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Billet de blog 26 juillet 2022

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La vocation, 10

Tu es devenue prof "par vocation", parce que c'est avant le bac que tout se joue. Tu as aimé tes élèves, ils te l'ont bien rendu ; tu aimes enseigner aussi, tu as toujours aimé. Tu as fait le maximum. Mais la coupe a été pleine, et tu es partie. Ce n'était pas tenable. Le plus simple est de raconter.

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Le poste suivant est encore plus loin, à Co. ; tu mets une heure et demie à y arriver. Un vrai lycée ce coup-ci - en ZEP, mais un lycée. On prend le métro, le RER, le train, un bus, ses pieds et on y est. L’endroit n’est pas très recommandable : ton frère, invité à passer le Nouvel An pas loin, t'appellera catastrophé : il ne peut pas rentrer en taxi, lui a-t-on expliqué, car dans ce périmètre aucun taxi ne s’aventure, la nuit tombée. Tu riras doucement, en janvier cela fait longtemps que tu gagnes le bâtiment le matin dans la nuit, avant huit heures, en longeant des barres HLM et des jardins d’enfants aux balançoires déglinguées. Tu rentres dans la nuit aussi, souvent à pied car le bus passe rarement et qu’attendre à l’arrêt le plus proche n’est pas bien agréable ; tu n’as jamais essayé le taxi, évidemment…

Quand tu arrives là, ta fille n’a pas encore un an. Un bébé, un trajet qui n’en finit pas, une ZEP, une place à se faire encore une fois : cela pourrait être difficile, d’autant que tu as des amis profs au collège d’à côté et que ça a l’air de ressembler au collège où tu enseignais deux ans avant ; mais non, l’endroit est relativement calme, le proviseur adjoint, un ancien sportif de haut niveau, ne laisse jamais les problèmes traîner. Le jour de la pré-rentrée, quand il te demande de te lever pour saluer l’équipe qui ne t’a jamais vue, il ajoute “Et vous pouvez lui souhaiter un bon anniversaire, car je crois que c’est aujourd’hui votre anniversaire, n’est-ce pas?” Ça fait showbiz, école des fans, trip américain, mais tant pis, tu es touchée.

Oui, tu es née le jour de la pré-rentrée. Tous les ans, en guise de cadeau d’anniversaire, tu reçois un arrêté d’affectation.Marrant, non? Cette année-là, pour une fois, c’est marrant.

Dans cet établissement, tu passeras trois ans. A la fin de ta première année, tu es convoquée par le proviseur. Il te demande si tu veux rester. Tu apprécierais, oui. “Dans ce cas, je peux vous le dire, sauf problème, vous allez rester !” 

Petit silence - et puis il ajoute : “Même en cas de problème. Je me débrouillerai. Vous resterez.”

A la fin de la deuxième année, tu n’es pas là : tu viens d’accoucher de ton deuxième enfant. Le proviseur a dû demander que tu restes, car de nouveau tu es affectée au même endroit. Pas besoin de s’adapter encore : tout est pour le mieux.

Alors tu ne t’inquiètes pas, et en effet pour la troisième année consécutive, tu fais ta rentrée dans ce bel établissement moderne, avec fontaine intérieure, escalier monumental et parois vitrées. C’est un magnifique lycée : quelque temps auparavant, un terminale a fracturé les serrures du Pailleron qui s’élevait à sa place ; il est allé dans le bureau du surveillant pour voler un tampon officiel, afin de se fabriquer un bulletin honorable lui permettant d’être accepté, après son bac, dans la filière sélective qu’il lorgnait. Comme il a laissé des empreintes partout, t’explique-t-on, évidemment il a eu peur d’être soupçonné, alors il a décidé de mettre le feu au bureau. C’était un Pailleron : en un instant tout a flambé. 

Dans ce genre de cas, apparemment, on débloque des fonds pour construire à la place un très, très beau lycée.

Tu ne t’inquiètes pas, d’ailleurs tu as reçu un bel arrêté d’affectation tout neuf dans ce même lycée de Co.  - trois ans de ZEP, tu te rapproches des cinq ans qui te permettront de briguer un poste plus tranquille - si bien sûr on continue à t’affecter en ZEP tous les ans, car il suffit d’une année sans et le compteur repart à zéro. Tu ne t’inquiètes pas, ce qui fait que tu tombes des nues quand, en réunion de pré-rentrée, le proviseur affirme que quelqu’un d’autre a été nommé à ta place. Le gentil adjoint est parti, tu ne sais à qui t’adresser pour comprendre. Il n’y a pas d’emploi du temps pour toi, seulement pour l’autre, qui curieusement n’est pas là. Tu es atterrée. Tu restes sur place, essayant de faire signer le procès verbal d’installation sans lequel tu seras considérée démissionnaire. Impossible. 

A la pause, tu as eu le temps d’appeler ton compagnon. Tu lui as donné le nom de celui qui semble avoir obtenu ta place. Pendant que tu essaies d’obtenir des informations de l’administration, O. cherche dans les pages blanches ton invisible successeur. Il appelle - c’est bien lui, un professeur de lettres qui attend une délégation rectorale qui ne vient pas, mais qu’on lui a promise, il ne peut pas dire qui, pas l’inspecteur mais quelqu’un de haut placé, vous comprenez… 

Les délégations rectorales, ça n’existe plus. De quoi peut-il être question ? L’homme a dit qu’il enseignait l’option théâtre. Tu en parles à tes collègues. A. tout de suite se sent visée, c’est elle qui a créé l’option théâtre au lycée, le proviseur est en conflit avec elle, il s’agit forcément de la court-circuiter… 

Mais toi, tu as deux enfants en bas âge, un mari sans travail ni revenu et un arrêté de nomination dont on refuse de tenir compte. Tu as toujours bien fait ton travail, à preuve l’insistance à te ravoir… Ça ne compte pas ?

Le lendemain, tu donnes le nom de l’homme qu’on attend à A. Elle ne le trouve pas dans l’annuaire, apparemment il vient de se mettre sur liste rouge.

Une première fois tu vas voir la secrétaire, qui refuse de t’installer. Mais je suis là ! Oui mais j’ai des consignes. Mais vous n’avez pas le droit, j’ai un arrêté de nomination, je suis là et l’autre n’y est pas ! Oui, mais j’ai des consignes…

Le proviseur te prend à part : il veut bien te donner l’emploi du temps de l’autre à titre provisoire, mais il faudra que tu expliques, impérativement, à tes élèves que tu n’es pas la vraie prof, que l’autre va arriver, que tu ne fais que t’en occuper en attendant. Tu sens que quelque chose ne se déroule pas comme prévu. 

Nouvelle tentative : en même temps que tu étais ré-affectée, une collègue vient d’être nommée, une astrologue passée par chez l’Oréal qui n’a pas la moindre idée de ce qu’elle doit faire en classe - alors elle parle du zodiaque à ses élèves. Au bout de trois jours, elle a demandé un mi-temps…

“Si vous voulez rester, pourquoi vous ne demanderiez pas vous aussi un mi-temps ? Je m’arrangerais pour vous faire nommer dessus, et vous pourriez vous occuper de votre bébé…”

La ficelle est grosse, ton portefeuille moins. Tu déclines poliment. Le proviseur blêmit.

Tu remontes dans les bureaux de l’administration - pour t’y rendre tu dois marcher sur une longue passerelle - et demande, puisqu’on te confie les élèves, qu’on t’installe. Second refus. Irritation perceptible. Tu sors en disant “bon, si je n’ai pas votre signature, je ne suis pas installée ; je ne prends pas les élèves.” Tu trembles tellement en sortant qu’un collègue syndicaliste à qui tu racontes l’entrevue te prends dans les bras, spontanément. Des larmes te sortent des yeux, mais quoi ? Ce n’est pas une raison pour ne pas se battre, dis-tu. 

Pendant des jours le rectorat est injoignable, c’est toujours comme ça à la rentrée. Tu n’es pas syndiquée mais tu appelles le SNES. Tu expliques ce qui se passe. Ton interlocuteur est atterré. Il te déconseille de ne pas prendre tes élèves, tu serais en tort, on pourrait te sanctionner. Alors tu prends tes élèves, tu leur présentes le programme de l’année. Bien sûr, tu n’es pas gourde, tu ne leur dis pas que tu n’es pas la vraie prof…

Le SNES, comme tous les ans, bénéficie, début septembre, d’une audience au rectorat. Personne ne t’en communique l’issue, mais le soir même, la secrétaire de ton établissement t’appelle, gênée.

“Madame Privey ? Il faudrait que vous preniez vous élèves en classe…

-Vous voulez dire que je peux venir signer mon arrêté ?

- Oui… enfin c’est surtout que les élèves…

- Madame B., j’ai pris mes élèves à chaque cours depuis la rentrée.”

Son soulagement est patent. Elle doit se sentir moins en faute. Tu sais que tu vas faire l’année. Tu sais aussi que tu n’en feras pas d’autres, quelque travail que tu fournisses. Pas grave. Tu te mets à cotiser au SNES, pour dire merci, même si l’un de tes collègues te raconte qu’il a quitté la commission paritaire qui valide les affectations, trop de magouilles, rien d’honnête.

Pendant ce temps, ta collègue Karine, qui, elle, a été affectée dans un lycée bourgeois, hante le bâtiment. Elle est venue à Co. à la réunion de rentrée. L’autre lycée a appelé. Sa voix monte dans les aigus quand elle explique que c’est une erreur, que c’est là qu’elle doit être, elle a monté des projets, on lui avait dit… Elle reviendra souvent, au début. Là bas elle ne va pas en cours, elle sèche. Elle dit que ça l’emmerde, les enfants riches, il n’y a que les enfants d’immigrés qui l’intéressent, d’abord.

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