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Billet de blog 6 juillet 2022

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La vocation, 3

Tu es devenue prof « par vocation », parce que c'est avant le bac que tout se joue. Tu as aimé tes élèves, ils te l'ont bien rendu ; tu aimes enseigner aussi, tu as toujours aimé. Tu as fait le maximum. Mais la coupe a été pleine, et tu es partie. Ce n'était pas tenable. Le plus simple est de raconter.

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Dans les escaliers, tous les jours, les élèves se crachent dessus. Un jour, un crachat t’atteint. Il ne t’était pas destiné - consternation de tes élèves. Rires, aussi. Tombé du haut de l’escalier, il s’est étalé sur ton bras, que tu regardes, perplexe - tu n’as rien pour l'essuyer.

Dans la cour, ton collègue de physique se fait malmener. Des élèves lui lancent, après la cantine, des épluchures. Ce n’est rien : l’an dernier, un gamin a lancé sur lui son pitbull. Par chance, l’animal était mal dressé… le prof de dessin, c’est devant la grille que des gosses à scooter le renversent et le rouent de coups de pieds. Mais on murmure qu’il est raciste - alors…

Quant à Clothilde, elle s’est fait rouer de coups de batte de baseball dans un autre établissement, alors, pour lui éviter de retrouver ses agresseurs dans les couloirs, on l’a mutée ici pour un an, à titre dérogatoire. Personne n’ignore ce qui lui est arrivé, ni ses collègues ni ses élèves. Ses rapports avec ces derniers sont tendus, le bruit court que ce n’est pas une bonne prof, de toute façon. Elle habite en banlieue, de l’autre côté de Paris, et élève seule sa petite fille. Elle culpabilise, parce qu’elle est énervée, le soir, quand elle retrouve la petite. Tout de même, elle va mieux qu’avant, quand elle la frappait.

Mickael, lui, a une technique pour faire régner le calme durant ses cours de maths : en début d’année, la première fois que les élèves chahutent, il casse tout. Il hurle, il renverse le bureau, il jette leurs affaires par terre. Après, ils ont peur. “Ils croient que je suis fou.”

La plupart du temps, les professeurs malades viennent travailler. Ce n’est pas tant qu’ils se sentent capables de travailler, ni qu’ils ont envie ;  mais, me dit Patricia, c’est la troisième fois qu’elle a trente-neuf de fièvre en deux mois, alors le généraliste a refusé de l’arrêter, il a des quotas. Certains élèves n’ont pas de pullover ; d’autres portent une doudoune même par 25 degrés à l’ombre. Comme ils viennent en cours même avec la fièvre, le nez qui coule ou la gorge qui gratte, on attrape tout. On attrape vite l’habitude, on tient. Malgré tout, trop malade, trop longtemps, une de tes collègues se fait remplacer ; on a oublié de prévenir la remplaçante qu’il ne fallait pas se retourner pour écrire au tableau, elle l’a fait, toute la classe s’est levée pour se battre et cracher par les fenêtres. Maintenant, elle sait.

Elle te dit, après t’avoir raconté comme elle a eu peur, qu’elle a eu une formation spéciale pour enseigner en ZEP l’an dernier. On lui a répété surtout que quand on était une femme il ne fallait pas faire d’humour, car l’ironie des femmes ne pouvait pas être comprise par un musulman, ce n’est pas dans leur culture.

Tu tiens des propos ironiques trois fois par heure, ils te comprennent très bien, ils sont noirs arabes portugais fils de chômeur de mère célibataire de vieux père maçon de femme voilée et ils te comprennent très bien.

Tu as mis un mot dans le carnet de Kevin parce qu’il faisait le clown au fond de la salle au lieu de travailler. “La prochène foi je lui métrez un né rouge et comssa vous le verré mieu”, a répondu la mère, et personne n’a jugé bon de réagir.

“Vous êtes prof de quoi, madame ? Vous avez la cinquième B ? Vous avez de la chance ! Nous, si vous nous aviez, on vous ferait pleurer tous les jours!” se vante une gamine de treize ou quatorze ans, élèves de 5eC, ses yeux braqués dans les tiens. Tu lui réponds que tu ne vois pas l’intérêt du projet.

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