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Billet de blog 11 novembre 2019

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Comment faire un livre fainéant

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

   Il faut tout le talent d’un cossard. Attention, le cossard n’est pas forcément un imbécile. Il a l’art et la manière du réchauffé malin. Tel se présente le dernier livre de Michel Onfray. On aimerait que ce soit vraiment le dernier, mais on ne peut quand même pas écrire le nouveau, car de nouveau, il n’y a rien, sinon une présentation tout droit venue d’un service de com’ ou de graphisme pour attirer le chaland. On ne dira pas non plus le lectorat, ce serait confondre le nombre et la qualité.  

   Il y avait deux solutions. Soit, une fois de plus passer son chemin, passablement étonnée de l’audace quand même ; soit, poussée par un brin de curiosité intrigante parce qu’intriguée, aller y voir de près. La 2ème option fut privilégiée en raison de deux raisons : un titre dont il fallait subodorer qu’il cachait le pire -bien vu ! -  et une gentille libraire qui prête le volume qu’il est hors de question d’acheter. Il fallait aussi un motif puissamment philosophique, dont le titre racoleur Le crocodile d’Aristote fut l’occasion.

   En deux mots : apparu par la contre-vertu de la sérendipité informatique, l’annonce de ce énième livre s’accompagnait d’une présentation suffisamment allusive pour se croire alléchante mais suffisamment précise pour voir à y redire. L’objet se présente par la face nord, sa couverture glacée semblable à une publication tout exprès confectionnée pour le sapin de Noël comme cadeau de dernière minute. L’auteur, le titre, caractères en relief, brillants et glissants à ce point que j’en ai vu laisser s'y attarder leur doigt. L’index, celui qui montre, celui qui accuse. C’est bosselé, gaufré bon marché, le contraire de la rigueur des livres d'un rayon Philosophie.

   Mais enfin il faut bien l’ouvrir. Et si je tarde à retarder le moment, c’est que j’hésite : soit je fais un sort à l’ensemble, soit je le démembre au scalpel. La patience du lecteur dût-elle en souffrir légèrement. Tentons de conjoindre les deux. Ce que M. Onfray (re)donne ici, est d’accablante et affligeante fâcherie. Un terme qu’il conviendra de décliner autant de fois que d’entrées dans ce qui se veut une réflexion sur les objets -exceptionnellement les animaux, d’où le titre ! - dont certains peintres ont affublé, doté, vêtu, accompagné, leurs portraits de philosophes célèbres. L’idée eût pu être intéressante. Mais elle ne lui appartient pas, stricto sensu* et notre graphomane s’en souvenant un peu, il l’a ripolinée. Il lui a rectifié le profil et l’a énoncée en 33 propositions d’une même chose : la description plate d’un tableau choisi pour pseudo-prétexte d’une trouvaille à nulle autre pareille, jamais mise à jour, restée tue et invisible jusqu’à lui -ou comment se prendre pour Daniel Arasse sans en avoir le talent. Sauf que de révélation, point. Car chacun des philosophes retenus -tous stars au Panthéon des éditions scolaires, pourquoi pas- avant ou après l’épuisant discours pléonastique sur le tableau, active un résumé de type wikipédiatique de papier glacé. Non seulement M. Onfray ne nous apprend rien, mais cela couvre jusqu’aux 2/3 de chaque chapitre, dont on ne voit, finalement, rien venir. Marsile Ficin -oublions l’objet, il se dissout sitôt écrit- Marsile Ficin ou l’occasion de repasser son Platon pendant 2 pages et demie et le néoplatonisme pour une demi-page dans le genre fiche de révisions pour veille d’examen et une page encore pour la description du tableau. Et ce n’est pas, par surprise, l’annonce d’une description dynamique in « Le crâne d’Épicure », qui change quelque chose : ce n’est qu’un exposé d’objets ou parties d’objet qui ont un rapport dynamique avec le réel -ce qui n’est pas pareil-  qui, en conséquence, s’inscrivent dans le mouvement, qu’il soit d’espace ou de temps. Ici, le sablier. On se souvient comme l’auteur est en capacité de déverser toute son animosité contre le discours philosophique scolaire et universitaire parce qu’officiel et inversement. Pourtant, c’est exactement ce à quoi il s’adonne ici, à quelques arrangements près, auxquels il va falloir enfin faire un sort.

   L’opération de recyclage en mode cycle court constitue tout l’ouvrage, première paresse. Inutile de reprendre chaque chapitre, tous sur ce modèle, seul l’ordre peut être modifié : description du tableau et présentation de la philosophie du portraituré, avec titres de la bibliographie en caractères gras, perte de vue quasi instantanée de l’objet prétendument rapporté au philosophe comme homme de réflexion, ou apparition furtive, tardive, malavisée, inconséquente. Au hasard et pour exemples : l’hameçon de Freud, arrivé 6 pages après son titre, la lancette de Sénèque… juste signalée et inanalysée. Il faut passer car il n’y a aucune exception à ce qui commence à ressembler à une sacrée, ou une satanée, tromperie sur la marchandise.

   Mais encore. Depuis des décennies, M. Onfray se pique de philosophie et prétend interpréter ce qu’il lit, voit ou entend, non point au crible d’un raisonnement étayé par une connaissance affinée et pointilleuse des appareils critiques et des travaux historiques -qu’il conspue naturellement- mais au crible de ses obsessions de père-fouettard du monde entier. Depuis des décennies M. Onfray reprend toutes ses antiennes, manies, tics de langage compris, comme une mécanique totalement prévisible. Autre paresse. Il est vrai qu’en son temps, il se prenait pour la réincarnation de La Mettrie, possiblement son ancêtre. Ainsi, répétant ce que tout honnête homme sait de Platon, Aristote, Sénèque, Montaigne, ou un peu moins de Machiavel, Proudhon, Freud ou Foucault mais qu’il peut trouver partout, jusqu’arriver à 33 -chiffre christique oserait-on, si l’on osait ses façons- M. Onfray infiltre le venin qu’il manie avec habileté pour en user depuis toujours, le dénigrement. Lequel n’a besoin de rien ni de personne, juste d’être péremptoire et bien tourné. Ainsi, il peut se targuer d’avoir emballé des milliers de spectateurs par an à l’Université Populaire de Caen : en réalité toujours les mêmes, répliqués de semaine en semaine, qu’il se permettait d’additionner sans vergogne. Un peu comme un enseignant qui, parce qu’il a devant lui un nombre donné d’élèves pendant un certain nombre d’heures et un certain nombre de semaines, multiplierait les trois chiffres pour claironner qu’il a enseigné à des milliers d’élèves la même année ! Occasion de rappeler que l’ex-enseignant Onfray, qui clame partout avoir lié sa décision de cesser d’enseigner à la présence du Front National au second tour du scrutin de 2002, fait là l’un de ses plus gros mensonges. Et occasion d’ajouter que, celui qui fustige l’Éducation nationale avec véhémence fait ici autant de cours au rabais qu’il ouvre de chapitres.

   Revenons aux obsessions injectées sans surprise dans ce livre, jusqu’à l’insupportable. J’en demande pardon à l’avance de devoir pointer pour les rectifier ou les réformer quelques-unes de ces grossièretés, de celles qui amusent la galerie en faisant croire que la philosophie se niche dans les alcôves, (Sartre et Beauvoir ? des prédateurs sexuels ; les débuts de la psychanalyse ? trop de viols d’enfants par le père ; un regard de côté d’Engels par le peintre ? celui qu’il porte dans la pièce d’à côté où pourrait se trouver le fils naturel que Marx a eu avec sa servante ! etc.) goujateries qui ne s’embarrassent jamais d’un développement conceptuel précis, ignorent le véritable sens -grec- d’un procédé polémique, assènent dogmatiquement toujours les mêmes rengaines. Non, Monsieur Onfray, l’État de Nature rousseauiste n’est pas ce que vous en dites depuis des lustres, toujours le même contre-sens. C’est avoir bien mal suivi les cours de Madame Goyard ou de Monsieur Philonenko que de radoter ainsi sur le supposé Bon Sauvage. C’est surtout avoir bien mal lu le Second Discours et l’analyse qu’en fait Derathé ou Cassirer mais aussi Starobinski, pour ne citer que les incontournables. C’est encore -et c’est le plus infâme- contribuer à répandre les pires clichés qu’un mauvais élève de Lycée reprendra chaque fois qu’il lui sera donné dans sa vie de s’inscrire dans la lignée pénible de ceux qui ramènent une pensée complexe à un slogan. Il en est évidemment de même pour Platon, défiguré par votre incapacité renouvelée de saisir une pensée pour elle-même, dans les conditions intellectuelles, philosophiques, qui l’ont rendue possible. N’avez-vous à ce point rien compris aux cours de Monsieur Jerphagnon dont vous avez l’indécence de dire qu’il fut votre maître ? Il est malhonnête de jeter en pâture le vocabulaire de l’ontologie platonicienne sans lui porter le moindre éclairage. Certes, Platon est le philosophe des Idées. Mais que sont-elles ? Pourquoi cette majuscule légitime en français, sinon pour désigner un sens quasi insaisissable sauf précisément en grec, et pourquoi reprendre comme un mantra l’expression si peu platonicienne Ciel des Idées sinon pour la bastonner sans l’expliquer au plus près du texte et de ses différentes traductions comme il se doit ? Ainsi Platon enfilerait des perles conceptuelles ; mais Aristote n’est pas en reste, qui a inventé la phénoménologie, rien que cela… j’en connais qui doivent se retourner dans leur tombe ! La description du crocodile programmatique (ou publicitaire) aristotélicien n’est que la reprise de la description qu’en fait le Stagirite lui-même. Paraphrase. Mauvaise copie. Copie paresseuse. Je m’en voudrais de passer sous silence l’inadmissible caricature du cogito cartésien. Pour qui se prétend philosophe -mais, pardon on commence à douter- comment ignorer qu’en disant je suis (sum), Descartes ne parlait justement pas de son existence corporelle, dont l’exercice du doute ne lui donne aucune certitude en effet ! Depuis quand n’avez-vous pas relu les Méditations, texte latin et traduction revue par Descartes lui-même en vis-à-vis ? Et l’autre contre-sens traîné depuis plus de vingt ans sur le Jugement esthétique kantien : ce qui plaît universellement sans concept, dont vous ne reprenez jamais la signification kantienne des termes de Kant (volontaire insistance) pour lui préférer votre transposition fautive, qui les aplatit en un sens ordinaire et leur donne un goût de rien. Universellement n’a jamais signifié « tous les hommes sans exception » mais « qui est susceptible de dépasser toutes les relativités, toutes les particularités » ; révisez vos classiques. Ou abstenez-vous de tels articulets.

   Aussi : Montaigne pense Kant avant Kant, l’antispécisme avant l’antispécisme, Darwin avant Darwin, le féminisme avant Simone de Beauvoir, la pédagogie avant toute pédagogie ; quant à Marie de Gournay, non, elle n’a pas établi un état des Essais, à moins de dire qu’elle le fit par sabotage, tout le monde le sait ! Platon encore, car décidément il aurait été dommage de louper celle-là : Platon avait sous-titré son grand livre politique De la Justice. Il croyait donc que son programme était juste ! qui mériterait le bêtisier des copies du Bac. On a honte pour vous. Sans oublier les poncifs : la blouse de Proudhon marque sa fidélité à son trajet d’homme du peuple ! et les lapalissades, le médicament permet le soin quand on est malade, c’est au chapitre, (ou au chevet ?) de Marc-Aurèle. J’avoue avoir écarté la Robe de Chambre de Diderot et repoussé Voltaire. Il est vrai que je venais d’avaler les paperolles de Pascal et la bague d’Erasme -au fait, les bagues de ce livre toujours ou presque, des intailles, mais rien, moins que rien, sur une signification philosophique possible ? Pas plus que le luth de Montaigne, fallacieuse complémentarité grammaticale qui laisse croire qu’il s’agit du sien, d’un luth en sa possession, alors qu’il est question, toujours sans le questionner, d’un luth aperçu dans un tableau représentant Montaigne enfant. Il est vrai que vous n’avez pas la main qui tremble en faisant du grand Béarnais, en quelques mots, le précurseur de Claude Bernard et de Hume ! Mais le rapport de ce luth-là à la pensée de Montaigne, en sa complexité et sa finesse, rien, nihil.

Pourtant, on ne pourra pas dire que vous n’y allez pas de votre point de vue. Florilège : J’aurai tendance pour ma part à estimer ; on pourrait également songer que ; (ceci) pourrait renvoyer à … Le syndrome permanent de la réponse à chaque question, d’autant plus pénible que vous êtes celui qui pose la question et y répond toujours. Même quand il n’y a pas de question d’ailleurs : ainsi votre parti pris liminaire et comme toujours un brin infatué : vous êtes le premier à dire comment des objets symbolisent des philosophes en peinture. Expliquer ? Permettre de comprendre ? L’art et la philosophie seraient réductibles à la double logique de la représentation d’un objet prétendument philosophique au seul prétexte d’apparaître dans l’espace pictural d’un portrait ? Michel Foucault fait les frais de tous ces défauts cumulés. Après avoir énuméré « des » Foucault, ce qui a déjà été fait pour Montaigne et donne quand même l’impression de tirer à la ligne, vous nous infligez la dent qui (lui) manque, le non-peint mais peint quand même, dans des termes affligeants. Je cite : ce trou dans la bouche, c’est un trou dans l’être. C’est un nouvel orifice par lequel on parvient au creux de la chair du philosophe, là même où les idées prennent naissance. Sidérant, suffocant. Tout est à cette aune.

   Achevons. Non que tout soit dit mais la messe est dite, les litanies avec, et le sermon qui nous prend pour des imbéciles. Restent deux choses plutôt divertissantes parce qu’elles ont échappé à leur auteur. Par deux fois, M. Onfray fait ou désigne son autoportrait. Saisissant ! Thomas d’Aquin : regard froncé ; front plissé ; bouche pincée c’est tout lui ; et l’Héraclite de Rubens, allez voir d’un clic, c’est gratuit. Et puis, quand notre vaniteux veut faire croire qu’il se rit d’un moqueur, on ne peut être dupe : il reprend le portrait qu’un peintre local amateur -on note le mépris- a fait de lui, et loin de montrer sa grandeur d’âme à l’égard de celui qui le représente, certes avec un cou de taureau et une petite bouche aux lèvres pincées (tiens donc !), M. Onfray l’achève et même le tue, faisant semblant de l’encenser pour mieux se glorifier de sa propension au pardon. Il eût suffi qu’il n’en parlât point. Mais il fallait bien achever en beauté les portraits de famille… en s’y plaçant soi-même !

   Finissons-en. Ce crocodile d’Aristote est une méchante chose bâclée qu’on pourrait imaginer confiée à un assistanat tiers pour certaines pages tant elles relèvent de la fiche de bachotage truffée d’erreurs et de sottises. Ce livre n’est pas ce qu’il prétend être, quelles qu’en soient les intentions dont on dit et l’on sait que le chemin de l’enfer se croit être bien pavé. Vite, j’ai rendu le livre à la gentille libraire.

*on permettra que je ne dise pas tout.

**ne jamais oublier que l’excès de Diogène Laërce nuit gravement à la réflexion.

***on ne félicitera les éditions Albin Michel, ni pour le choix de leur couverture, ni pour n’avoir pas daté l’iconographie, ni donné les dimensions des œuvres, ni pour avoir inséré des sous-titres en immenses caractères du plus mauvais goût.                                            

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