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Billet de blog 24 août 2022

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La vocation, 19 - dernier épisode

Tu es devenue prof « par vocation » , parce que c'est avant le bac que tout se joue. Tu as aimé tes élèves, ils te l'ont bien rendu ; tu aimes enseigner aussi, tu as toujours aimé. Tu as fait le maximum. Mais la coupe a été pleine, et tu es partie. Ce n'était pas tenable. Le plus simple est de raconter.

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Un nouveau collègue de maths est arrivé, pas tout à fait un débutant mais presque - il est certifié, il passe l’agrégation cette année, il a hésité parce qu’il voulait travailler à la Bourse, c’est un as des mathématiques financières, mais au dernier moment il s’est dégonflé, quel sens ça a, la Bourse ? Niko est un homme sensible, à l’humour étrange, un peu empoté, dont tu apprendras avec retard qu’il est témoin de Jéhovah. Ce qu’il te dit tout de suite, en revanche, c’est qu’il est croate. Il a fait la guerre. Il a traversé des champs de mines, pour éviter qu’un vrai soldat ne saute sur celles-ci. Depuis il fait des cauchemars, toutes les nuits des cauchemars. Il boit beaucoup, “dans mon pays la première cuite c’est à Noël et à quatre ans”, rit-il. Il est dyslexique, tu corriges ses contrôles et ses énoncés. Il est cultivé, et très intelligent. Il n’a aucune autorité. Il n’a même pas envie d’en avoir. En particulier, la classe de première L dont tu es le professeur principal, il n’arrive à rien lui faire faire. Il faut dire que, dans cette classe, il y a Jana, une brune aux longs yeux verts, serbe. Une qui en a vu aussi. Qui lui rappelle chez lui, chez eux. Elle a dix-sept ans. Il est raide amoureux. Ça crève les yeux, y compris ceux de Jana.

Niko zozotte. En zozotant, il te dit un matin “Je sais que là c’est encore rattrapable, faut juste que j’arrête l’humour et que je sois un peu sévère, mais j’ai pas trop envie.”

En cours de français, tu circules entre les groupes ; Jana te demande en zozotant si tu peux l’aider. Tu te penches sur sa copie, elle glisse “vous zavez qui zimite, là, hein ?”

Niko est content que Jana l’imite en cours de français, ça veut dire qu’il pense à elle. Un peu préoccupé, néanmoins, aussi.

Il organise un goûter de Noël avant les vacances - les élèves demandent toujours qu’on organise des goûters, et Niko veut faire plaisir. Et puis pour ce qu’ils travaillent, en maths.... Les filles de la classe ont apporté du coca, de grandes bouteilles de coca. Niko vient me voir après la fête. Il sent l’alcool. “Je suis un peu bourré, me dit-il, j’espère que ça ne se voit pas trop? Elles avaient mis moitié rhum moitié coca, alors j’en ai bu un maximum pour pas qu’elles se rendent malades… je n’allais quand même pas les dénoncer !.”

Un peu plus tard dans l’année, Jana entre en cours de maths très en retard, un sac de pains aux chocolats à la main. Elle les distribue en plein cours, tranquille. Que Niko lui demande nerveusement, plusieurs fois, de s’asseoir n’a aucun effet. “Vous en voulez un, monsieur ?” Elle pose sur ses feuilles de cours, au bureau, un pain au chocolat qui laisse sur les photocopies des auréoles et des miettes. Après quoi elle s’assied, mais sur les genoux de son amie Caroline. Le prof rougit. Elle précise, voix velours : “Vous en faites pas, Monsieur, je suis hétéro !”

Et Niko, quoique préoccupé, est content : c’est une invite agréablement explicite. Il en redemande, même.

D’autres provocations suivent, et encore d’autres. On ne sait pas tout, même toi à qui il raconte au fur et à mesure tu ne sais pas tout. En juin, un conseil de discipline est organisé pour sanctionner la jeune fille, dont l’insolence semble n’avoir plus de bornes. La veille, Niko retire son rapport, arguant qu’il refuse de témoigner contre elle. Jana sera néanmoins renvoyée, les représentants des élèves eux-mêmes la trouvant sans excuses. Niko se demandera comment garder le contact avec elle - il l’épouserait bien. 

En même temps, Niko a réussi son agrégation. La première fois qu’il vient, l’inspecteur refuse de le titulariser. La deuxième fois, il valide son changement de corps (car cela s’appelle comme ça…) Niko sourit : “De toute façon, comme ça j’ai moins d’heures à donner, ça ne peut que les arranger !”

*

Un jour, un élève est gêné par la fenêtre ouverte, qui lui cogne la tête à cause du vent : les tables sont alignées serrées jusqu’au mur, et les fenêtres ouvrent donc au-dessus des cahiers. Tu l’autorises à la fermer. Pour la rabattre, il appuie sur la vitre, qui sort des petits bois - et tombe en pleine cour, deux étages plus bas. Bruits de verre brisé. S’il y avait quelqu’un en bas ? Ton cœur bat la chamade, quand tu te penches. Pas de sang, pourtant…  C’est vrai que sécuriser un bâtiment classé, forcément…On t’avais prévenue…

Tout va bien, mais tu as le cœur serré. A force de faire comme si on ne voyait pas les problèmes, comme si tout était sous contrôle, on en est presque persuadé. Et puis, soudain, des lames coupantes tombent du ciel, n’importe qui pourrait y passer. Ce ne serait pas ta faute, mais ce serait ta faute quand même. 

Une goutte d’eau, encore une goutte d’eau… reste la dernière.

*

Fait rare, tu reçois la visite d’une inspectrice. On t’a bien prévenu qu’elle détestait celle qu’elle remplace, dont elle est loin d’avoir la stature. La précédente inspectrice t’avait dit “ça se voit que vous êtes une bonne prof, les élèves vous aiment.” A priori, celle-là ne le répètera pas. 

A part hausser les épaules, ce genre d’information, qu’est-ce que ça peut bien faire ?

C’est le soir, la dernière heure de cours de la journée, de cinq à six. Depuis quelques heures, tu travailles avec tes élèves sur Candide. C’est une classe de première littéraire, mais très faible : niveau extrêmement fragile, peu de culture, aucune habitude de lecture, aucune problématisation spontanée. Des élèves très passives, et pas très travailleuses. 

L’inspectrice a déjà vu tes collègues, aux heures précédentes. Vous êtes plusieurs à travailler sur Candide d’ailleurs, cela permet d’aligner les apprentissages entre les classes, vous essayez de le faire aussi souvent que possible. A cinq heures, tes élèves sont devant ta porte et tu attends que celle-ci arrive ; à cinq heures dix, pareil. Tu te décides à les faire entrer, tant pis pour le décorum. A l’autre bout de la cour, tu la vois rire avec le proviseur adjoint, elle va peut-être se presser ? Mais non. Tu l’attends, encore et encore, puis tu commences le cours, tant pis pour elle, on ne va pas rater une heure de cours, elle a déjà un quart d’heure de retard. Elle arrive après vingt minutes, tu l’entends rire encore un peu dehors avec l’adjoint, puis elle se fige, pincée, quand elle voit que le cours est commencé. Crime de lèse-expertise pédagogique. Tu lui tends le texte, elle grince, “vous pensez si je le connais pas, Candide !” Le cours est assez classique, celui que tu aurais fait si elle n’était pas là. Les élèves, en revanche, sont transfigurés : beaucoup plus attentifs que d’habitude, ils comprennent tout à demi-mot, s’efforcent - tu sens dans l’air leur bienveillante tension. Ils lèvent la main, répondent, avancent, tu n’as pas à insister, tout est fluide. Réponses pertinentes. Interrogations sur la focalisation, ils y ont pensé eux-mêmes, Candide est caché derrière un arbre et regarde la scène décrite, une scène de carnage militaire, c’est donc un point de vue interne, celui du personnage - focalisation interne, comme dit Genette. Tu donnes des éléments qu’ils ignorent, qui éclairent le texte. Tu proposes aux élèves de travailler, chez eux, en complément, sur un extrait de Céline, une autre description de carnage militaire, pour voir s’ils peuvent ré-exploiter ce qu’ils ont construit là.  Programme qui n’a rien que de très, très classique : le principe de la culture, c’est qu’elle soit partagée, et quelle meilleure façon de la construire que de proposer à chacun, sinon précisément le même matériau, du moins les mêmes jalons ?

 Tu sors ravie, ils ont bien avancé, et puis la joie de bien répondre, celle de t’apporter ce que tu demandais, ça se sent. L’inspectrice t’attend au parloir, libéré depuis que ton collègue de philo a été muté : “Ben je vois pas pourquoi vous souriez, vous pouvez arrêter tout de suite, parce que c’était pas bon !”

Tu es interloquée. Quand un cours est mauvais, tu le sais, quand il est bon, aussi. Elle t’explique que les élèves n’auront pas retenu un mot de ton cours, impossible, c’était nul. Tu n’en crois pas un mot. Que Candide, à la limite on peut passer une heure dessus, dans un groupement thématique, mais que faire de l’histoire littéraire et leur apprendre ce qu’étaient les Lumières comme tu prétends le faire, c’est abscons, “on n’est pas en cours d’Histoire!” Pas de chance, outre ton cursus littéraire tu as passé une licence d’Histoire justement, l’histoire c’est ton dada disent les élèves, et tu es bien certaine qu’on ne comprend bien un texte littéraire qu’en contexte… Non, l’histoire c’est mal, la contextualisation c’est dépassé, il fallait faire un groupement sur la guerre, ou sur la mort, ou sur l’amour, avec des textes de toutes les époques, et laisser les élèves faire des exposés dessus. “Vous êtes un chef d’orchestre, vous n’avez pas à apporter de savoir !” Pardon ? Mais oui, c’est ainsi, il faut s’adapter, on ne sait à quoi mais il le faut - dans l’ordre à venir tu coordonnes, rien d’autre.

Histoire d’être sûre de t’humilier - quelle autre raison, sinon? - elle ajoute “Vous qui faites une thèse de cinéma, c’est incroyable que vous parliez de focalisation interne alors que le personnage est dans l’image !” C’est tellement bête, et tellement faux, que Genette, père du concept, doit se retourner dans sa tombe ; tu feras bien rire tes collègues en la citant, c’est déjà ça. Mais c’est l’inspectrice… la garante de la pertinence des enseignements… Les bras t’en tombent. Comme les bras et les jambes coupés sur lesquels marche Candide dans le texte, tiens. Justement, ton interlocutrice te demande de lui citer des textes que tu pourrais étudier dans un groupement sur la guerre. Tu t’exécutes, on a le choix. Barbusse, Dorgelès, Stendhal… Rimbaud ? Hugo ? Apollinaire ? Mais qui veut-elle que tu nommes, à la fin ? Elle fait une moue dubitative, tu te demandes si ça lui dit quelque chose, tous ces gens célèbres. Elle précise : Plus ancien ! Plus ancien ! Alors tu lui parles des Perses d’Eschyle… elle te regarde de travers : “Non, plus récent !” Récent comment ? Pas de réponse. Chrétien de Troyes, peut-être ? Ou alors Aliscans ? Elle se renfrogne :  “Je ne connais pas.” Elle est de plus en plus fâchée… Pourtant tu viens de trouver, ce sont les Tragiques qu’elle veut te faire deviner… Eh ben voilà ! Avec des indices aussi pointus, on finit forcément par trouver ! Quelle épreuve grotesque, qui tourne si visiblement à ton avantage que tu t’attends au pire. Tu ne sais pas encore, contrairement à tes collègues tu n’as pas écouté radio-ragots avec assez d’attention, alors on te l’apprendras à la sortie, qu’elle n’a qu’un CAPES - tandis que tu es agrégée et doctorante - et qu’elle est réputée détester les agrégés, les docteurs, les normaliens... Qu’importe. C’est sans doute réducteur, même si ça explique les “vous qui êtes” et “vous qui faites” perfides.  Néanmoins, elle assène des condamnations injustes assez largement, pas seulement à ton égard, ni seulement à l’égard des agrégés. Tes excellentes collègues certifiées sortent mortifiées de l’épreuve, tandis que celle - agrégée - qui s’est battue avec Djamal trouve quasi seule grâce à ses yeux. 

Vous êtes sonnés, tous autant que vous êtes, par le numéro auquel cette femme s’est livrée. Mais surtout par ce qui s’annonce, car voici  que tombe cette nouvelle effarante : l'inspectrice a décidé de faire de votre lycée un établissement pilote pour ses expérimentations pédagogiques en cours. L’an prochain, tous chefs d’orchestre, interdit d’apporter du savoir, on laisse les gamins le trouver dans leur tête ! (Ou sur Wikipédia, on est moderne.)

Le lendemain, en début d’heure, tu demandes à tes élèves de résumer le cours de la veille. Ils s’en sortent très brillamment, c’est impressionnant.

Quant à tes collègues, ils ont trouvé la visiteuse si nulle et si méchante qu’ils sont résolus à ne plus lui parler. A laisser ses questions sans réponse…

Evidemment, en réunion avec elle, ça ne tiendra pas. Mais tu seras déjà partie accoucher, encore une fois - on a beau t’en vouloir à chaque fois, tu n’as pas renoncé à faire des enfants. Et tu ne reviendras pas. Et je ne reviendrai pas. Bagages pliés, tablier rendu. Le travail que j’avais choisi, c’était de faire grandir les adolescents ; les en empêcher, je ne veux pas. 

Après, qu’on ait congelé le point d’indice, ça reste un problème d’ampleur, évidemment.

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