Et les autres cours, les cours de routine ? Ils se passent toujours bien ? Globalement, oui, très bien. Seulement il y a du bruit. Quand tu as commencé, sans enfants, concentrée sur ce travail et seulement sur celui-ci, disponible jusqu’au vertige, il n’y avait pas un bruit. Maintenant, tu dois faire avec des bavardages - tu fais taire les élèves, et puis cela remonte, tu les fais taire, etc. Les portables vibrent, ils sonnent sur une note suraiguë, réputée inaudible passée vingt ans - pas de chance, tu l’entends parfaitement. Étonnement des coupables. Tu ne sais pas si c’est parce que ce ne sont pas les mêmes élèves, qu’ils sont trente-huit dans les salles - ou parce que tu n’es plus la même personne.
Sans doute préparais-tu mieux tes cours avant ? En ZEP, comme en fausse ZEP, tu avais le calme. Maintenant, moins. Un bruit de fond… Mystère. Dois-tu incriminer la capacité d’attention, qui se perd ?
Un jour, tu as emmené tes élèves au cinéma. Tu as prévu, au retour, un débat. La proviseure - celle-là tient au féminin - vient y assister. Tu as prévenu les élèves, évidemment, que ce serait un débat avec la proviseure. Il se passe un truc incroyable : les élèves se mettent tous à parler entre eux, en même temps, fort, ils débattent, oui, ou parlent d’autre chose en déviant, ils partent du film et arrivent on se demande bien où et comment, le courant ne passe plus. Tu n’as jamais vu ça, subi ça. Leur proviseure, ils s’en fichent complètement - tu soupçonnes qu’ils se disent qu’elle n’a rien à faire là, ou que ce n’est pas un cours si elle est là ? De toi aussi, tout d’un coup ils ont l’air de se ficher, ils ne t’écoutent que sporadiquement. Tu supposes, aussi, que ta supérieure hiérarchique se dit que tu ne sais pas faire. Et c’est vrai, faire comme si elle n’était pas là tu n’y arrives pas, faire comme si ce n’était pas une situation absurde tu n’y arrives pas. Ce qui se passe, tu ne le comprends pas. Sans doute, tu perds ta crédibilité administrative en une heure. Pas trop grave non plus, car ta proviseure est incapable de se rappeler ton nom, chaque fois q’uelle te parle elle utilise celui d’une collègue arrivée en même temps que toi - la dame du 8/20, dont les élèves ne te disent pas grand bien. (Litote. Mais tu essaies de ne pas écouter.)
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Tu gagnes en expérience : tu es de plus en plus consciente des problèmes. Des programmes mal ficelés, appliqués en catastrophe, et pas par tout le monde encore. De l’éternel “Pas-faire-de-vagues”. De l’omniprésence d’appareils électroniques qui nuisent à la plus élémentaire concentration, mais que l’Education Nationale envisage d’acheter exprès pour en équiper les classes. Des aberrations, des incohérences, des arbitrages politiques… Tu n’as guère d’illusions sur la façon dont on réforme le vieux mammouth plein de banderilles depuis que tu as dépouillé, en première année, le grand questionnaire Allègre auquel les lycéens avaient répondu, et que tu as entendu les experts du ministère tirer des conclusions des réponses alors que les bénévoles auxquels tu t'étais jointe n’avaient dépouillé que les établissements les plus petits, presque tous privés - du privé chic.
Avec le temps, tu as aussi appris à douter de la légitimité des examens. Tu as été jury de VAE, par exemple : il s’agissait de conférer le BTS d’assistant de direction à des candidats dont l’expérience le justifiait. Malheureusement, tu faisais partie d’un jury dans lequel aucun juré ne connaissait cette formation, ni n’enseignait les matières principales au programme. Ça t’a rappelé l’année où tu as fait passer une épreuve de bac “transversale”, en maths et physique-chimie, avec un collègue dont il s’est avéré qu’il était prof d’histoire…
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Tu n’es pourtant pas, dans les années 2010, au bout de tes surprises. Un jour, tous les élèves ont de petites bibles à la main, parce qu’on distribue des bibles à l’entrée, de ces petites bibles bleues sans notes qui t’évoquent celles qu’on trouve dans les motels de la campagne américaine. Certains se plaignent, s’insurgent, se disputent. Ils t’expliquent que c’est comme ça depuis le matin, des inconnus sont là qui font de la publicité à Dieu, au leur en tout cas. Tu trouves ça un peu gros, tu frappes à la porte de la nouvelle proviseure, une dame protestante qui a les palmes académiques. Elle te dit qu’elle sait, que les responsables, avec leurs grands paniers de bibles, sont de l’autre côté de la grille, qu’elle ne peut pas intervenir. C’est tout juste si ce n’est pas toi qui te sens en faute.
A la décharge de l’établissement, on ne sanctionne pas non plus les filles voilées qui ne parlent plus qu’entre elles. Ni ce professeur d’économie qui, traversant parfois les différentes cours avec toi, brame de tonitruant “il y a trop d’étrangers ici” à chaque fois. On a rien vu, rien entendu, c’est sûr qu’on ne va rien dire.
En BTS, Farid, dont le père est imam, t’explique - tu enseignes la culture générale et travaille sur le terrorisme à cette heure-là - que djihad, ça ne veut pas dire guerre sainte, ça veut dire effort. C’est quand même fou, le texte - un article du Monde sans doute - parle d’effort, pas de guerre ! Tu le remercies, dans le contexte il s’agit d’une action armée au nom de Dieu, mais que le terme signifie “effort” aussi et peut-être avant tout est une indication précieuse. Il sourit modestement. Tu te sens légèrement nerveuse.
Un autre jour, à l’interclasse, tes élèves de cette même classe discutent et te prennent à témoin : “Moi madame, dit l’un d’eux, je vous jure, un noir ou même un juif je l’embauche sans souci, mais un homosexuel je ne prends pas l’ascenseur avec !” La plupart des autres acquiescent. Tu demandes s’ils ont peur de devenir homosexuels aussi, comme d’une maladie très contagieuse, ou d’être tentés, ou quoi ? Ils répètent qu’ils n’ont pas confiance, tu n’en tires rien d’autre.
Un autre jour, tu passes dans les rangs, Farid ne fait rien. Tu t’en étonnes. “Madame, je ne peux pas travailler quand vous êtes trop près.” Il a même l’air d’avoir du mal à respirer. Tu lui réponds que tu ne vas pas t’attarder, tu as du monde à aider… Ta collègue de compta-gestion rit quand tu lui racontes l’anecdote, il lui a fait la même remarque. Alors tu ris aussi, voilà tout. Que faire d’autre.
Un autre jour encore, tu croises Farid sur la passerelle qui permet de traverser la ligne de tram. Le vent souffle fort, et subitement retourne ta jupe. Tu as du mal à garder ton sérieux. Ton calme, aussi.