouvions désespérément pas dans notre paquet !…
Dire à quel point ce moment de rencontre et de discussion entre collègues était un moment éclairant de notre vie de professeur de philosophie et que là, chaque année tout était pris, repris, évalué, jaugé et jugé. Il s’agissait en fait d’une confrontation avec la réalité de ce qui se pensait possiblement dans l’esprit de la jeunesse du monde, en français et en France, à ce moment là, sur ces sujets là !
Puis venaient une dizaine de jours de claustration pour des lectures annotées le plus souvent pénibles et harassantes. Puis le paquet diminuant le passage après quelques coups de fil aux collègues et amis ce moment où l’on sentait comment les notes comparées allaient pouvoir s’étalonner.
C’était aussi l’occasion de profiter d’une maison à la campagne que tel ou tel aîné mettait à disposition, d’un collègue, malade ou en congé qui faisait les courses et préparait les repas, les soirées à s’entretenir de ce qui se passait alentour mais au vif des copies et de l’état des choses qu’elles reflétaient. Ces moment précieux sont à la fois le sel de la vie d’un professeur de philosophie mais aussi, j’en suis sûr le sens profond de la vie intellectuelle, spirituelle et sensible d’une jeunesse qui ouvre par l’écrit, aussi modestement que ce soit, la porte au moins d’un espoir d’élaboration de réflexion et de construction encore possible. Je pense pouvoir dire que nous avons du moins longtemps, collectivement eu le sentiment de participer à cet espoir là. Nombre de nos élèves ont ainsi, en tous cas, oeuvré à ce possible de la vie de l’esprit et à son actualité.
Tout cela présidait aussi sans doute à la dernière commission d’harmonisation où nous nous écharpions encore pour équilibrer au plus juste nos notes en fonction des paquets respectifs. Une dernière lecture partagée avec une collègue ou un autre pour s’assurer que c’était bien une copie trop peu maitrisée et puis la lecture quasi jouissive de la meilleure copie décelée !
Et voilà que nous sortions harassés des paquets de phrases et de mots traversés en tempête mais que nous abordions enfin le rivage de silence de l’été et nos élèves la victoire sur les éléments.
Ce travail insigne, délicat, intelligent et sensible porte indéfectiblement la marque profonde d’un acte d’instruire fort et respectable, engagé dans son temps, attaché à se comprendre lui-même, à comprendre les autres et le monde.
Cela fabriquait la force et l’énergie de notre volonté d’instruire et d’éduquer pour la construction et l’élévation d’un commun utile, vrai et nécessaire. Ce travail d’attention et d’évaluation collectives et minutieux des choses doit être accompli, protégé, développé. Soigneusement gardé. Il est le signe tangible du respect que des hommes et des femmes libres accordent à de jeunes esprits en devenir qui viennent au monde par l’écrit et la parole en nous interpellant mais surtout en se ressaisissant de nos lectures et de nos cours pour amplifier y compris et surtout contradictoirement et leurs vies et le monde du commun, du sens et des communs dont ils seront les auteurs.
De cela l’hybride-synchrone à distance de tout et le logiciel Santorin qui permet de scanner et donc de dé-matérialiser les copies et abroge les commissions d’entente et d’harmonisation autant que les réunions des jurys fait tout simplement le saccage. Nous savions à quel point le cours de philosophie avait un objet, nous savons maintenant que confrontés à rien nous n’avons plus d’objet, nos élèves non plus.
Pascal VERRIER
Professeur de philosophie