Au retour des vacances de Noël, ou peut-être de celles de février, la chaudière du lycée refuse de démarrer. Il fait sept ou huit degrés, au maximum, dans les salles. Le proviseur passe dans les couloirs, affirmant que le problème est local et en passe d’être réglé. Tu claques des dents, les élèves aussi, même si tu les as autorisés à garder leur doudoune : ils ne se couvrent guère. Tes lèvres sont bleu gris. A l’interclasse, difficile de ne pas constater que tout le couloir est touché. Ce n’est qu’à la récréation de dix heures, en revanche, qu’il sera confirmé que la totalité du lycée est glacial. Légalement, on devrait fermer. Il faut prévenir le proviseur. Mais le proviseur fait peur.
Tu proposes de monter lui demander de fermer, d’accompagner la représentante syndicale qui n’en peut plus de l’affronter. Au bout de la passerelle, il vous attend, veste en tweed, écharpe, col roulé, mug fumant entre ses mains gantées. “Je suis toujours sur le pont, moi !” lance-t-il. Redescendez !
La salle des profs est au rez-de-chaussée. Les élèves, massés devant, vous demandent de les libérer, ils sont morts de froid. On leur répond que c’est ce qu’on essaie d’obtenir. Quand la fin de la récréation sonne, les profs ne montent pas dans les salles. D’abord le proviseur appelle par téléphone pour leur enjoindre d’aller travailler. Il semble que les élèves commencent vraiment à s’agiter, il n’est pas tranquille. A vouloir sortir, aussi, coûte que coûte… Finalement, il revient en salle des profs, en ouvre violemment la porte, et crie :
“Je ferme le lycée ! Mais c’est ma décision ! Personne ne me l’a dictée !”
On pourrait croire que le problème, dans ce lycée-là, c’était le proviseur. Ce serait quand même réducteur…
L’une de tes élèves est dyslexique : sa mère, analphabète, n’a jamais consulté. Elle demande aux professeurs des exercices pour aider Sherine. C’est une gamine intelligente, aux interventions pertinentes, mais ses copies sont proprement illisibles, on n’y comprend absolument pas un mot. cela te froisse : puisqu’elle a écrit, Sherine voulait dire quelque chose. L’idée te vient de lire le texte à voix haute ; d’abord ce n’est pas très clair, et puis tu comprends que pour comprendre, il faut lire cela avec l’accent tunisien. Alors les mots mal orthographiés et mal découpés se mettent à ressembler à des propos radiophoniques. Toute l’année, tu lui mettras deux notes, une pour le support écrit, une pour les idées. Histoire qu’elle comprenne que, si elle ne sait pas écrire, ses idées valent la peine, ce qui est vrai.
Au fur et à mesure que les mois passent, les tensions se font plus vives entre Sherine, grosse et grande fille en survêtement rose, et quelques-unes de ses camarades. Sherine se met à porter le voile. Sa compatriote Samia, qui porte des jupes et des jeans moulants et se décolore les cheveux, est en particulier l’objet de quotidiennes invectives. Néanmoins, sans que tu en identifies la cause, c’est Pauline, une autre élève, qui se jettera un jour, en plein cours, au visage, de Samia, si furieuse qu’il faudra plusieurs élèves pour la maîtriser.
Un autre jour, une autre classe : “Sale feuj !” crie une élève à une autre, en plein cours. Tu fais un rapport, tu n’apprécies pas qu’on s’insulte pendant les cours. Le proviseur accuse la coupable d’antisémitisme, elle passe en conseil de discipline, et est renvoyée trois jours. A la sortie de ce conseil, tu l’entends se plaindre : “N’importe quoi, je suis pas antisémite, je disais ça à Nadia et elle est même pas juive ! C’est sûrement la prof qu’est feuj, je vois que ça.”
Tu as aussi, en classe, un adolescent qui sort de centre de détention pour mineurs ; le juge lui a dit que s’il séchait, il retournerait en prison, alors il se tient à carreau. C’est un jeune homme d’une très grande finesse, dont les remarques sont toujours pertinentes. Il acquiert très vite beaucoup d’influence sur la classe - cela se sait, cela se sent, et c’est gênant, parce que sa politesse excessive vaut provocation, que tu ne peux ignorer les regards de connivence que lui lancent ses pairs, les petits rires - et que tout devient faux, quand il est là.
Tu as, tous les ans, des première STMG, pas toujours agréables, mais pas désagréables non plus… il y en a toujours, d’une année sur l’autre, qui viennent te saluer à la porte de ta salle. Et puis cette réplique merveilleuse de l’une d’entre eux, petite maghrébine décidée : “Madame, j’ai eu dix-huit à mon bac ! J’y crois pas ! Pourtant, j’ai juste fait exactement comme vous avez dit !”
Les profs sont sous tension, et loin de tout - sauf d’un restaurant de couscous où certains vont tous ensemble, sans toi - on te rapporte des ragots de haut vol, A. ayant demandé si ton compagnon était le père de ton enfant à la cantonade, par exemple. Dans la salle des profs, de micro-drames ont lieu quotidiennement, des drames sentimentaux, des trahisons administratives. Des couples secrets. On vit sur une île.
Tu as choisi de faire travailler tes STMG sur Les Bonnes de Genet. D’abord ils n’ont rien compris. Ensuite ils ont saisi comment aborder le texte, un texte fort, sur lequel il y a toujours des choses à dire, pas tant sur la haine et l’écrasement social que sur la façon dont Genet les traduit. Ils adorent. Lisant ton descriptif en prévision du bac blanc, une collègue te prévient d’emblée : hors de question qu’elle interroge quiconque sur ce texte répugnant. Cela ne fait pas partie de ce qu’elle connaît.
Lors de ta seconde grossesse, tu es encore plus malade que lors de la première, mais tu ne veux pas t’arrêter. Tes élèves ont besoin de toi, sans toi ils ne feront rien, avec toi ils travaillent bien - chaque jour, tu as du mal à te lever, la tête te tourne, mais tu sais que devant eux tu seras très bien, parfaitement en forme. En salle des professeurs, en revanche, tu restes recroquevillée sur un fauteuil, la tête sur les genoux pour juguler l’hypotension qui vient. Il n’y a qu’une seule salle des professeurs, beaucoup de fumée de cigarette qui te rend nauséeuse. Quand tu reviens en classe, l’odeur de tabac flotte autour de toi, tes élèves s’inquiètent, Madame il ne faut pas fumer ! Tu leur expliques que ce n’est pas toi. Ils projettent - tu les en dissuades - d’aller demander au proviseur qu’on respecte la loi anti-tabac.
Certains professeurs sont tes amis, et c’est l’un d’eux qui te fait réaliser que tu te mets en danger en continuant comme ça : ne pas vouloir lâcher, ça ne suffit pas. Tu vas voir ton médecin : il t’arrête. Le lendemain, et pendant plusieurs semaines, tu n’arrives pas à te lever, à peine à ouvrir les yeux. Rallier les toilettes, chez toi, devient une expédition, il faut te tenir aux murs. Pourtant, en cours, jusqu’au dernier jour, tu circulais dans les rangs, tu t’exclamais, tu gardais l’esprit assez en alerte pour nourrir le cours - tu as toujours construit ton cours en classe, sur mesure, à partir d’une trame ouverte - de tout ce que les élèves suggéraient ?
C’est l’époque des TPE, travaux personnels encadrés : les élèves de première doivent rédiger un bref mémoire de recherche qui sera évalué, en interne, en fin d’année. Tu reçois celui d’un duo qui s’est contenté de copier-coller le brûlot d’un néo-libéral extrémiste - tu maîtrises assez bien les moteurs de recherche pour ne pas te faire piéger. Tu préviens la collègue qui doit évaluer le groupe avec toi. Elle te dit “tu t’en occupes, moi ça je ne sais pas faire.” En effet, elle restera parfaitement silencieuse pendant que tu cuisineras les gamins : “Pouvez-vous m’expliquer ce que vous avez voulu dire par…?” “Vous citez X., que savez-vous de sa pensée ?” Pour finir, tu leur donnes le nom de l’homme dont ils ont volé le travail en leur demandant s’ils le connaissent. Depuis le début de l’épreuve, les deux gamins sont muets. Tu conclus : “La prochaine fois que vous copiez intégralement les propos de quelqu’un, ayez au moins la politesse de le citer.” Tu sors de cette confrontation ulcérée. Deux heures après, on vient te prévenir : les deux gosses ont appelé leurs parents, qui sont venus te chercher en salle des profs très remontés, menaçants, car il paraît que tu as humilié leurs enfants.