Loin du concert des dirigeants du monde qui haussent le ton dans un concours de testostérones jamais épuisé, l'Allemagne pourrait s'enorgueillir le 23 mai 2009 d'une présidente de la République cultivée, belle et humaniste, Gesine Schwan.
Un texte de Pascale Laborier et Klaus-Peter Sick du Centre Marc Bloch (Berlin)
Avec la chancellière chrétienne-démocrate (CDU) en poste, Angela Merkel, l'Allemagne serait alors représentée, au moins jusqu'aux élections législatives de cet automne, par deux femmes.
Gesine Schwan avait été devancée lors de la précédente élection, en 2004, par le candidat de la CDU, CSU et du FDFP, Horst Köhler. Il avait certes recueilli la majorité absolue des suffrages, mais dix votes de son camp s'étaient reportées sur sa concurrente.
Outre le caractère inédit de l'élection d'une femme à cette fonction en Allemagne, ajoutons à ce portrait que la candidate sociale-démocrate (SPD), est professeure d'université et qu'elle en appelle à la confiance dans la culture et l'intelligence pour faire face à la crise économique.
Née en 1943, elle grandit dans une famille engagée dans la lutte antinazie (voir son site de campagne : http://www.gesine-schwan.de/). Elle se tourne dans sa formation vers les deux pôles de l'Europe. Elle réalise sa scolarité au lycée français de Berlin, puis poursuit ses études à Cracovie et à Varsovie, où elle fréquente les opposants au régime. Elle consacre sa thèse de doctorat au philosophe Leszek Kolakowski (La philosophie de la liberté après Marx), devient professeure de science politique à l'Institut Otto-Suhr de Berlin-Ouest. Elle est l'auteure de treize ouvrages et a été présidente de la Société Allemande pour les Sciences Politiques. Entrée au SPD à l'époque de l'Ostpoltik de Willy Brandt, membre de la Commission des valeurs fondamentales, elle s'oppose à la politique qu'elle juge de complaisance de son parti avec les régimes communistes. Elle représentait alors l'aile qualifiée de droite du SPD : résolument parlementaire, résolument attachée à l’économie sociale de marché et, comme habitante de Berlin-Ouest, résolument anticommuniste. Elle réintègre le parti social-démocrate seulement en 1996. Aujourd'hui, elle fait plutôt figure de représentante de l’aile gauche du parti: familière, par son travail comme présidente d’une université proche de la frontière polonaise, de cette « autre Allemagne », celle des petits villages gris du Brandebourg dont la pauvreté continue à frapper, elle est parmi ces sociaux-démocrates qui se préoccupent des clivages grandissants entre les "gagnants" et les "perdants" outre-Rhin. Récemment ses craintes quant à la stabilité de la société allemande face à une la crise économique durable ont déclenché une vaste discussion. Dans les débats publics ou dans sa biographie publiée récemment, Woraus wir leben. Das Persönliche und das Politische (De quoi nous vivons. Le privé et le politique), elle se présente comme une femme de convictions défendant une vision du monde humaniste. Les débats théologiques ne la rebutent pas. Elle n'hésite pas à dire non plus qu'elle a mis de côté pendant des années sa carrière universitaire pour s'occuper de sa famille.
Le concurrent de Gesine Schwan dans cette élection est le président en poste. C'est la première fois qu'un président en exercice doit se jeter dans l'arène électorale pour sa réélection alors que Theodor Heuss (1949-1959), Heinrich Lübke (1959-1969) et Richard von Weizsäcker (1984-1994) purent bénéficier d'un large soutien. Le président est élu par l'assemblée fédérale composée à parité de 612 représentants élus du Bundestag (issu des élections de 2005) et de représentants désignés par les Länder (en fonction de leur population). Or pour obtenir les voix requises de ces grands électeurs le 23 mai prochain, Gesine Schwan aspire à rassembler autour de son nom l'ensemble des voix de gauche : les sociaux-démocrates, les Verts et le nouveau parti "Die Linke". Ce faisant elle tente de se positionner au-delà d'un débat vieux comme le SPD, mais qui le déchire actuellement avec une violence qui n'est pas sans rappeler les années 1920 : faut-il se définir comme un parti qui accepte, dans la durée, l'existence de forces qui se proclament plus à gauche que lui-même et de rassembler, en sus, ces forces contre la droite ? Ou faut-il plutôt conserver l'ambition, partant d'une certaine conception du républicanisme allemand, de se concevoir comme le seul parti de gauche véritable, considérant qu'au sein du parti Die Linke, il y aurait à la fois trop de conservatisme, c'est-à-dire de nostalgiques de la dictature, trop d'illusions, c'est-à-dire de prophètes du marxisme, et trop de radicalisme, c'est à dire de gens qui n'acceptent que du bout des lèvres les règles de jeu de la loi fondamentale de la République ? Ayant opté pour la première solution, Gesine Schwan a beau dire que son option pour les élections du 23 mai ne préjuge en rien les choix des sociaux-démocrates pour les élections législatives du mois de septembre. Elle pose désormais une question épineuse, d'une part aux représentants de l'aile droite du parti social-démocrate (elle avait jadis contribué à fonder le Seeheimer Kreis), et d'autre part aux anciens résistants contre le régime est-allemand (le Bündnis 90) et leurs sympathisants chez les Verts.
Le dialogue que Gesine Schwan a initié et mène comme candidate officielle du SPD avec Die Linke semble, en effet, à certains au sein de son propre parti par trop amical. Elle a invité autour d'une Table ronde des interlocuteurs que d'aucuns persistent à vouloir exclure. Pour ces derniers, la candidate aurait accordé à la légère un droit de reconnaissance à la "gauche au delà de la gauche" ; et ce à un moment où la crise économique et le retour d'un État volontariste et actif semblent revigorer la gauche traditionnelle. C'est donc paradoxalement la grande aptitude de Gesine Schwan à rassembler autour d'elle des interlocuteurs de divers bords qui pourrait se retourner contre elle. Ainsi les affiches électorales que le SPD vient de coller pour les élections européennes du mois de juin expriment en tout cas que le parti a opté, à cette occasion, contre la stratégie de sa candidate aux élections présidentielles. "Die Linke" ne lance que des paroles en l'air (littéralement un sèche-cheveux soufflant de l'air chaud), disent ses affiches. Dans cette situation économique difficile, le SPD se présente comme le seul parti de gauche efficace et par conséquent - suivant un argument particulièrement affectionné en Allemagne - le seul parti de gauche légitime. Autrement dit : le réalisme dont fait preuve Gesine Schwan dans son rapport avec "Die Linke" paraît trop proche de la résignation et pourrait lui coûter des voix dans le camp qu'elle considère comme le sien. La députée des Verts Uschi Eid a déclaré récemment qu'elle ne voterait pour Gesine Schwan.
L'évolution de ces débats autour de la présidence marque le passage d'une présidence de la République consensuelle à une République plus conflictuelle malgré les coalitions (ou justement en raison des accords de coalition...). Elle reflète une mutation profonde de la démocratie d'outre-Rhin. A l'époque de la RFA de Bonn, les trois partis ayant alterné au pouvoir, grâce au système de coalitions, ont tenté de tenir d'un commun accord hors des luttes partisanes la fonction suprême de la République. On considérait que dans un État fédéral et dans une société qui affichait volontiers son pluralisme, le président devait être, à l'image d'un roi ou d'une reine britannique, le garant de l'unité. A l'époque de la République de Berlin, définie non seulement par l'unification de deux États et de deux sociétés dont on n'a pas fini de réaliser les différences, mais aussi par une mutation du système partisan qui a augmenté à cinq le nombre des grands partis, la présidence de la République s'est politisée au fur et à mesure que s'aggravait une crise rampante de la représentation politique. De plus, se diffuse l'idée selon laquelle le président pourrait avoir un rôle actif, intervenant, voir redressant les déficiences d'une machine politique aux rouages toujours plus nombreux, mais aux produits toujours lacunaires. Des détracteurs de la politisation de la fonction comme le député Kurt Biedenkopf, ancien secrétaire général de la CDU et ministre-président de la Saxe, critique ouvertement la campagne qu'il qualifie de "déloyale" de Gesine Schwan. Il la met en garde des conséquences politiques de sa campagne : son élection ne pourrait être possible qu'en s'attachant les voix du parti lié à l'ex-RDA. Au delà de l'impossibilité qu'a le président en exercice de mener sa propre campagne, sont en jeu les élections européennes du 7 juin et surtout les législatives du 27 septembre 2009. Le ministre des affaires étrangères en poste, Frank-Walter Steinmeier, est le candidat des sociaux-démocrates à la chancellerie contre sa partenaire de gouvernement, Angela Merkel. Celui qui a été le chef de cabinet à la chancellerie (1999-2005) de Schroeder est un des metteurs en oeuvre du train sévère des reformes économiques, soutient publiquement Gesine Schwan, ce qui lui permet d'entrer en campagne contre sa propre coalition sans l'attaquer frontalement...
La deuxième République d’outre-Rhin n’a jamais cessé d’être une « République des professeurs » (citons par exemple la Cour constitutionnelle ou le cercle très sélect de conseillers des « Sages de l’économie ») — même si aucun des présidents de la République, sauf le premier qui a quitté ses fonctions en 1959, n'a appartenu à cette profession (qui garde en Allemagne un prestige nettement plus grand qu’en France). Dans l’année où la République de Berlin fête son soixantième anniversaire, et les vingt ans de la chute du mur, il se pourrait que Gesine Schwan succède dignement à celui qui, comme intellectuel et comme personnalité avait jadis défini le profil de la présidence de la République, Theodor Heuss. Comme lui, elle connaît très bien la France et parle un français parfait. Toutefois, les enjeux du calendrier électoral et la nécessité de se positionner de manière concurrentielle dans son propre camp pourraient tout aussi bien faire échouer son élection pour la deuxième fois, justement en raison de sa capacité à rassembler autour de son nom. Car la spécificité de cette élection présidentielle, outre de s'affronter au président en fonctions, est d'être enserrée dans le marathon électoral, qualifié de "Super-Wahljahre" (la super année électorale), soit seize scrutins depuis les élections régionales de Hesse en janvier 2009 jusqu'aux dernières élections de cet automne. Après l'élection présidentielle, viennent en juin les élections européennes, législatives en septembre, régionales (Sarre, Saxe, Thuringe, Brandebourg) et municipales.
Pascale Laborier et Klaus-Peter Sick
Centre Marc Bloch (Berlin)