Ces grèves d’élèves te mettent mal à l’aise. Elles sont trop fréquentes. Trop répétitives. Cérémonies rituelles contre la peur de ce qu’il y a au bout de ces années de lycée. Les élèves de S. sont très peu politisés. La plupart, par temps de remous politiques, se contentent de rester chez eux. D‘ailleurs, les autres jours :
“Vous, c’est normal, mais nous, vous voulez qu’on travaille et on n’est même pas payés !”
Certes, les syndicats lycéens ratissent large, mais ils se contentent de défendre la gratuité d’un enseignement de qualité.
Il faut dire qu’ils ne sont pas là de gaîté de cœur, ces élèves. Ils n’ont pas eu voix au chapitre, ils font ce qu’on leur a dit de faire. Ils te le font bien sentir - même si certains, en fin d’année, t’offrent un mug, des chocolats, une carte avec écrit “merci de nous avoir permis de choisir la voie qui nous intéressait !” (La première littéraire, évidemment.)
La première fois que tu as eu des BTS, tu as fait un tour de table le jour de la rentrée ; tu trouvais cela convivial, tu avais envie de savoir d’où ils venaient, ce qu’ils attendaient - c'étaient tout de même des adultes. La question que tu leur as posée, toute simple :
“Pourquoi avez-vous choisi ces études ?”
Julien voulait être expert-comptable comme papa ; son ami Mourad comptait devenir comédien, il avait besoin de maîtriser un métier où il est facile de trouver des missions d’intérim et des temps partiels, pour assurer ses arrières. Les trente autres élèves n’avaient aucune envie de devenir comptable, ils étaient là par défaut, “Vous savez Madame ça nous intéresse pas la compta, vous trouvez intéressant, ça, vous ?”
Lourdeur des commencements, après ces aveux… Tu n’as plus jamais posé la question.
Tu savais, toi, à quoi ça servait, ce qu’on t’apprenait ? Ce qu’il y avait, après le bac ? Tu te le demandais ?
*
Un rêve que tu fais souvent, c’est celui d’Esmeralda. Tu ouvres ta salle de cours, tu fais rentrer les élèves, et tu rejoins l’estrade. Ils sont tous assis, tu commences le cours, ils t’écoutent : soudain ils applaudissent, et te lancent un essaim de petites piécettes. Tu regardes par terre : ce sont des rondelles de cuivre, des sortes de paillettes, pas de vraies pièces.
Au réveil, tu penses à la bohémienne de Hugo, qui fascine Gringoire en dansant - mais des piécettes de cuivre de sa jupe tombent au sol, par terre elles sont ternes, ce n’est pas de l’or, et voici Gringoire dégrisé.
Tu travailles dans des lieux plus privilégiés qu’avant : ainsi, la plupart de tes collègues sont en fin de carrière. Les coordinateurs de matière s’attribuent les meilleures classes, et quand l’inspecteur vient il n’essaie pas de les faire changer… Le coordinateur prendra bientôt sa retraite, il te propose de le remplacer ; tu t'étonnes, il n’y a pas de candidatures spontanées ? Personne ne veut faire cela, il paraît. Allez comprendre. C’est comme Françoise, qui répète sans cesse que tu as tellement de chance d’avoir eu ton agrégation, mais qui refuse obstinément de la passer… C’est si répétitif, l’enseignement. Peut-être qu’on finit pas ne plus savoir changer ?
Pourtant on travaille d’arrache-pied, à S. Parfois jusqu’au burn-out. Toi-même, à force de tirer sur la corde, tu tombes souvent malade, généralement pendant les vacances, sinon juste avant. Effets secondaires de la décompression.
Une fois, tu attrapes la grippe, tu rates une semaine de cours, ce ne sont pas encore les vacances - on fait ce qu’on peut.
“ Qu’est-ce que vous comptez faire pour rattraper votre retard ?” s’énerve un père d’élève au conseil de classe. Tu réponds que tu n’es tenue de rattraper aucun retard, ayant bénéficié d’un congé maladie, et que cela n’est en rien gênant car tu n’es pas en retard, vu que tu étais en avance sur le programme. Le proviseur - une autre, le cow-boy n’est plus là - te coupe : si tu veux parler pédagogie, merci de le faire en dehors du conseil. Au trimestre suivant, le même parent t’agresse : pourquoi ton descriptif de textes pour le bac n’est pas le même que celui de M. D, qu’il trouve bien mieux ? Cette fois-ci, il est si odieux que le proviseur doit l’exclure du conseil…
Non seulement tu travailles tout le temps, mais on n’arrête pas de te reprocher de ne pas travailler assez. Ni comme il faut.
“Comment ça vous n’avez pas corrigé les contrôles ? demande un gamin.
-Je vous l’ai dit, j’ai presque fini ! Ça va, ça fait trois jours, vous les aurez demain !
-Nan mais c’est pas normal vous auriez pu le faire avant le reste !
-Oh, vous vous calmez, je ne suis pas à votre service !
-Bien sûr que si vous êtes à mon service !
-Ah ? Ben dans ce cas, je ne sais pas, virez-moi…”
En voici un autre, qui profite d’un interclasse pour venir t’interroger :
-A quoi ça sert ce cours ? A quoi ça sert, le français, Madame ?
-Ça sert à apprendre, petit à petit, à exprimer des raisonnements, à argumenter. Ça sert à ne pas se faire avoir quand on reçoit un tract haineux dans sa boîte aux lettres, parce qu’on comprend quels procédés il emploie pour déclencher cette haine. A être capable d’opposer des arguments à ceux avec qui on est en désaccord, pas des coups. A éviter d’être manipulé… (tu réussis, tu es bonne, à ne pas parler de profs de physique.) Ça sert à exercer son intelligence, à mieux comprendre les choses, à avoir des références à partir desquelles il est plus facile de comprendre ce qui nous entoure.
-Wouah ! Bravo, vous gagnez : la prof de maths, elle, elle a rien su répondre !”