Quartier des Halles.
Jérôme est un naufrageur.
Lorsqu’il initie le projet, personne ne trouve à redire. Chacun s’empresse de concourir, avec la combativité de celui qui œuvre pour la postérité. Quitte à y perdre son âme.
Jérôme connaît la propension de ses contemporains à vouloir inscrire dans le marbre le tracé dérisoire de leurs vies éphémères. Écrire pour ne pas se perdre dans la vacuité de son itinéraire.
Mais se perdre quand même.
Jérôme n’attend que ça : recueillir ces larmes tranchantes, ces éclats de miroir où chacun laisse le reflet de son âme, juste avant la noyade.
Cloîtré dans ses deux pièces du quartier des Halles, Pierre relève le défi. La cafetière fume et la locomotive s’ébranle. En bon cruciverbiste, il aligne sa prose avec jubilation.
La photo est belle.
Jamais il n’aurait imaginé produire un tel effet : le visage de l’esprit rayonne de tous ses feux.
Sur la page noircie se dessinent un regard tranquille, des narines conquérantes et une bouche voluptueuse, taillée pour la gourmandise.
L’aspiration est si forte qu’elle libère toute sa sève. Il donne tout pour une seconde peau dématérialisée, une chimère de papier. Il sculpte son double et lui insuffle la vie.
Puis il se love corps et âme dans son œuvre de chair.
Il n’est plus rien.
L’original s’est noyé dans la contemplation de la copie. Et la boîte aux lettres finira le travail.
Plus les jours passent, plus la sensation de vide s’installe en lui. Dévoré insidieusement par la fièvre de l’orpailleur, chacune de ses pensées est une douloureuse aspiration. Pierre idolâtre sa petite lueur d’espoir, tel un condamné chérissant au creux de ses paumes tremblantes la flamme maigrelette d’une bougie finissante.
La notoriété brillera-t-elle au fond de cet insondable tunnel : ce n’est jamais le problème du naufrageur.
Jérôme se délecte sans état d’âme de toutes ces carcasses flamboyantes, échouées l’une après l’autre sur son étal de boucher. Jérôme se repaît de la chair des géants, pitoyables épaves étalées sur la grève, comme autant de blessures d’ego.
Compétiteurs galériens, condamnés à perpétuité par leur quête de reconnaissance, Pierre et tous ses congénères nourrissent une ambition mortifère : trouver une place de choix dans un cimetière de baleines.
« Calme ton ardeur justicier de mes deux ! Les grands dadais qui pullulent dans nos mers
littéraires n’ont pas besoin de moi pour courir à leur perte. Ils affluent par dizaines. Nul besoin entre eux de cris de ralliement : la reconnaissance mutuelle et les compliments flatteurs suffisent à leur appétit grégaire. Ils fusionnent sous la bannière de leur arrogance, si difficilement contenue qu’elle agit entre eux comme un dégagement de phéromones.
Alors fous-moi la paix. Mon commerce n’est pas coupable. Je recycle leurs coquetteries de scribouillards, je compile leurs effluves, j’alimente mon blog et je soigne mon image. Il n’y a pas de mal à ça. L’équilibre d’une chaîne alimentaire requiert la présence de charognards et de prédateurs efficaces. N’oublie pas que je suis moi-même régulièrement boulotté par mes crises d’ego. »
Jérôme s’emporte parfois mais il n’est pas rancunier. Il reste à sa place et assume son rôle.
Mais là-bas, cloîtré dans ses deux pièces du quartier des halles, Pierre n’en peut plus d’attendre son heure. Il descend alors rejoindre quelques congénères au café Essaime.
Lucie est déjà là, pianotant aussitôt quelques mots aimables, très élégamment ficelés et transmis en temps réel sur l’écran de son ami Pierre. Ce dernier restera accoudé au bar, à quelques mètres seulement de Lucie, pendant toute la durée de leurs tendres échanges. Puis ils se sépareront sur un dernier texto, plein de promesses non encore tenues.
Lucie et Pierre s’écrivent depuis longtemps. Ils avaient décidé ensemble de concourir et avaient signé un pacte avec ce diable de Jérôme.
Lucifer sirote à présent la substantifique moelle des deux amants virtuels. Moment d’extase. Âmes intimement mêlées et prestement dérobées. Jérôme prendra tout son temps. Son blog s’alimentera lentement, extrayant patiemment le suc de chaque bouchée. Effaçant toute trace des naufragés. Il n’y aura pas eu de crime puisque les victimes resteront introuvables.
Jérôme attendra, fébrilement. Repu après son festin d’âmes, il n’en aura pas moins le regard rivé sur les statistiques de son blog. Le voici maintenant arroseur arrosé, vampirisé jusqu’à plus soif par le spectacle obsédant d’une courbe de fréquentation. Sa propre trace deviendra son linceul. Son culte voué à l’indice de visibilité sur la toile en fera une proie idéale pour le fossoyeur suprême des ego solitaires.
Jérôme est condamné à attendre son heure. Éternellement.
Là-bas, les deux amants virtuels ne le sont plus depuis quelques heures.
Sur une table de nuit, quelque part dans le quartier des Halles, trônent côte à côte deux téléphones nomades, muets et immobiles.
Deux scribouillards s’immolent dans un brasier de peaux caressées et de fièvres sublimées.
Deux baleines épuisées rendent enfin les armes et reposent leurs âmes, libérées et complices.
Le silence enveloppe leurs souffles légers.
Ils n’attendent plus rien.
Parce que tout est déjà là, dans leurs mains entrelacées.