pascaleprivey (avatar)

pascaleprivey

Abonné·e de Mediapart

20 Billets

0 Édition

Billet de blog 4 juillet 2022

pascaleprivey (avatar)

pascaleprivey

Abonné·e de Mediapart

La vocation, 2

Tu es devenue prof "par vocation", parce que c'est avant le bac que tout se joue. Tu as aimé tes élèves, ils te l'ont bien rendu ; tu aimes enseigner aussi, tu as toujours aimé. Tu as fait le maximum. Mais la coupe a été pleine, et tu es partie. Ce n'était pas tenable. Le plus simple est de raconter.

pascaleprivey (avatar)

pascaleprivey

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’année d’après, à Saint-Cloud, personne ne comprend pourquoi tu refais un stage. Tes élèves sont formidables, tous tes cours aussi. Une trentaine de paires d’yeux te regardent avec amour ; s’ils chuchotent, tu dis “chut”, on n’entend plus que les stylos. A la fin de l’année, tu reçois des chocolats et de petits mots de parents : “Merci d’avoir fait aimer le français à Amaury”, “Merci d’avoir donné confiance en lui à Sylvain, même s’il n’a finalement pas gagné le concours de la Poste.”

*

Alors on te garde ;  on t’envoie dans une ZEP invisible, dans une ville dont le maire, tous les ans, met son veto pour empêcher que la zone devienne ZEP. Évidemment personne ne te prévient, ce tour de passe-passe tu l’apprendras plus tard, tu as un ami au rectorat qui connaît le dossier - qu’est-ce que ça change. Tu es professeur de collège et de lycée, dans deux établissements éloignés d’un quart d’heure à pied ; plus précisément, professeur de lycée qui, en fait, passe la moitié du temps dans le collège d’à côté. Le principal du collège t’a dit qu’il avait mal lu l’avis d’affectation, il t’a donné trois heures supplémentaires, avec celle que t’a mise aussi le proviseur du lycée cela fait quatre ; tous les mardis, tu enchaînes sept heures de cours - tu manques tomber de l’estrade quand la dernière s’achève.

Ton premier contact avec tes collègues du collège, c’est quand une grosse dame aux cheveux acajou te demande : “C’est toi la prof de français des 5eB ? Qu’est-ce que tu leur fais, tu ne sais pas les tenir ? J’ai cours juste après toi le lundi, et ils sont ingérables ! Faut que tu les visses !” Comme on est justement lundi, tu angoisses. Est-ce que tu ne te rends pas compte que les 5eB sont insupportables ? Durant l’heure que tu passes avec eux, tu es plus cassante que de coutume, sur la défensive. Tendue… comme eux, à force. La cloche sonne, tu descends, la récréation est bienvenue. La récréation ? Tu réalises que ta collègue n’a pas ces élèves après toi, mais après la récréation. S’ils sont odieux, c’est probablement parce que c’est la fin de la journée et qu’ils se sont disputés entre factions, comme à chaque récré. Rien à voir avec la façon dont tu t’occupes d’eux. Ni sans doute avec les compétences de cette collègue qui préfère t’accuser que se remettre en cause.

Un matin, alors que tu entres dans la salle des profs du collège, Mohamed te lance : “Ah, Pascale, ça fait tellement plaisir de te voir !”

Comme il t’a vu la veille et deux jours avant aussi, et que tu ne lui as jamais parlé que des soucis que posaient les élèves dont vous êtes tous les deux profs, tu es un peu désarçonnée. Pourquoi, tout d’un coup, cette joie ?

“Tu es la seule qui sourit, ici. Tu entres, tu dis bonjour, tu souris. Tu n’as pas remarqué ?”

Tu n’avais pas remarqué - mais il a raison, maintenant tu le vois.

“Ce n’est ni pire ni mieux qu’ailleurs”, t’a dit le principal au téléphone, avant la rentrée. Ni pire ni mieux, mais il n’ose pas entrer en salle des profs avant dix-sept heures, de peur d’être pris à partie par mes collègues. C’est une salle double, une grande salle avec une table de conférence suivie d’une petite salle contenant la machine à café. Le jeudi à 17h, tu es encore là, parfois en sortant de la pièce du fond, ton gobelet à la main, tu le vois punaises à la main, essayant d’afficher quelque chose sur le tableau de liège - tu avances, il recule, c’est instinctif, puis le cou rentré dans les épaules il fixe son papier en hâte, à peine t’a-t-il saluée, un hochement de sa tête chauve, il est de nouveau dehors.

Un jour, les surveillants font grève. Six départs de feu s’ensuivent. La salle de permanence est ravagée, faux plafonds démantelés, câbles arrachés. Il se dit que le principal est passé devant pendant que les élèves saccageaient tout - et qu’il a regardé ailleurs, le dos voûté, avant de retourner s’enfermer.

Encore ce principal est-il un titulaire ; il n’y a plus de conseillère d'éducation, plus de cuisinier, plus de principale adjointe non plus. Celle-là, partie sans prévenir - elle a demandé sa mutation en cachette - a été remplacée en catastrophe par une prof de technologie qui, très vite, entre en dépression. Un jour elle donne son feu vert à une sortie ; le lendemain, elle essaie de l’interdire. Un coup oui, un coup non, pour tout. Elle tremble, toute la journée elle tremble. Sa voix aussi.

Le bus est là, on attend un dernier accompagnateur ; elle glisse jusqu’à toi, les yeux fous : “Je ne la sens pas, cette sortie, vous savez, je ne la sens pas…”

Les départs de feu se multiplient. La principale adjointe, ou la Faisant-Fonction, ordonne de désactiver les alarmes, car bien évidemment il s’agit d’une ruse pour interrompre les cours. Un feu de corbeille à papiers se déclenche, beaucoup de plastique brûlé - la fumée âcre passe sous la porte de ta classe, tes élèves paniquent. Cela attaque la gorge et pique les yeux, on pleure. Tu fais sortir les enfants. Dans l’escalier, Mme la Faisant-Fonction bloque la descente, les bras en croix, et d’une voix stridente elle hurle : “Remontez ! Mais remontez !”

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.