Dans la cité scolaire où de nouveau tu dois effectuer un remplacement à l’année, toujours au collège d’ailleurs, personne n’a prévenu la direction que tu étais enceinte. Comme tu apprends quel est ton poste deux jours avant la rentrée, tu peux difficilement permettre à celle-ci d’anticiper. Dès que tu sais, néanmoins, tu téléphones - et ton service et celui d’une future collègue se retrouvent inversés, pour éviter que les élèves de troisième qu’on t’avait attribués souffrent de ta future absence prolongée.
A toi, cependant, on n’a pas pensé : après, très tôt, transports en commun parisiens bondés et train de banlieue, ta première journée de classe est essentiellement consacrée à monter et descendre des escaliers, car tes salles sont au troisième étage et tu dois emmener chacune de tes trois classes récupérer leurs manuels au sous-sol. Ton gros ventre te pèse, tu respires mal. Tu n’es déjà pas bien fraîche, prompte au malaise depuis des mois - l’exercice t’achève, te voilà prise de contractions inextinguibles à six mois et demi de grossesse, et au bout d’un jour et demi d’exercice tu es placée en congé maternité : on ne peut pas se sacrifier en même temps à son métier et à son enfant, c’est ainsi.
Quand tu reviens de congé, l’année est bien entamée. Ta remplaçante avait bonne presse, les élèves l’aimaient bien. Ce qui te chagrine, c’est que tu l’as entendue discuter avec une autre prof : “Ben nan, bien sûr, en français on ne peut pas exiger l’exactitude ! Nan mais si je leur demande d’être exact, personne n’a les points ! Alors quand c’est à peu près une bonne réponse, je mets le maximum, ça passe, hein.”
Ton exigence, évidemment, passe plutôt mal, après quelques mois de ce régime.
Un matin tu demandes à des élèves de décomposer une phrase complexe en propositions : le cours a été fait durant ton congé maternité, ce sont des révisions. “Mais Madame, elle est bête votre question ! Une proposition et une phrase c’est pareil !” s’exclame un bon élève, fâché. Il a sans doute mal compris quelque chose… Non, non ! s'écrie la classe. C’est la même chose ! Ben voyons. Et une brique et une maison, c’est la même chose ? Ils insistent. Tu demandes les cahiers pour vérifier.
En effet, en guise de cours de grammaire sur les propositions, ta remplaçante a fait copier à toute ta classe de sixième, à l’exclusion de quoi que ce soit d’autre, cette remarquable définition :
“Une proposition est une phrase.”
Les remplaçants, c’est qui ? En l'occurrence, tu en es une, une avec le concours et tout, mais remplaçante. Seulement toi, tous les ans, tu remplis un trou à l’année. Soit qu’il n’y ait pas assez d’heures pour créer un poste pérenne - on se méfie, elles y sont peut-être, mais si jamais ? Soit que tu remplaces quelqu’un de déjà en poste - par exemple, deux professeurs ont demandé un mi-temps ou un professeur a demandé un congé sabbatique. En français, un remplaçant titulaire qui fait de petits remplacements, même en 1999 c’est une anomalie. Les trous de quelques mois (quelques semaines on ne remplace pas), on les bouche avec des gens qui ont raté le concours, des licenciés d’une autre matière, des vacataires qu’on ne peut pas embaucher plus d’un trimestre sinon on risquerait de devoir les payer convenablement, tout ça. De ne plus pouvoir les virer. Alors on les vire préventivement, en général avant qu’il commence à être payer l’Education Nationale est une grosse machine poussive. C’est l’époque où Allègre veut dégraisser le mammouth. La pauvre bête n’en frémit même pas, elle durera plus que lui, un peu ralentie, un peu abîmée mais tant pis.
Début mai, les parents du petit Mathias, dans ta classe de cinquième, sont convoqués par la direction : Mathias accumule les bêtises, il ne fait rien, n’apprend rien - il rend des copies blanches et ne prend même pas la moindre note en cours. Un contrat est passé avec lui : on passera l’éponge sur ses égarements s’il rattrape les cours qu’il n’a pas écoutés.
Un matin, l’application de Mathias t’étonne : au fond de la salle, il écrit très studieusement le cours - seulement tu ne dictes pas le moindre cours, tu viens de donner des consignes écrites et tu les commentes. Tu circules dans les rangs pour vérifier qu’elles sont comprises, et jette un œil en douce sur le travail de Mathias : à l’aide d’un calque, il est en train de recopier un cours du début de l’année.
Tu confisques le calque, atterrée. Tu lui demandes de passer au bureau en fin d’heure, tu as à lui parler. Quand la sonnerie retentit, un autre élève a une question à te poser. Mathias en profite pour tendre la main vers le calque, essayant de te le subtiliser. Tu poses ta paume sur la feuille ; il tire, affolé, il la veut cette feuille. Tu la lui arraches d’un coup sec, en fait une boulette que tu jettes dans la corbeille à papier : cela suffit, elle ne sert à rien cette feuille.
“Mais c’est mon cours ! vous avez jeté mon cours, sale pute !”
Et il essaie de te frapper.
Quelques minutes plus tard, dans le bureau de la principale adjointe, tu ne peux t’empêcher d’éclater de rire en lui racontant cette anecdote. Elle te fixe, consternée. Puis, sévère : faut bien comprendre, pour lui, le calque, c’est quand même faire ce qu’on lui a demandé…