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Billet de blog 10 juillet 2022

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La vocation, 5

Tu es devenue prof « par vocation », parce que c'est avant le bac que tout se joue. Tu as aimé tes élèves, ils te l'ont bien rendu ; tu aimes enseigner aussi, tu as toujours aimé. Tu as fait le maximum. Mais la coupe a été pleine, et tu es partie. Ce n'était pas tenable. Le plus simple est de raconter.

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Tu demandes un entretien à ton proviseur - au lycée : que se passera-t-il si tu arrêtes de faire cours dans ton second établissement­? “Faites ce que vous voulez, dit-il, je m’en lave les mains, je ne remonterai aucune information !” Alors tu vas dire que tu es gréviste au principal - et tu détournes pudiquement la tête quand tes élèves, debout dans le froid de la cour, te regardent passer.

Au lycée, ton proviseur te demande des nouvelles. Tu lui demandes s’il sait pourquoi le collège ne ferme pas. Il soupire : “Vous savez, votre principal, le rectorat l’appelle cinq fois par jour en lui enjoignant de ramener l’ordre… Un fusible, voilà ce que c’est.”

Ledit principal ne veut toujours pas fermer : il arguait jusque-là de la présence de deux non grévistes, dont toi. Il n’en reste donc qu’un, celui qui a été molesté par des jeunes en scooter - casqués, évidemment. Les professeurs en ont assez, ils songent à séquestrer le chef. Ils soumettent le projet au vote. Débats. Tu essaies de les dissuader… Pauvre homme, déjà terrorisé.

Le petit homme chauve n’est pas séquestré, il continue de longer les murs, la tête entre les épaules. Un lundi, il n’est plus là. Arrêt cardiaque.

Vers la fin de la grève, profitant d’une réunion organisée avec les parents d’élèves et la mairie, ton compagnon vient voir ce qui se passe - il est sociologue, ça l’intéresse. C’est la première fois qu’on voit autant de parents, d’habitude ils ne viennent pas aux réunions, on attend dans des salles vides. Les représentants des professeurs expliquent comme ils peuvent. Le maire prend son micro pour dire le contraire de ce qui vient d’être dit, que le problème c’est que le collège ne collabore pas assez avec la police et que les petits soucis vont être résolus dans la bienveillance, qu’il a toujours été à l’écoute… qu’il faut que l’ordre revienne… et alors, lentement, tous les parents sortent en silence, sans le regarder. La salle se vide - et quand elle presque complètement est vide, quelqu’un débranche le micro et le maire retrouve sa petite voix normale.

“Ils sentent, tes élèves”, dit ton compagnon.

Ensuite on obtient quelques bribes de ce qu’on avait demandé. Un surveillant en chef apparaît, un objecteur de conscience qui fait son service civil. Trois autres surveillants l’accompagnent, qui se feront jeter des épluchures à la figure dans la cour, eux aussi, quand le prof de physique ne sera pas disponible. On a l’impression d’avoir vaguement gagné.

Dans le hall, il y a une grande affiche d’ “On connaît la chanson.” De la bouche d’Agnès Jaoui, un matin, sort une bulle avec écrit “Bonjour, je suis madame Privey !” Tu n’aimes pas beaucoup voir ton nom dans cette bulle, tu demandes qu’on retire l’affiche, au bout d’une semaine quelqu’un finit par s’en occuper, l’objecteur de conscience te dit que la ressemblance est en effet frappante, alors bon… et puis  les élèves doivent vraiment t’aimer, pour avoir écrit quelque chose d’aussi anodin.

Un peu plus tard, certains des élèves qui t’aiment donc beaucoup subtilisent ton trousseau de clef, posé sur ton bureau, pendant une pause. L'objecteur de conscience te tance, incrédule : mais ça va pas de laisser tes clefs sur ton bureau ? Personne ne fait ça ! En affirmant ne rien vouloir savoir, et que personne ne sera puni si les clefs reviennent dans son casier dans la semaine, il réussit à te les faire récupérer. “J’ai dit que y’avait tes clefs de chez toi, pour les apitoyer.” Il n’y avait que les clefs du collège, et celles du lycée. Elles sont pleines de terre, maintenant. Sans doute les avaient-ils tout simplement jetées par la fenêtre, et sont-ils allés les récupérer, derrière la palissade, parmi les gravats boueux qui longent le préfabriqué.

L’objecteur de conscience t’a bien aidé, et on en tire des conséquences derrière les pupitres. Deux petits cinquième qui vous voient discuter vous lancent : “Bon ben bonne bourre, ce soir, hein !”Ils s’éloignent en rigolant - et rien. Déjà qu’ils se massent sous l’escalier des préfas pour essayer de voir ta culotte…Ils pensent aussi que tu devrais te mettre avec ton collègue de physique, celui qui se fait agresser sans arrêt et que tu vas donc assez souvent défendre, d’autant qu’il a le coeur sur la main et n’en veut jamais à personne, on n’a pas envie de cautionner ce qui lui arrive.  “Mais Madame, vous voyez pas qu’il est amoureux de vous?” Finalement, ils te prennent à partie parce qu’ils t’ont vue aller déjeuner avec Monsieur Calon, or tout le monde sait que Monsieur Calon est homosexuel, et alors “Vous êtes avec un homosexuel, Madame ! La honte !” L’idée que ton compagnon n’est pas forcément professeur au collège n’a pas l’air de les effleurer.

Dans la rue, un jour, tu croises la 5e B qui rentre de son cours de natation à pied. Toute la classe se met à psalmodier, en te croisant : “Monsieur Calon, Monsieur Calon, Monsieur Calon…”

Un gosse de quinze ans, toujours en cinquième - tu n’as que des cinquième dans ce collège - a été arrêté par la police. Il a réussi à fuir par la fenêtre du commissariat. Dealer en cavale, la classe. Quand il revient, les gamins lui font une haie d'honneur. Il serre des mains, lentement, tandis que tu attends, à la porte de ta classe, qu’il arrive jusqu’à toi. Avant d’entrer, il jette entre tes seins un regard de connaisseur - tu portes une robe d’été un peu décolletée et il fait dix centimètres de moins que toi : “Jolie robe, Madame!” Tu remercies en souriant, comme si tu n’avais pas saisi. Deux jours plus tard, il tarde toujours à arriver en classe, il parade en début d’heure, et tu dois lui demander de sortir son manuel pour suivre avec les autres. “Pourquoi je le ferai, Madame?” “Parce que je te le demande, Adama”, dis-tu de ta voix la plus veloutée - alors il répond que oui, bien sûr, dans ce cas…

Laeticia, qui te prend pour une imbécile parce que tu lui as demandé si on écrivait son prénom avec un “t” ou un “c”, “Elle est prof de français et elle sait même pas écrire mon prénom !”, est arrivée en cours d’année. Elle s’assied toujours au premier rang, près de l’entrée. Elle porte des mini-jupes en jean, très courtes, et écarte largement ses grosses cuisses, affalée sur sa chaise. Comme il n’y a personne devant elle, on ne rate rien du spectacle. Elle mâche un chewing-gum et fait des bulles de temps en temps. (Crache ton chewing-gum, elle crache, et reprend un chewing gum en douce, etc.) Elle mange aussi des bananes, tu aimes les bananes glissent les petits mecs excités, oui j’aiiime les banaaanes elle dit, engouffrant un trop gros morceau dans sa bouche à chewing-gum - elle mâche la bouche ouverte, tête renversée en arrière, cuisses de plus en plus écartées.

Fathi n’enlève jamais sa doudoune ni ses écouteurs. Il faut consacrer plusieurs minutes à le persuader - ou renoncer. Il reste couché sur la table, et quand on l’interpelle se redresse d’un coup en criant “Nique la police!” Puis il retombe. Il faut dix minutes pour en tirer un geste. Il vit dans une chambre d’hôtel avec sa mère et ses petits frères. Son rêve, c’est de devenir fleuriste.

Il y a deux jumelles shootées au shit qui jouent à s’échanger leurs carnets et à changer de classe. Tu t’en rends toujours compte mais tu ne sais jamais à quoi tu reconnais que ce n’est pas la bonne. Comment tu sais que tu t’en rends toujours compte ?

Diego sait écrire, et ça énerve tout le monde. Jusqu’à ton arrivée on ne pensait pas qu’il savait. Et puis soudain tu as demandé, comme sujet de rédaction, qu’ils imaginent qu’ils entrent dans un magnifique palais, et Diego t’a décrit un magnifique palais. Un gosse qui n’a jamais rien dit ni rien tracé sur une feuille depuis que sa mère est repartie au Portugal sans prévenir, le laissant à son père - ils n’ont jamais eu de nouvelles. Maintenant, Diego, il faut essayer de le faire écrire, manquait plus que ça.

Grâce aux exercices préparatoires, tu as en outre compris cela : il ne faut jamais demander à des gosses qui n’ont pas de chambre de décrire leur chambre comme exercice de description.

Comme on a du mal à reprendre les choses en main après des semaines de grève, tu décides de monter dans chacune de tes classes un atelier d’écriture de nouvelles policières. Cela marche très bien, pour que leur texte soit présentable ils sont près à faire de la grammaire, de l’orthographe, et même à lire d’autres textes. Il en sort des recueils que tu confies au CDI, que tous les autres élèves peuvent voir, et lire. Très vite tout le collège demande de faire pareil, et tes collègues sont furieux, non mais quoi encore, tu pouvais pas faire ton boulot normalement.

Sur le bulletin, tu mets une note unique. L’adjointe, au bord du burn out, te convoque aussitôt : tes commentaires ne sont pas assez détaillés à son goût, c’est inadmissible, et en plus tu ne mets qu’une seule note ! Elle va appeler l’inspection tout de suite pour dire que tu ne fais pas ton travail.

“Excellente idée, lui réponds-tu, ce sera l’occasion qu’ils vous expliquent que cela fait dix ans que c’est la consigne de mettre une note unique, et qu’il faudrait peut-être que vos bulletins se mettent aux normes.”

Pourtant, ce n’est pas de sa faute si elle fait une dépression. Jusqu’à l’an dernier, elle était professeur de technologie, et elle n’a pas le concours de personnel de direction. Elle débarque.

Conseils de classe du troisième trimestre : en sortant, tu discutes avec un retraité de la Marine, une armoire à glace dont la petite fille s’est fait racketter cette année - elle va passer devant le tribunal, deux grands l'ont obligée à voler, elle ne peut pas le prouver. Kélian se jette sur toi quand tu franchis la grille : “Alors comme ça, hein, il paraît que j’ai ATC ? Comment ça se fait, hein ?” (ATC, c’est un Avertissement Travail et Conduite.) Tu réponds sans broncher : “C’est parce que tu le mérites, Kélian.” Et Kélian s’éloigne, ah d’accord Madame. Tu es stupéfaite de constater que le retraité de la Marine a reculé de deux mètres, par réflexe sans doute. C’est d’une voix inquiète qu’il te demande : “Ils sont toujours comme ça, d’habitude?”

Ils sont toujours comme ça.

En fin d’année, malgré tout, tout le monde te dit de demander un poste fixe, il y en a deux de libres et tu serais prioritaire, on aimerait bien te garder - tu seras contente de savoir où tu vas tomber. Tu ne te laisses pas fléchir.

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