Matin d’hiver. En salle des profs, on vient de prévenir que deux élèves te cherchent. Ce sont Wendy et Pauline, deux très bonnes élèves, qui ont quelque chose d'important à te dire, te signale le surveillant qui s’est chargé du message.
« Madame, on voulait vous dire que vos cours on adore, ils sont drôlement bien ! Et puis aussi c’est tellement joli comment vous vous habillez. Parce que bon, vous avez vu, Mme D., comment elle s’habille ? »
Outre sa façon de s’habiller, Mme D. a un défaut : elle critique. Elle voit tout en noir. En conseil de classe, on la laisse parler, donner son opinion sur tel ou tel, s’opposer aux récompenses - et puis on décide sans tenir compte d’elle du tout, exactement comme si elle n’existait pas, comme si ce qu’on avait entendu n’était pas des mots, mais des cris de choucas.
Un souci, quand elle critique, c’est qu’elle profère parfois des choses comme : « On dira ce qu’on voudra, mais en 1945 ils n’ont pas fini le travail! La population locale est majoritairement juive. Mme D. est prof d’Histoire. »
L’un de tes élèves se met à faire n’importe quoi. En physique, il se saisit des éprouvettes et en projette le contenu sur ses voisins. Il joue à renverser de l’acide, pour voir. Il est renvoyé du cours. En SVT aussi, tu ne sais plus quelle ânerie il a inventée, pareil. Dans la marge de ses devoirs il inscrit, au lieu de son propre nom, “David Guetta”, alors on va l’appeler comme ça. David-Guetta écrit quelque chose sur une feuille cachée sous ses notes pendant ton cours ; tu lui demandes de ranger ce bout de papier, mais bientôt il le ressort, tu t’en rends bien compte - et le fait circuler discrètement. Pas assez discrètement, quand même , pour que tu n’interceptes pas la chose, dont le trajet se repère aux regards furtifs qui lui sont jetés, aux petits rires étouffés, puis - in fine - à la gêne d’Alice, entre les mains de qui tu n’as plus qu’à cueillir le document. Il s’agit d’un poème obscène, détaillant par le menu ce que son auteur compte infliger à la malheureuse. Tu confisques, tu rédiges un rapport pour la principale - qui t’apprend ce qui s’est passé en chimie et en SVT. Cela fait beaucoup : David-Guetta est exclu trois jours.
Le lendemain, la principale te prévient : la maman de David-Guetta te demande un rendez-vous. Tu la reçois en salle des profs, dans un trou de ton emploi du temps, sans autre témoin que l’assistante d’anglais.
La dame est bien vêtue, un peu grasse comme son rejeton, et hagarde. Elle attaque tout de suite : il y a un complot contre son fils, elle le prouvera ! Il a changé de collège, il y avait un complot contre lui dans l’autre aussi, et maintenant voilà que ça recommence ! Mais la justice sera rendue ! Elle a prévenu le rectorat ! L’enquête est en cours ! Toi, par exemple, tu l’accuses ? Pour si peu ? Tolérance zéro ! Tolérance zéro ! En fait, David-Guetta lui a tout raconté, cette poésie n’est pas de lui ! Mais c’est son écriture, pourtant ? Elle lui a été dictée ! Pendant ton cours ? C’est autre chose, une autre poésie, que tu n’as pas confisquée, qu’il écrivait pendant ton cours. Même disposition des vers, même longueur, oui oui. Ainsi, il a signé un texte insultant qui n’était pas de lui, après quoi il l’a fait circuler dans la classe ?
« Madame, j’ai bien des choses à reprocher à votre fils, mais jusque là je n’ai jamais cru qu’il était idiot. Vous me surprenez. »
La mère ne se démonte pas, elle revient à la charge, répète ses justifications absurdes - il lui a tout raconté !
« Vous n’avez jamais envisagé que votre fils vous mente ? »
Alors le visage de Mme David-Guetta mère se défait. « Je ne veux pas que mon fils se suicide ! »
Quand elle te quitte, tu lui répètes que tu as toute confiance en la probité de ta hiérarchie, qu’il n’y a pas de complot. Elle éructe : “Une enquête est en cours ! Les coupables seront sanctionnés !”
« Bien sûr, vous me l’avez déjà dit, je sais que vous avez écrit au rectorat… »
« Il y a une justice, je veux le croire ! »
En effet, quelques heures plus tard, ta principale vient te demander une attestation - car le rectorat, suite à la plainte de cette maman, effectivement enquête - c’est la procédure en vigueur.
Le proviseur supervise collège et lycée. Elle boit. Elle pose de drôles de questions, par exemple, comme tu attends un enfant, elle te demande “êtes-vous heureuse d’être enceinte ?” - quand elle demande cela, tu sais que c’est une vraie question, pas une agression. Les choses lui importent. L’année d’après, alors que tu seras remplaçante ailleurs, elle refera tous les conseils de classe. Avant d’être internée. Quand elle reviendra, on lui donnera un poste dans un établissement difficile.
Au printemps, dans une classe que tu n’as pas, un professeur repère, dans la tête bouclée d’une jeune fille, un grouillement de vermine. Des poux ? Oui, elle a des poux ! Son père est alcoolique, elle vit seule avec lui, on ne sait comment elle vit, ce doit être terrible ! Des poux ! “On dira ce qu’on voudra, mais c’est comme en ZEP ici !”s’exclame, affolée, une autre professeur. Ce qui t’énerve un petit peu quand même…
“Tu as peur, quand tu entres en cours?
- Peur de quoi ?
- L’an dernier, je travaillais dans un collège où on a peur. A C., beaucoup de nos collègues avaient peur. Tout le temps.”
Et puis tu racontes, juste un peu - assez pour que les visages, autour de toi, se défassent. Tu supposes la prise de conscience provisoire - c’est déjà cela.
Ce n’est pas la seule différence, bien sûr. Ta collègue Marie-Hélène a été prof en ZEP pendant trente ans. Elle vient d’être mutée ; elle comptait passer ici ses dernières années avant la retraite, tranquille, sans plus avoir à s’imposer. Elle est triste : en ZEP, depuis le temps, elle était respectée, elle sentait qu’elle apportait quelque chose aux enfants. Ici, ce qu’elle fait, tout le monde a l’air de s’en fiche. Il lui reste trois ans, et elle sent qu’elle les trouvera bien longs…
Jonathan est le fils d’un riche homme d'affaires. Il n’a jamais la moyenne, et se moque de ceux qui travaillent : “Rien à foutre… de toute façon, vous pouvez toujours bosser, je serai quand même plus riche que vous !”
Steven est l’héritier d’une dynastie industrielle. Il a un téléphone hors de prix, un nouveau survêtement toutes les semaines. Dans toutes ses rédactions, il raconte des histoires de petits lapins, quel que soit le sujet. La maman a une explication : il n’y a pas d’hommes à la maison, à part lui elle n’a que deux filles, c’est déstabilisant pour un garçon.
Il y a encore Jeremy, qui veut devenir chirurgien. Il a cinq de moyenne, tu lui fais remarquer que ce n’est pas très bien parti, avec des bulletins pareils. Il rit. “Les notes du collège, ça ne compte pas !” Ses parents disent comme lui.
Les pires, ce sont Axel et Anthony, le blond et le brun, qui passent les cours à se moquer des autres. Ils sont très polis, s’excusent à chaque fois, ça ne dépasse jamais les limites du tolérable - mais c’est tout le temps. En fin d’année, les conseils sont passés, mais ils continuent à venir, contrairement à beaucoup d’élèves. Ils s’installent au dernier rang, et se lâchent : au lieu de suivre ils font des grimaces, louchent, tirent la langue. Au début tu fais comme si de rien n’était, puis très calmement :
“Les deux débiles, dehors !
- C’est de nous que vous parlez?
- Oh, vous vous êtes reconnus ? Dans ce cas, c’est sûrement vous, non ?”
Ils sortent, ulcérés. Jamais tu ne te permets un mot méchant, encore moins une insulte. Les élèves restants, des enfants sages, sont interloqués. Tu les regardes, ils te regardent. Tu leur souris. Ils te sourient. Entre eux, ils se sourient aussi, impossible de ne pas voir comme ils sont contents - le cours coule ensuite comme un rêve, heureusement, sereinement.
Quand on est professeur, on est vivement incité à souscrire, sur ses deniers, une assurance spéciale, qui nous permettra d’être couvert si notre responsabilité est mise en cause. Car pendant l’heure de cours, nous sommes responsables des élèves, totalement. Ce pourquoi il nous est interdit de quitter la salle, de les faire sortir avant l’heure, de ne pas les ramener jusqu’à l’intérieur du bâtiment après une sortie même s’ils sont externes et que ça leur ferait gagner dix minutes pour manger.
Un matin estival, il fait chaud dans les salles - tu as cours, tu te souviens, de français évidemment mais dans un laboratoire de sciences, et la tête te tourne. Tu poses tes mains à plat sur la paillasse pour les rafraîchir, pour t’ancrer - mais cela ne suffit pas. Tu t’assieds. Tu parle très calmement, mais ta vue très vite se brouille, tu y vois blanc comme le carrelage de la table. Tu as très chaud. Tu as juste le temps de jeter un oeil à l’horloge, il reste quatre minutes avant la sonnerie. Pas le temps de demander qu’on t’aide. Tu donnes les devoirs, c’est rapide. Cela ne sonne toujours pas. Tu te tais. Tu vois, dans le blanc, une ombre plus sombre monter du sol. “Restez assis, dis-tu, ça n’a pas sonné.” L’ombre redescend. Bruits de chaises, petits chuchotis : la prof fait un malaise ! La prof fait un malaise ! Tu dois être très pâle. Sonnerie. Tout le monde se rue dehors, sauf un petit groupe qui t’entoure, bienveillant, inquiet. C’est bon, tu les as “tenus”... L’assistante de laboratoire entre dans ta salle, te dis que tu aurais dû l’envoyer chercher - mais tu donnes des cours de français, tu ne te rappelais même pas qu’il y avait une assistante de laboratoire - même dans ton état normal, tu n’y aurais pas pensé. Tu te retrouves à l’infirmerie. Les plus inquiètes de tes petites élèves attendent à la porte, compatissantes. Tout le monde sait, maintenant, que tu es enceinte.