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Billet de blog 7 juillet 2022

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La vocation, 4

Tu es devenue prof "par vocation", parce que c'est avant le bac que tout se joue. Tu as aimé tes élèves, ils te l'ont bien rendu ; tu aimes enseigner aussi, tu as toujours aimé. Tu as fait le maximum. Mais la coupe a été pleine, et tu es partie. Ce n'était pas tenable. Le plus simple est de raconter.

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A Noël, on doit construire des préfabriqués, car le collège est vétuste et il faut le rénover. Tout sera terminé début janvier, pour la rentrée.

Tu n’as cours que l’après-midi de ce premier lundi de janvier ; il fait froid et beau, tu marches vite pour arriver un peu en avance. Au dernier tournant avant le collège, tu tombes sur deux collègues qui, de loin, te lancent : “Rentre chez toi ! On est en grève !”

Tu te renseignes : la palissade de chantier est pleine de trous, des barres de fer sont entassées dans la cour, les escaliers extérieurs n’ont pas de rambardes. Jusque là, les entorses et les nez cassés étaient le lot quotidien, on n’a pas envie que s’y ajoutent des traumatismes crâniens, ni des accidents mortels. On arrête tout.

Tu es, officiellement, professeur au lycée d’à côté, et seulement détachée ici ; tu n’as pas le droit de grève, ne dépendant pas du collège en grève. Au début, tu annonces que tu soutiens le mouvement mais assures tes cours, faute de pouvoir faire autrement. On débat pour savoir si tu peux assister aux AG - on t’accepte ; tu ne voteras pas.

Tes collègues ont vraiment peur pour les élèves ; et puis ils aimeraient avoir l’air unis, ce qu’en réalité ils sont… que le collège reste ouvert les met hors d’eux ; il demandent aussi davantage de moyens, moins d’élèves dans les classes, plus de surveillants, l’espoir de pouvoir être un jour muté ailleurs, qui chez les professeurs prend la forme d’un bonus de points : le classement en ZEP, en somme. Il vient de nouveau d’être refusé - suite à un veto de plus.

Tu prends tes élèves en classe, ceux qui sont là. Tu as deux heures avec eux, une dans les préfabriqués, une dans le bâtiment en travaux. Entre les deux, la récréation. Il n’y a qu’une dizaine d’enfants, complètement désemparés, tu ne les as jamais vus si contents d’entrer en classe. Petits cinquième démunis… Durant la première heure, tu leur expliques ce qui se passe ; puis tu les assieds en cercle, tu lances le début d’une histoire, à charge pour celui que tu désignes ensuite d’imaginer la suite. Toutes les minutes à peu près tu choisis un nouveau narrateur. C’est tout simple, mais ça les rassure et ça les concentre… Quand les enfants ont l’air de nouveau à l’aise, tu fais un peu de grammaire et d’orthographe - ils te diraient presque merci.

En deuxième heure, tu changes de salle comme tu es censée le faire, quoique les salles soient toutes vides. La commission de contrôle de la sécurité des lieux mandatée par le rectorat est dans les étages - personne d’autre. Deux hommes ouvrent ta porte, vérifient la présence d’un extincteur, referment à clef. Tu ne te rends pas compte, sur le moment, que tu es prise au piège avec ta dizaine de gamins débraillés. En fin d’heure, impossible d’ouvrir, ta clef ne tourne pas. Les élèves s’amusent depuis des années à enfoncer des chewing-gums dans les serrures pour empêcher les cours d’avoir lieu, et chaque fois que le serrurier intervient il vérifie que ça marche du dehors, mais jamais du dedans. 

Personne dans les salles d’à côté ; personne à l’étage au-dessous. Ils tapent des pieds furieusement, mais ça ne va pas suffire pour qu’on les entendent.

Tes élèves ouvrent les fenêtres, et braillent. En vain. Tu les invites au calme, vous savez il y a souvent du chahut dans ce collège, les passants prennent ça pour du chahut si vous criez. Ils t’écoutent, interpellent les rares passants plus calmement - seulement ils ne savent pas expliquer, parlent tous en même temps, et, à celui qui renonce à comprendre, couinent des “sale pute nique ta mère” un peu trop facilement. Tu mets au point une nouvelle stratégie : dès que la personne qu’ils interpellent lève la tête, ils te laissent parler. Il s’agit d’une dame qui, évidemment, te croit. Elle prévient la loge. Qui prévient un surveillant. Qui, après cinq ou dix minutes, vient te délivrer. Il te dit même : “Heureusement que c’est pas arrivé à ma femme, hein, la pauvre ! Elle est claustrophobe !” Tu compatis.

Tu crains fort d’être en retard pour ton cours au lycée ; tu n’auras pas mangé, mais tu n’y penses même pas. Tu te rends cependant directement dans le bureau de la principale-adjointe, et affirme en entrant : “je viens vous expliquer ce qu’il s’est passé, il y a des choses pas très normales ici.”

“Je commence à en avoir assez de vos problèmes ! chevrote ton interlocutrice. Qu’est-ce que vous faisiez à l’étage, d’abord ?”

Tu réponds que tu te le demandes aussi, mais qu’elle le sait peut-être, étant celle qui, en début d’année, t’as attribué, avec la même classe, deux salles différentes pour deux heures de suite.

“Je n’ai plus rien à vous dire, sortez !” hurle la dame, et son carré méché s’agite furieusement autour de son visage.

“Dans ce cas, c’est réciproque”, conclus-tu en t'exécutant. Dans la cour, tes membres tremblent. Tu n’as pas pu t’empêcher… Elle va forcément t’en vouloir, et puis elle est dépassée… L’après-midi, au lycée, tu feras, au tableau, des fautes d’orthographe qui feront peur à tes élèves, “Madame, est-ce que ça va?”

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