Non seulement l’endroit est bien situé, pas loin de la Défense, à quelques minutes à pied de l’arrêt de tram - mais, titulaire d’un poste fixe, tu peux découvrir les lieux dès l’été, sans attendre la rentrée. Tu rencontres le proviseur, une dame peroxydée qui mâche presque toujours un chewing-gum. Elle prévoit de te confier des BTS. Tu t’émerveilles de l’élégance des bâtiments, un ensemble art déco en brique rose, très vaste, organisé autour de plusieurs cours. “Vous trouvez ? s’étonne le proviseur. C’est vrai, il y en a à qui ça plaît… Mais bon, on peut rien faire, ici ! Paperasse et compagnie ! Les moindres travaux, c’est d’un compliqué…”
Tu constateras en effet que, hormis les inévitables faux plafonds et les rares smartboards, peu de choses ont évolué depuis les années soixante. Les rideaux sont raides de poussière de craie, le mastic des fenêtres à petit carreaux s’effrite, le bois des estrades est d’un gris délavé. C’est beau.
Néanmoins le cowboy blond, ainsi que tu baptises rapidement ton proviseur, entend que les choses changent, et vite, et en tout sens. Un professeur de philosophie, M. T., part en vrille depuis des années, et fait cours certains jours en grec ancien, d’autres en allemand ? Elle lui attribue le parloir en guise de salle de cours. Cinq élèves maximum - il en vient habituellement moins… c’est juste gênant quand on veut recevoir des parents, il n’y a plus de lieu dédié. En même temps, quand on enseigne, on a l’habitude de manquer de place et d’intimité : une salle des profs, quand on a de la chance, contient trois ordinateurs, une photocopieuse en panne et une autre plus lente mais qui marche, une grande table de conférence et les trente-cinq profs qui attendent d’avoir cours en essayant de travailler. Les annonces ministérielles récurrentes, qui annoncent qu’un jour prochain tous les profs seront enfin obligés de rester sur place dans leurs établissements à des horaires de travail normaux, te font bien rire - mais t’énervent encore plus, car tu as beau chercher, tu ne leur trouves pas d’autre possible motivation que de punir des professeurs déjà submergés. Puisqu’il faut des coupables…
Une certaine Marie-France enseigne ici depuis une trentaine d'années. Elle est prof de lettres classiques, notoirement incompétente, dépressive, universellement chahutée. Elle refuse de prendre sa retraite, elle veut profiter des majorations. Madame le proviseur, elle, décide de profiter d’elle pour supprimer l’option grec, elle trouve ça compliqué de gérer les emplois du temps avec autant d’options. Mme le cowboy blond attribue à Marie-France tous les cours de grec. En fin d’année, il n’y a plus un seul helléniste, on peut fermer.
Après quelques mois, Cowboy blond te demande de passer dans son bureau : elle t’annonce que ton poste va être supprimé. Tu seras prioritaire sur les collèges à côté - et puis ne t’inquiète pas, le poste rouvrira sûrement et tu pourras revenir !
Tu rentres chez toi accablée. Tu as sacrifié tous les points de ZEP et d’ancienneté pour venir ici, qui n’est même pas l’endroit où tu voulais vraiment aller. La plate-forme des mutations n’est pas encore ouverte. Tu ne peux qu’attendre. En attendant, comme tu sais que l’une de tes collègues s’en va, tu lui demandes si elle peut en informer le proviseur pour que le poste supprimé soit ce poste-là. Cowboy-blond s’étonne, c’est bien compliqué tout ça !
Quand la plate-forme ouvre, tu as la surprise de constater que rien n’indique que ton poste est supprimé - ce qui devrait te donner des points pour être affectée à proximité, option qui ne t’intéresse absolument pas, mais ne te rend prioritaire nulle part ailleurs, ce qui est bien triste. Tu vas voir le cow-boy, les données de la plate-forme ne sont pas à jour, comment ça se fait ? Devant toi, elle appelle le rectorat, s’énerve contre son interlocuteur, pinaille et tempête. Elle raccroche, et, te regardant dans les yeux :
“Ils n’ont même pas accepté de le supprimer ! Pourtant, j'avais demandé ! On n’a aucune souplesse, je n’ai presque pas d’heures sup ! Vous seriez revenue dans deux ans !”
L’année suivante, un jeune homme est nommé sur le poste de la collègue qui s’en est allée : tu ne seras plus la dernière arrivée, tu es sauvée. C’est lui qu’elle essaiera de virer en fin d’année.
Un autre jour, parce que tu lui diras que tu comptes finir par être mutée à Paris, elle te mettra en garde : elle aussi, au départ, elle était prof, et elle a demandé un lycée à Paris - à l’époque où on pouvait demander directement un poste, et non pas d’abord une zone, puis au second mouvement un poste - ce qui freine évidemment l’ardeur de tous les professeurs titulaires d’un poste correct loin de chez eux, qui risquent de se retrouver nommés à un endroit horrible s’ils demandent à changer d’académie. Elle a eu son lycée : c’était une cité scolaire, et on ne lui a confié que des classes de collège, parce qu’elle était nouvelle. Alors elle n'est pas restée. Écoutez ! Vous feriez mieux de vous satisfaire de votre poste actuel. Vous n'êtes pas bien, ici ?
Elle n’est pas mauvaise, cette femme, elle veut ton bien…