Dans la rue, l’hiver suivant : une poudreuse abondante vient de tomber sur Paris ; un type se rue sur toi, te menaçant avec une boule de neige. Tu ne recules pas, tu hausses un sourcil, rien d’autre. “T’as pas peur, toi !” s’étonne-t-il. L’inconnu lache sa boule de neige.
Non, tu n’as pas peur. Tu n’as jamais eu peur en classe - mais, avant d’être titularisée, il t’arrivait de sursauter. Plus maintenant. Tu as appris.
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On ne va pas tout raconter, en détail, chaque année. Un peu répétitif… Juste donner une idée honnête… Mais tu es TZR, tu changes d’établissement tous les ans. Ton poste, chaque année, tu ne le connais que quelques jours avant la rentrée, juste le temps d’appeler pour signaler que tu as bien reçu la décision d’affectation, demander s’ils ont déjà choisi tes classes. Tu peux tout obtenir, au gré des postes provisoirement vacants - le pire, comme le meilleur. En 1999, au sortir de ta demi-ZEP, tu es nommée dans les beaux quartiers des Hauts-de-Seine - un endroit où les gens sont presque tous riches, où les mamans ont des brushings et des manteaux de fourrure, où les papas sont invisibles.
Le collège - ainsi que le lycée, car c’est une cité scolaire - se trouve dans un jardin public. L’administration, à un bout du jardin, occupe une folie rococo, vestige du château dont le parc était une dépendance. Le bâtiment scolaire est situé à l’autre bout. A chaque récréation, les badauds sont reconduits aux grilles, et les enfants s’égayent entre les massifs. Tant d’espace contraste avec la surpopulation interne : à chaque interclasse, les escaliers sont si encombrés qu’aucun professeur ne se risque dans la mêlée avant que tous les élèves soient descendus ou montés. Il est impossible de conserver, autour de soi, assez d’espace pour éviter de prendre des coups de sac et des coudes dans l’estomac, ce qui nuit tout de même à l’image que les professeurs tiennent à conserver.
Tu es professeur principal d’une quatrième. A ce titre, tu as droit à quelques informations top-secret : le père de l’une de tes élèves, Alice, est en prison, il a violé ses filles pendant des années, elles ont fini par avoir la force de le dénoncer. Elles vivent avec leur mère. Vous le gardez pour vous, bien entendu ! Il ne faudrait pas que cela s’ébruite.
De fait, il ne faut pas que cela s’ébruite. Mais tu apprécierais, quand ses petits camarades font mine de tripoter cette grande et belle fille ou lui lancent des obscénités, que tes collègues réalisent que c’est parce que ce qu’ils ne savent pas, eux, parmi les élèves s’est déjà ébruité.
En quatrième, il y a Kallista aussi, qui a tellement l’air d’avoir besoin qu’on l’aime. Sa mère me dit : “Son père n’est pas bon pour elle.” Tu ne sais ce qu’il faut comprendre. Un jour, Kallista se fera renvoyer chez elle, parce qu’elle est venue en classe avec un chemisier en mousseline, on voit ses seins naissants à travers. C’est une petite gamine un peu boulotte, ça fait bizarre, un vêtement sexy sur une enfant. Un autre jour, Kallista tombera d’un coup sur le sol dans le couloir, de tout son long, avant ton cours, parce qu’elle a pris des médicaments pour mourir.
Samuel ne fait rien en classe de troisième. Il a cinq de moyenne. Je le convoque.
“Mais Madame, vous comprenez, j’ai pas envie d’être comme tout le monde ?
Bien sûr que je comprends. Mais qu’est-ce qui te fait croire que tu ne peux pas mieux réussir que tout le monde, que davantage rater est ta seule option ?”
Laurent, un autre de tes troisième, a toujours des idées intéressantes. Il manque cruellement de soin. Il t’apprend qu’il a du mal à repérer les codes couleurs, souligne en bleu encadre en rouge, car est daltonien. Le prof de maths refuse d’en tenir compte, il croit que c’est une blague, il n’a pas vu de certificat, il y a du vert et du rouge dans tous ses schémas. Au conseil de classe, il insiste pour qu’on oriente Laurent vers des études techniques. Un daltonien pas soigneux qui n’est bon qu’en français et en histoire… en électronique, allez hop ! Débarrassés. Car c’est un gamin qui, disent tes collègues, ne risque pas d’avoir son bac avec un pareil niveau. Niveau largement supérieur à celui de tous les enfants de ton collège de l’an dernier ; mais tu es la seule à être à même de comparer. Tu t’insurges, tu obtiens gain de cause. Si personne ne crie, évidemment, on punit les mauvais élèves en les orientant, comme tout le monde.
(Les mêmes, ensuite, se plaignent que l’électricien est idiot, et qu’il n’y a plus de bons plombiers.)
Une maman d’élève t’a demandé un rendez-vous. Le jour venu, elle te croise dans l’escalier, tu n’as plus cours et tu raccompagnes à la grille le surveillant avec qui tu discutes : “J’espère que vous n’avez pas oublié, s'exclame-t-elle. Parce que moi, j’ai dû annuler un billet d’avion pour Londres pour venir vous parler !” Tu n’as pas oublié, et tu l’écoutes. Elle évoque les notes insuffisantes de son fils, les commentaires dans le carnet. Et répète ce curieux leitmotiv : “Vous comprenez, moi, mon fils, je l’aime !”
Une autre, déléguée, en plein conseil de classe : “Faudrait voir à les réveiller, hein ! Nan pasque pendant vot’cours, ils dorment un peu !” Tu lui réponds que tu n’as jamais vu des gens parler autant en dormant, un avis médical serait peut-être nécessaire.
Une troisième te signale que ton cours a pour titre un mot qui n’existe pas, les “déictiques”, elle a regardé dans le Robert, il ne faut pas se moquer des gens. “Vous auriez mieux fait de regarder dans le manuel, non seulement vous l’auriez trouvé mais il y est très bien défini.” Quelle patience il te faut…
En fait, tu n’aimes pas tellement qu’on t’explique ton métier alors même qu’on ne le connaît pas, bizarrement.
“Nan mais le français, tout le monde le parle, évidemment on sait !”
Il y a bien une maman adorable, une autre déléguée, dont la fille allie la pertinence à la bonne éducation. Au conseil de classe du second trimestre, vous faites plus ample connaissance, sa mesure et sa lucidité font du bien. Elle meurt en mai, brutalement, d’une tumeur au cerveau.