Tu as pris un train avant le jour. Ton premier poste est en Normandie, toi tu vis à Paris. Tu n'as pas le permis, juste ton concours. Que seuls les certifiés passés par l’IUFM sont sûrs d’obtenir un poste dans leur académie d’origine, quand tu t’es inscrite à l’agrégation on ne te l’a pas dit. Il y a beaucoup de choses qu’on ne t’a pas dites. Pourtant tu crois savoir. Tout le monde croit, tout le monde a été élève…
Tu crois savoir, et tu n’es pas là par hasard : c’est un métier que tu as toujours voulu faire, prof. Transmettre. Faire grandir.
Une collègue te prévient entre deux portes, à mi-voix : stagiaire, tu remplaces une femme dépressive qui est hospitalisée depuis la fin de l’année précédente. Chaque année, on fait une classe poubelle et on la lui confie, parce qu’elle est tout le temps absente. Cette année, la poubelle est pour toi.
Il s’avère que la dépressive est la tante de l’un de tes amis. Il sait beaucoup plus de choses que toi sur ton établissement. Ce sont des choses qui ne donnent pas envie, te dit-il. Les bribes qu’il t’en confie tendent à t’en convaincre.
Par la fenêtre du train, tu dépasses une centrale nucléaire et tu traverses des bois. Parfois, une biche regarde passer le train. Surtout les jours de brume. Dans le train, tu croises, le matin, beaucoup d’autres professeurs stagiaires nommés en Normandie, qui comme toi habitent à Paris. Le soir il n’y a plus de trains, il faut se méfier, les conseils de classe finissent trop tard.
Le mardi, tu te rends dans une autre ville, apprendre à devenir professeur. On te montre des choses utiles comme des films sur la moissonneuse batteuse ou une vidéo de François Mitterrand.
Tu enseignes le français à une classe de cinquième.
Il y a Pierre-Marie qui s’appelle presque Jean-Marie et salue les bons résultats du FN dans la ville ; Sophie qui n’est pas raciste, mais Madame je n’aime pas les noirs parce que y’en a un il a piqué le sac à ma tante. “C’est comme moi, tu dis, je n’aime pas les blancs, il y en a un qui a piqué le portefeuille de ma grand-mère.”
Sophie, consternée.
Il y a Guillaume qui défonce les murs et les portes à coups de pieds quand on le punit parce que quand il est puni son éducateur, au foyer, lui interdit d’aller voir sa mère, SDF à Paris. Son pied reste coincé dans une porte, et toi depuis l’intérieur de la salle de classe tu vois ce pied qui dépasse, et s’agite et dépasse.
Il y a la discrète Marie, qui dessine des cœurs dans les marges des copies et écrit “Vous êtes mon professeur préféré ne le dites à personne.” Ton tuteur est furieux, il n’a pas l’air d’avoir reçu de message avec un cœur, jamais.
Il y a Damien qui baisse son pantalon devant les filles en gym et quand elles terminent leur roulade elles prennent ses parties génitales sur la tête. Elles se plaignent et on dit bon, comment ça se fait que la prof n’ait rien vu, hein les filles ? Alors Damien coince Célia contre un mur et lui met la main dans le slip et elle réussit à s’enfuir, le pantalon ouvert mais il a juste mis les doigts, quand elle se plaint à ses parents ils la changent de collège, parce que là c’est déjà la deuxième fois. Damien en profite pour mettre ses doigts plus profond entre les jambes de Brenda. Quand on l'arrête il a déjà baissé sa propre braguette.
Le principal prend peur, il échange Damien avec un délinquant d’un autre collège. Il te fait venir dans son bureau rien que pour te dire de ne répéter à personne qu’il va échanger Damien contre un délinquant d’un autre collège, que le papa est riche et qu'il paierait un avocat et qu'il faut décourager les plaintes. Tu le dis à tout le monde, alors il fera sur toi un rapport mensonger, affirmant que tu n’es jamais là, pas impliquée.
Un mois plus tard, tu apprendras que Damien s’est défiguré en faisant exploser un aérosol dans un feu de bois. Il était beau, Damien. Quelques jours plus tard, un autre élève, pas l’un des tiens, mourra brûlé vif dans un accident de voiture. Son frère, ivre, a embouti un mur, la portière de la vieille guimbarde, côté passager, était bloquée. “Ce n’était pas un bon élève”, dira ton tuteur en haussant les épaules.
Il n’y a pas assez d’inspecteurs pour inspecter alors on t’envoie une prof du collège d’à côté. Elle n’aime pas du tout ce que tu fais.
“Vous êtes une intellectuelle ! Ça se voit rien qu’à votre écriture. On n’a pas besoin d’intellectuels, à l’Education Nationale.”
Le coup de grâce, c’est quand elle ajoute : “Le vrai problème, c’est que vous n’êtes pas assez sexy. Ma stagiaire, elle est moins belle que vous, mais elle, elle est sexy.”