Pendant ce temps-là, au lycée, tu t’occupes de deux classes de seconde. Dans l’une il n’y a quasiment que des filles, qui font l’option SVT ; dans l’autre, que des garçons, qui font des sciences de l’ingénieur. Ce n’est pas un lycée très marrant, les années précédentes on a tiré à la carabine sur les fenêtres des préfabriqués depuis le parc, il y a encore des traces d’impacts dans un bureau - plus récemment, il y a quelques mois, un adolescent s’est fait ouvrir l’artère fémorale à coups de couteau devant les grilles. On est tenu de fermer, pendant les cours, les portes des salles à clef, pour éviter les intrusions, par exemple celles d’inconnus qui errent dans les couloirs et ouvrent la porte de tel ou telle et crient “sale juive!” avant de disparaître en courant.
Tu apprendras en fin de trimestre que ta seconde de filles est - en dehors de tes cours - bruyante et peu motivée ; en français, tu as instauré une méthode qui marche vraiment bien. Les gamines travaillent. Pas d’autres bruits que leurs échanges sur les textes.
Au contrôle commun de français, elles ont les meilleures notes du lycée - c’est toi qui les as corrigées. Une collègue glisse à la coordinatrice - un professeur qui s’est proposé pour faire le relai entre l’équipe de français et l’administration, on à qui l'administration a proposé de faire cela, plus probablement - qu’apparemment tu es laxiste, tu ne sais pas noter. Ladite coordinatrice, que tu aimes beaucoup, va regarder les copies de tes élèves en cachette, sous prétexte d’autre chose. Elle te prend à part : “Je suis désolée, ce n’est pas à moi de te le dire, mais on m’a raconté des trucs qui font que j’ai dû regarder tes copies, moi j’aurais mis davantage… C’est pas moi, c’est une inspectrice qui devrait te dire ça, mais comment tu fais pour que tes élèves comprennent aussi bien la méthode?”
La coordinatrice deviendra justement inspectrice. Tu n’en entendras plus jamais parler. Personne ne te demandera comment tu fais.
Les garçons de l’autre classe, c’est pareil. C’est “Madame, j’ai mal à la tête là, on n’a pas l’habitude de réfléchir autant !” et “Whaou, heureusement qu’on a travaillé sur Descartes avant, sinon Sarraute j’aurais jamais deviné que c’était dialogique !”
Un samedi matin, tu arrives en classe avec les cheveux lâchés. Pour une fois, au lieu de tes lunettes, tu as mis tes lentilles. Un attroupement se forme immédiatement, toutes tes élèves filles autour de toi. Exclamations, ça vous va trop bien, pourquoi vous faites un chignon, vous êtes trop belle comme ça Madame !
Tu es assise dans le bus, un autre jour ; feu rouge. Sur le trottoir, cinq gamines de seconde qui t’ont repérée, et agitent les bras en sautillant, et poussent de grands cris : “Bonjour Madame ! Comment ça va Madame ! A tout à l’heure Madame ! Maaadaaaame ! ”
Tu les aimes, qu’est-ce que tu les aimes, ces gosses. Toujours un truc gentil à la bouche, et ils font tout comme tu leur dis, et ils restent bras ballants devant leurs propres progrès.
Tu n’en reviens pas quand Selim, le prof de maths, te raconte que l’inspectrice qui est venue le voir lui a dit qu’elle savait bien que dans ce lycée les élèves parlaient tout le temps, n’écoutaient rien - justement c’était pour cela que ça l’intéressait, elle voulait se mettre à la page, réfléchir à ce qu’il reste à faire et à ce qu’on peut exiger de gens qui n’ont aucune capacité d’attention, rien du tout.
Dans ta classe de garçons, ils regardent tes genoux. Tu arrêtes assez vite de porter des jupes : en jupe, tu vois leurs yeux fixés sur tes jambes quand tu te déplaces. Une trentaine de paires d’yeux qui se déplacent avec toi, très gentiment mais quand même, et il faut répéter les questions deux fois.
Les filles ont vanté tes cours au surveillant. Il est intéressé. Il écoute à la porte, tu lui as dit d’accord, si tu veux tu peux écouter. C’est un cours que tu donnes aux garçons ; à la pause, le surveillant est toujours là, il t’attend pour discuter. Les garçons passent devant lui, les uns après les autres, l’air fier. Il y en a un qui lui dit “Laisse tomber, y’a de la concurrence !”
(Tu n’as pas entendu : c’est le surveillant qui te raconte, hilare.)
Intuitivement, une chose te semble évidente : plus le contenu que tu proposes à tes élèves est complexe, moins il leur semble normal, transparent, plus ils vont accrocher. Les premiers élèves de ta vie, tu les as emmenés au CDI choisir des poèmes, un chacun, n’importe lequel. Tu as fait une anthologie avec, des photocopies dans le classeur, et dans l’anthologie tu as choisi quelques poèmes bien coton - le meilleur cours que tu aies eu avec eux, c’était sur René Char, “Pyrénées” de René Char. “Montagnes des grands abusés…” C’est la petite Marie avec ses coeurs dans la marge qui l’a choisi, Char - et tous ils se sont donnés à fond, parce que faire marcher son cerveau pour comprendre, c’est du bonheur. Même quand on est à moitié déscolarisé. Même quand on s’ouvre les veines en cours. (Tu réalises que tu as oublié d’en parler, cela : Guillaume, comme il faisait trop de bêtises pour aller voir sa mère, il s’est ouvert les veines pendant ton cours. Il n’est pas mort : il avait affûté la lame de son taille-crayon, pour. Juste du sang partout, mais rien de vraiment grave, avec un taille-crayon.)
Cette chose évidente, tu la mets en pratique. Tous les ans. Et ça marche, tous les ans. Faire plancher des gamines maghrébines sur “Booz endormi”, bien sûr que ça marche. Et les romans de chevalerie. Faut juste savoir quoi répondre quand on vous dit, devant l’extrait de la Genèse que tu leur as passé pour éclairer le texte, “et après, Madame, j’espère qu’on va étudier le Coran aussi !” - quand il y aura besoin de connaître le Coran pour comprendre le texte on étudiera le Coran, mais Hugo, lui, c’est la Bible qu’il connaissait - nos religions, quelle importance, ce qu’on veut c’est comprendre le texte.
Tu es sévère. Pas méchante, mais sévère. Exigeante. Sinon ça ne sert à rien d’être là. Un jour, tu demandes aux garçons de sortir leur manuel. Ils cherchent, ils cherchent… ils l’ont tous oublié. Ils sont désolés, ah oui ! Tu deviens glaciale. Dans ce cas, devoir sur table. Tu as toujours un sujet dans ta besace.
Les manuels sortent des sacs tout de suite, les gamins rient : “Premier avril, madame ! Vous avez oublié que c’est le premier avril ? On plaisantait !”
Tu dis pas moi, sortez une feuille. Je n’ai aucun humour.
Ils font le devoir.
Bon, tu es un peu gênée quand même, mais si on commence à accepter de ne rien faire…
Au printemps, deux gamines désemparées viennent te parler à la fin d’un cours.
“Madame, les 2nde 1, ils nous ont tout dit… ma pauvre, qu'est-ce qu’on peut faire pour vous?”
Tu n’y comprends rien. Elles s’expliquent : il paraît que dans la classe des garçons, ce n’est pas comme dans celle des filles, ils font n’importe quoi, ils crient, ils se lèvent !
Interloquée, je réponds : “Mais… vous me connaissez, pourtant ? Vous croyez que j’accepterais ça?”
Elles deviennent écarlates. Non, elles n’imaginent pas… ils se sont moqués d’elles, les garçons ! Finalement elles rient, un peu jaune, rien de grave.
Le samedi matin, tu as cours à huit heures ; ton collègue Selim a une voiture, ça roule bien, il passe te chercher en bas de chez toi, c’est sur son chemin. A midi, vous rentrez ensemble. Un midi, un gosse en bicyclette se précipite sur son capot, il a juste le temps de piler, le vélo vole, l’enfant s’étale sur le pare-brise, te jette un regard rapide et décampe. Sélim est livide. Tu as reconnu l’un de tes 5e B, tu lui expliques : il voulait probablement savoir qui était dans la voiture avec toi…
Un autre professeur du lycée, un jour, te demande de lui expliquer comment se rendre à ton collège, où il a rendez-vous. Tu lui indiques le chemin… le lendemain, il t’aborde furieux : “Tu ne pouvais pas me le dire?
-Te dire quoi?
-Ben qu’ils faisaient peur ! J’ai eu peur pendant deux heures, moi, dans ce merdier !”
En fin d’année, toutes les filles demandent à passer en première littéraire. La moitié l'obtient, l’autre moitié redouble. La moyenne de la classe en maths est de 6/20, en physique 4/20. On te regarde de travers avec le 12/20 dont tu as gratifié la classe : décidément, tu ne sais pas noter.
Quand les conseils sont passés, la plupart des professeurs n’ont plus cours - faute d’élèves présents. Toi, tu as cinquante élèves en face de toi : tes deux classes en même temps. Une après-midi, la prof d’Histoire, une jeune recrue elle aussi, passe devant ta porte, à la recherche de ses élèves - qui, la voyant approcher, se sont tous cachés derrière les gros piliers qui agrémentent ta salle de classe.
Dans le couloir, des élèves - des filles - te cherchent. Elles t’entourent, toutes gênées. C’est, Madame… on voulait vous demander… On pourrait vous avoir encore comme prof de français, l’an prochain ? Tu dis que non, tu ne seras pas là, l’an prochain. Tu es débutante, tu es titulaire de zone de remplacement, TZR, c'est-à-dire bouche-trou. Consternation : “Et en plus on a déjà dépensé tout l’argent qu’on a récolté pour faire un cadeau à Monsieur P ! On voulait qu’il nous pardonne d’avoir tellement bavardé pendant l’année…”
Alors, tu reçois juste, en fin d’heure, une grande feuille blanche pleine de petits mots doux : “On vous aime!” “Vous allez nous manquer !” “Merci pour tout !” Tu es touchée - surtout, entre deux ou trois cœurs, par ce pied de nez involontaire à ta sinistre “visiteuse” normande : “Pour la prof la plus sexy du lycée.”
Laetitia, avec un “t”, te demande à brûle-pourpoint si tu veux bien lui donner ton téléphone, comme tu t’en vas. Tu es un peu gênée, tu ne voudrais pas que tes coordonnées circulent, et puis pourquoi ? “Et si je le trouve, je peux vous appeler?” Elle te fait sourire : tu acquiesces. Aussitôt elle te récite ton téléphone et ton adresse, tu n’es pas sur liste rouge, elle a enquêté. Elle t’invite à boire un verre chez elle, sa mère est nourrice, elle te montre sa petite chambre et la planche où se trouvent quelques livres - dont les deux tomes de la Légende des Siècles : tu as étudié le premier tome, elle a adoré, elle s’est offert l’autre. A l’époque tu ne serais pas allée chez un garçon de ta classe, mais une fille… Dans la rue d’ailleurs, en rentrant chez toi, tu croises un groupe de tes garçons de seconde, “Vous venez de chez Laeticia ? Nous aussi, on peut vous inviter ?” Tu dis non.
Tu reçois pendant quelques années des cartes postales de plusieurs de ces cinquante élèves-là.
Huit ans plus tard, dans une rue parisienne, Laetitia te tombera dans les bras, et s’excusera : “Vous savez , on a fait un bac L, mais après personne n’a continué en lettres, on est désolé ! On a plutôt fait de la com… Y’a Cynthia qui écrit pour Télé Sept Jours, aussi…” Tu’auras du mal à la convaincre que tu n'es pas fâchée du tout, ni vexée, juste ravie.
Voilà, tu viens juste de commencer, on n’est pas encore en 2000, c’est l’époque où, à l’Education Nationale, tout va bien.