L’établissement baisse, te dit-on en t’accueillant. Ou alors “C’était pas mal, avant.” Comme, un peu partout, tout le monde dit cela un peu tout le temps, tu te méfies, tu attends de voir. Ce que, en revanche, tu ne sais pas et qu’on ne te dit pas, c’est que, historiquement, ton établissement est un lycée scientifique, et que l’habitude y est restée de faire passer les matières scientifiques d’abord. La chose est assez fréquente, il est vrai. À S., c’est plus flagrant qu’ailleurs, et cela concerne vraiment les sciences, et non les maths essentiellement, comme ailleurs.
Non seulement le budget alloué au français est dérisoire, mais il est quasiment impossible d’avoir, en français, les mêmes élèves deux heures de suite, des salles et des horaires convenables… ce qui est pourtant nécessaire pour organiser des devoirs. On doit emprunter l’heure d’un collègue à charge de revanche… si on veut pouvoir entraîner ses élèves, on a intérêt à avoir des amis. Même en travaillant le samedi matin, cela ne peut pas faire plus de deux créneaux de deux heures, et on n’a pas moins de trois classes… Les professeurs de français ont tous cours le samedi matin, comme les professeurs d’EPS, dont la matière n’est pas non plus jugée cruciale. C’est que non seulement les scientifiques sont privilégiés, mais ils entendent le rester !
Tous les ans, se tient, en fin d’année, la foire aux projets. C’est une sorte de foire aux bestiaux, le client vient regarder les vaches dans le blanc de l’oeil et pose des questions au maquignon - sauf que le client, c’est un futur élève de seconde, et la vache, c’est toi. Enfin… soyons honnête, tu es le maquignon aussi, on ne va pas embaucher un type pour te vendre.
Chaque élève est tenu de choisir à quel projet - donc dans quelle classe - il va s’inscrire. Accroche-toi, avec ton petit budget ! Il faut sourire fort.
Parfois ça marche. Seulement, lors de ta première foire, alors que tu t’éloignes un instant de ton stand, tu entends un professeur de physique s’attaquer à une nouvelle recrue toute timide qui vient de choisir ta classe "médias" : “Mais enfin, j’ai regardé votre bulletin, il est bon ! Vous pouvez faire des études ! Venez faire un projet scientifique, sinon vous n’irez pas en S,ce serait dommage ! Sans bac S, toutes les portes vous seront fermées !” Tu récupères la gamine au bord des larmes, tu lui expliques qu’on peut faire S quel que soit le projet qu’on choisit, c’est d’ailleurs ce qu’elle fera - tout en maintenant son choix de travailler avec toi.
Contrairement à quelques autres qui, ayant sans doute eux aussi croisé ton sympathique collègue, viennent reprendre leur inscription, contrits, en fin de journée. Résultat : les classes de seconde à projet littéraires, celles pour qui tu as concocté des activités destinées à renforcer les apprentissages en même temps qu’à motiver les “apprenants”, ne réunissent pas les élèves que tes projets intéressent, ni même ceux que tes projets intéressent et que leurs parents ont bien voulu laisser s’inscrire à un projet littéraire, mais ceux qui ne se sont pas laissés démonter par un ennemi qui trouve toutes naturelles ses interventions.
Car que le français soit une matière sans intérêt ni enjeu, c’est apparemment une évidence pour les meneurs des “scientifiques”. Faire des études, c’est faire S… à l’époque, il y a encore des filières, et la filière S, scientifique, est réputée élitiste en dépit des faits - plus de la moitié des élèves de première générale sont scolarisés en S. Partout, néanmoins, on pousse le bon élève aux “maths qui ne ferment pas de portes”. Soit. Le projet choisi en seconde ne change rien à ce qu’on fera en maths, mais la question n’est pas là… Quand on a des collègues qui pensent sauver les bons élèves en les empêchant de travailler avec nous, on est tout de même un peu ébranlé.
Le français c’est facile, tout le monde le parle, la physique-chimie c’est compliqué, ce qui prouve que je suis très fort et qu’il faut m’écouter… Moi je sais quelles sont les matières qui permettent de faire de bonnes études ! (Rien n’est plus faux que cette banalité : sauf exceptions, un prof est, par excellence, le moins bien placé du monde pour orienter un adolescent, n’ayant lui-même jamais rien fait d’autre que le seul métier qu’ils connaissent déjà tous.) Ébranlés par ce genre de raisonnements, sinon convaincus, beaucoup d'adolescents se privent de réussir, mais que peux-tu faire ? Tu n’es prof que de français. Il est vrai que, pour cette raison peut-être, tu es capable de démonter en deux minutes les arguments de ton collègue. Las ! Tu ne te vois pas imprimer une plaquette à distribuer aux nouvelles recrues pour qu’elles contrent monsieur Manip…
Et qu’on n’aille pas croire que tu as une dent contre les scientifiques. Au lycée, et en prépa, tu donnais des cours particuliers de maths. On voulait t’orienter en Maths sup. Tu as choisi le français par amour, pas par défaut. Le langage, savoir déjouer ses pièges et savoir l’utiliser, être capable de partager, de transmettre, d’expliquer… Pour toi c’est la première capacité, la plus essentielle, alors tu as choisi de te consacrer à cette matière. Une matière où on étudie des histoires, d’ailleurs, c’est si facile d’y intéresser !
Comme tu aimes les maths, et que tu comprends les maths, tu montes même un cours de logique commun avec la prof de maths de tes première S, qui souffrent d’une confusion qui les bloque dans les deux matières - dans toutes les matières : ils confondent régulièrement cause et conséquence. Et ça, c’est intelligent. Au lieu de se tirer dans les pieds.
Et si tu peux contribuer à détruire le mythe imbécile selon lequel on doit être littéraire ou scientifique, comme on prétend qu’il y a des “cerveaux gauches” et des “cerveaux droits”...Contribuer à ce que les enfants développent toutes leurs capacités au lieu de se persuader qu’être bon quelque part garanti qu’on serait mauvais ailleurs…
“Madame, disent tous les ans tes élèves de première littéraire, vous nous comprenez, nous, on n’est pas des matheux!” Invariablement, tu réponds qu’on n’a pas besoin de choisir, que toi, tu es les deux.