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Billet de blog 21 janvier 2012

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Comme une île

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Angleterre
Sanatorium d'Ashford
24 Août 1943
Hier, ou peut-être avant-hier, Maurice est passé me voir. Comme on fait un dernier voyage. Une conversation de silences. Il m'a parlé du Conseil , dit que les choses avançaient bien, que mon travail était très utile. L'a-t-il fait par politesse ? Je sais l'amitié d'André, mais... Et le silence est retombé, entrecoupé de mes quintes de toux, de la visite du médecin. Puis, j'ai dû m'assoupir. A mon réveil, Maurice était parti. L'ai-je au moins remercié ?
Ce matin, les infirmières ont déplacé mon lit pour le disposer face à la fenêtre. Spectacle pénétrant. C'est dans ce jeu des ombres et lumières matinales que j'ai reconnu l' enfant . Plus tard, vers midi, je l'ai sentie proche de moi, un souffle, mais sans parvenir à la voir. Au milieu de l'après-midi, dans l’entrelacs des allées gravillonnées des jardins du sanatorium, plusieurs fois j'ai aperçu sa silhouette gracile se jouer du frémissement des feuillages. Au bout de l’épuisement, je me suis encore assoupie. Quand j'ai rouvert les yeux, elle était là, assise sur le rebord de la fenêtre. Elle souriait. Pour la première fois, elle ne s’enfuyait pas. Et pour la première fois depuis des semaines les effroyables quintes de toux qui me laissaient sans force avaient cessé. J'étais apaisée. Je regardais cette enfant posée devant l’horizon lointain d’une mer éternellement grise : elle , les jardins du sanatorium au second plan, puis la mer, puis la France au-delà...
Qu'aurais-je pu raconter de cette enfant  ? Bien peu : elle apparaissait, souriait, puis s'enfuyait ; fidélité dans la nuit dont j'étais apparemment seule à sentir la présence, le bruissement diaphane d'une compagne d' effacement rencontrée un soir de l'hiver 1935. J’étais alors une ouvrière, comme une île, une ombre parmi des dizaines qui nous dispersions le soir venu au son de la sirène de l’usine Alstom. Mais les ombres ne parlent pas. Elles glissent en silence d’une caresse sans conséquence et se fondent dans une obscurité toujours plus intense, sans guère moins d’humain qu’il n’y en avait dans nos regards vides, prématurément usés et réduits à cette seule pensée : combien ai-je gagné de sous, aujourd'hui ?
Ce soir-là, j'étais seule au milieu de la rue Lecourbe, avec ces deux vers en cadeau au bord des lèvres, un au-delà du monde : «  Et la mort à mes yeux ravissant la clarté   Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté...  »   Une fois brisé, le froid et l’humidité n’en mordaient pas moins et je devais lutter pour me préserver de la moindre attention que j’aurais pu porter à ce corps encombrant qui tirait toute pensée vers le bas, à l’espace occupé par cet objet que je toisais jusqu’en son reflet dans les flaques.
J’habitais une chambre à trois pâtés de maisons de l’usine. C'est après avoir dépassé l’angle de la rue Desnouette que j’ai vu cette enfant pour la première fois. Image effroyable : ses cheveux brûlaient mais elle n’y prêtait aucune attention. Elle traçait avec application des signes sur un mur, ou peut-être des mots dans une langue qui m'était inconnue. À peine avais-je esquissé un pas qu'elle s’était enfuie. Je me suis approchée... Le mur était vierge de toute inscription. Ne restait qu'un étrange sentiment d’immobilité, de plénitude, d’ absence merveilleuse, comme le dessin en creux du mouvement qui cristallise l’imperfection du monde. Comment tout cela parvenait-il jusqu'à moi ? D'où venait cette enfant ?
C'est en Espagne, l'année suivante, que je devais la revoir. Je m'étais sottement imaginée combattante, je ne fus qu'île fragile au milieu de mes camarades républicains, quelque part dans le maquis sur les hauteurs de Barcelone. Clarté d'une nuit catalane de la fin septembre, sentiment de vide : elle était là. Comme un appel. J'ai voulu la suivre tandis qu'elle se fondait dans le clair-obscur des frondaisons. Se produisit alors un épisode aussi douloureux que peu glorieux qui nécessita mon rapatriement en France. Au cours de ma convalescence, on me montra une photo où j'apparaissais fusil à l'épaule. J'ai subitement réalisé l'évidence, le décalage, l'impossibilité : l' enfant de cette nuit m'avait tout simplement empêchée de violence.
La troisième rencontre eut lieu l'année dernière. Avant de prendre le bateau à Marseille pour rejoindre mes parents aux Etats-Unis, j'avais promis de faire le voyage de Carcassonne pour rendre visite à un ami poète avec qui j'entretenais une correspondance depuis qu'il avait lu mes articles publiés dans les Cahiers du Sud . J’imaginais être une curiosité, une île fugace dans la vie recluse de cet homme. Lui, de toute sa démesure méditerranéenne, moi de tous mes renoncements.
Nos conversations eurent l'intensité d'une danse décorporée. La parole jaillissait avec une fulgurance inouïe de ce corps cachectique, prisonnier d'un grabat au cœur d'une chambre sanctuaire encombrée de livres. Avec, peut-être, comme ultimité de notre réflexion l'idée d'une foi pure, préservée du religieux. Et ce point d'orgue : la cristallisation du monde objectif signe le retrait de Dieu. Pour être, l'Un doit disparaître. L' absence de Dieu, c'est Dieu.
Effet d'une synchronicité lumineuse ? Alors que mon hôte me faisait lecture d'un célèbre épisode historique régional, je vis l' enfant se faufiler entre les piles de livres dans un recoin sombre de la pièce. J'ai risqué pensivement cette question : « Comment t’appelles-tu ? »
Un linge humide glisse sur mon visage. J'entrouvre les yeux et croise le regard de l'infirmière. Elle verse un peu d'eau dans mon verre, mais, je ne peux plus boire, plus manger. Elle murmure des mots que je ne comprends pas, plus, et sort de la chambre en remportant le repas. Dehors, la lumière étire ses ombres, l' enfant ne me quitte plus, vide inconsolé , je sens sa chaleur, elle île océan , reste-t-il un peu d’air dans mes poumons ? il est encore un instant, puis peut-être un autre encore, je ne sais, je voudrais mettre mes pensées en ordre, l’ enfant de cette nuit est cette nuit, je veux dire, cette nuit-là , et l' enfant de cette nuit m’entraîne dans le jardin, la lumière a cette douceur caressante qui me rappelle la voix de ma mère, elle île océan éperdue de confiance, l' enfant est cette nuit où elle ne s’enfuit plus, d’allée en allée je pose mes pas dans les siens, longtemps, tandis qu'au loin grandit l’ombre de montagnes hurlantes qu’un feu immense embrase, et l’ enfant de cette nuit promène son regard sur les crêtes, il est encore un instant, peut-être un autre encore, je ne sais
l’ enfant de cette nuit me prend la main
je sens à peine ses doigts
comment t'appelles-tu ?

elle sourit
nos pas s'effacent
  nos cheveux s'enflamment
              j'entre avec elle dans le brasier
                                comme une île
                            comme on glisse dans l’ océan

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