Patrice Grevet

Professeur honoraire de sciences économiques à l'université de Lille

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Billet de blog 2 juillet 2025

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Construction de nouvelles solidarités au travail et démocratie

Patrice Grevet

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les périls sont aujourd'hui multiples : menaces de l'arrivée au pouvoir de la droite extrême qu'elle soit incarnée par Le Pen, Bardella, Retailleau, Darmanin ou Philippe, gravité croissante de la crise écologique, destruction du droit international dont le génocide en cours à Gaza est une manifestation aiguë, etc. Face aux périls présents et à venir, j’avance l’hypothèse que la mise en avant de la construction de nouvelles solidarités au travail et dans tous les espaces des sociétés aurait un grand intérêt. Les références à la solidarité en général seraient unificatrices sans bien évidemment qu'elles remplacent les propositions et luttes concrètes répondant à chaque situation. Elles mettraient en avant les valeurs pour lesquelles nous luttons ; elles seraient la contrepartie positive synthétique des propositions de rupture avec les politiques actuelles. Elles auraient une portée majeure dans les luttes d'idées, politiques, sociales par opposition aux idéologies et pratiques dominantes qui, sous prétexte de valoriser les individus et leurs responsabilités, les isolent face à la domination du capital et à l'autoritarisme d'État. Je me limite ici à la construction de nouvelles solidarités au travail et à leur lien avec la démocratie confrontée à la complexité d'une bifurcation écologique et aux menaces venant de la droite extrême. Cela n'implique nullement de minimiser les autres dimensions des solidarités à construire, d'autant que les recouvrements sont vastes, par exemple la solidarité contre le racisme se construit à la fois dans le travail et hors travail.

Cette note s'organise en trois points :    
1) En rupture avec les gestions anti-solidaires dans les entreprises
2) Travail et démocratie
3) Pour une bifurcation sociale-écologique-démocratique construire de nouvelles solidarités au travail

1.   En rupture avec les gestions anti-solidaires dans les entreprises

La construction de nouvelles solidarités au travail interviendrait en rupture avec les tendances principales de la gestion des entreprises et des politiques publiques depuis les années 1970-1980. Confrontés aux mouvements contestataires des années 1960-1970, les capitaux et forces politiques dominantes ont développé des stratégies d'individualisation, de fragmentation des collectifs de travail, de destruction des solidarités dans les entreprises de pair avec des évolutions autoritaires des États. De multiples recherches ont porté sur ces stratégies. Par souci de brièveté, je me limiterai à citer les travaux de Grégoire Chamayou, Danièle Linhart et Christophe Dejours qui, avec des approches disciplinaires et des terrains différents, apportent des éléments complémentaires sur ce qui nous intéresse ici.

Le philosophe Grégoire Chamayou a dressé une histoire des idées menant à des programmes d'action ayant permis aux classes dominantes de reprendre la main sur une société ingouvernable du point de vue de ces classes, société "ingouvernable comme on veut la gouverner actuellement"[1]. Il a étudié la crise d'ingouvernabilité telle qu'elle a été perçue et théorisée dans les années 1970 du point de vue des intérêts du "business" principalement aux États-Unis. Celui-ci fut l'épicentre d'une contre-offensive intellectuelle et politique de grande ampleur cherchant à discipliner les travailleurs par l'insécurité sociale, ciblant les syndicats, alignant les managers sur les intérêts des actionnaires par la primauté donnée à "la valeur actionnariale", privatisant des services publics, modifiant le droit du travail au détriment des salariés, réduisant les pouvoirs parlementaires dans l'État et comptant sur celui-ci pour réprimer des mouvements sociaux, etc. Cette contre-offensive s'est développée d'abord aux États-Unis et en Grande-Bretagne ; elle s'est étendue avec un certain décalage à l’Europe continentale et notamment à la France.

La sociologue Danièle Linhart, depuis la fin des années 1970, a multiplié les enquêtes de terrain et les publications sur le monde du travail[2]. Elle souligne l'incapacité de la gauche sur longue période à se saisir de l'organisation du travail alors que le management moderne a fait le choix dans les années 1970-80 de se tourner vers l'individualisation systématique de la gestion des salariés et de l'organisation de leur travail pour contrer les collectifs informels de travailleurs qui avaient nourri des valeurs contestatrices à l'origine de mai 1968. Ce management a cassé la solidarité en introduisant les objectifs et les évaluations personnalisés au travail qui débouchent sur des primes, des promotions, des formations, des carrières totalement différentes. La mise en concurrence de chacun avec tout le monde est extrêmement favorable au capitalisme, mais le pire, souligne Danièle Linhart, c'est la mise en concurrence de chacun avec lui-même pour se révéler ses propres qualités en même temps qu'on les révèle à la hiérarchie dans une quête de reconnaissance éperdue. Cela marche dans une certaine mesure, notamment chez les jeunes. C'est en résonance avec la société actuelle où il faut chercher à satisfaire ses désirs narcissiques, avec pour contrepartie une précarité subjective face à une réalité du travail étroitement prescrite et à la mise en impuissance de l'individu isolé.

Le médecin, psychiatre, psychanalyste Christophe Dejours a réalisé une œuvre importante sur des sujets qui dépassent de très loin les questions évoquées ici. En piochant à différents endroits de ses publications, je tenterai un résumé synthétique sur ce qui concerne le plus directement cette note. Christophe Dejours a commencé à explorer les liens entre santé mentale et travail dans les années 1970. Il avait entamé ses travaux avec l'intention de poursuivre l'analyse de pathologies mentales du travail déjà engagée par d'autres chercheurs, mais deux difficultés lui sont apparues : l'impossibilité, sauf exceptions, d'identifier des pathologies mentales spécifiques au travail, le besoin d'expliquer "la normalité" du point de vue psychologique avec à la fois la souffrance et le plaisir au travail. Il distingue la souffrance inévitable au travail au sens précisé un peu plus loin et ce qu'il en advient. "En fonction des caractéristiques de l'organisation du travail, cette souffrance peut dans certains cas conduire à la maladie, mais dans d'autres cas elle peut être transformée en plaisir et devenir une pièce maîtresse dans la construction de la santé mentale"[3]. Il a progressivement élaboré une "psychodynamique du travail" discipline qui donne la priorité au rapport subjectif au travail et qui s'appuie sur l'écoute de la parole des êtres humains sur leur travail. Cette écoute donne accès à des dimensions spécifiques du fonctionnement psychique de l'individu, et aussi au fonctionnement des collectifs de travail, à la coopération, à la nature du lien social[4].

La normalité, c'est le fait que les hommes et les femmes dans leur majorité réussissent à construire des stratégies individuelles et collectives de défense contre la souffrance engendrée par la confrontation au réel dans le travail et par l'organisation de celui-ci[5]. Le réel, c'est ce qui se fait connaître à celui qui travaille par la résistance à la maîtrise des opérations à effectuer. Il y a toujours un décalage entre le travail prescrit et le travail effectif. Les situations de travail ordinaires sont grevées d'événements inattendus, de pannes, d'incidents, d'anomalies de fonctionnement, d'incohérences organisationnelles. S'en tenir à ce qui est prescrit, c'est pratiquer la grève du zèle, c'est-à-dire paralyser la production. De ce fait, travailler c’est d’abord échouer et ensuite se montrer capable d’encaisser l’échec, d’essayer d’autres modes opératoires, d’échouer encore, de revenir à l’ouvrage, de ne pas abandonner, d’y penser en dehors du travail. Le travail effectif, celui qui permet de réaliser la production, suppose constamment d'ajuster, de bricoler, de bidouiller, de "tricher", de prendre des risques, de transgresser des règles et des normes. "Ce qu’il y a de meilleur en nous, c’est la sublimation [au sens freudien du renoncement à la satisfaction sexuelle de la pulsion, au profit d’une activité liée à « notre échelle de valeurs sociales »], et elle n’est pas réservée aux « génies » : tous, nous sommes créatifs. Le travail, qui est central à nos vies et à notre quotidien, est le lieu par excellence de cette créativité qui nous permet, face aux obstacles, aux échecs, de déployer encore et encore notre intelligence et notre endurance. Le résultat, quand le travail est bien fait, c’est l’accomplissement de soi… la reconnaissance du travail bien fait, cette reconnaissance qui, lorsqu’elle est authentique, permet à la souffrance de se transformer en plaisir."[6]

Christophe Dejours distingue "coordination" et "coopération". La coordination, c'est l'organisation du travail prescrite, et la coopération, c'est l'organisation du travail effective qui suppose un remaniement consensuel de l'organisation prescrite avec l'invention dans un collectif de règles pratiques admises et respectées par tous. Cela suppose que s'établissent entre ceux qui travaillent des relations de confiance pour que chacun ose montrer aux autres comment il travaille, sans craindre que la révélation de ses "tricheries" se retourne contre lui[7].

Les transformations de l'organisation du travail depuis un quart de siècle poussent à la dégradation de la santé mentale avec pour conséquence extrême les suicides au travail. Ces transformations sont marquées notamment par l'évaluation individualisée des performances, l'introduction de la qualité totale, la précarité[8] :
/ L'évaluation individualisée des performances met tout le monde en concurrence, détruit peu à peu les solidarités entre les personnes, tend à monter les gens les uns contre les autres et à permettre tous les coups pour tenir, ce qui apprend à faire des choses que moralement vous réprouvez. Chacun à la fin se retrouve seul
/ L'introduction de la qualité totale signifie une multiplication de normes prescrites. Or cette qualité totale n'existe pas en raison des imprévus permanents. En faire une exigence pousse les gens à mentir, à ne jamais raconter ce qui ne va pas
/ La précarité, dont la sous-traitance en cascade est une composante importante, isole les travailleurs, oppose les précaires et les salariés à emploi stable. Elle constitue une obstacle majeur à la coopération, à la formation d'un vivre ensemble, à la construction de règles collectives de travail. Elle déstructure le travail collectif au sein des entreprises, les salariés ne se connaissant plus.

Le devenir des solidarités est un enjeu essentiel. La solidarité entre collègues est un mécanisme de défense contre la souffrance au travail. Elle permet aux individus de partager et de surmonter ensemble les difficultés rencontrées. Elle contribue à la construction de l'identité professionnelle et à la reconnaissance mutuelle entre pairs. Elle permet aux travailleurs de résister collectivement aux pressions managériales et de préserver leur santé mentale. Elle est une composante indispensable de la coopération principal gisement d'intelligence et de productivité, coopération gravement mise en cause par la gestion des entreprises et les politiques publiques depuis les années 1970-1980.

2.   Travail et démocratie

L'impact des attaques contre les solidarités va très au-delà des entreprises. "En détruisant les solidarités, sur le terrain de la production, le pouvoir des dirigeants d'entreprise est parvenu à affaiblir les syndicats de façon significative. L'impact politique… déborde largement le périmètre de l'entreprise : le chacun pour soi, la méfiance à l'égard de l'autre, la déloyauté vis-à-vis des pairs dans le travail infiltre progressivement la société civile tout entière et se traduisent par un appauvrissement sensible du débat politique dans la cité." (Dejours 2015 p.19). Dans la présentation d'un ouvrage publié en 2025, Christophe Dejours apporte des développements importants sur les liens étroits entre travail et démocratie. "La démocratie n’est pas seulement une théorie du gouvernement des êtres humains. Elle est d’abord et avant tout une pratique. Et comme toute pratique elle n’est pas innée, il faut la recevoir, l’apprendre et la transmettre. Le travail vivant est d’abord une pratique requérant l’implication subjective de l’individu. Mais elle passe aussi par la formation d’un collectif uni par la référence à des règles de travail qu’il construit et réajuste inlassablement en fonction de l’évolution du contexte de la production. L’ouvrage s’efforce de montrer que cette activité de production de règles de travail et de métier serait au principe de la formation de la coopération et de la pratique de la démocratie in statu nascendi [en train de naître]. À condition toutefois que l’organisation du travail les favorise au lieu de les combattre systématiquement comme le fait aujourd’hui le néo-libéralisme. D’où émerge la thèse de la centralité politique du travail : si le travail vivant peut ouvrir la voie à une démarche puissante en faveur de l’émancipation, il faut néanmoins compter avec l’ambivalence de l’être humain ordinaire qui oscille entre le désir d’émancipation et la servitude volontaire. Pour élaborer une théorie rationnelle de la pratique de la démocratie dans et par le travail, il faut connaître les ressorts psychiques de la servitude et de la domination et donc discuter l’anthropologie sur laquelle s’appuie la philosophie sociale pour penser la démocratie."[9].

Je ne suis pas en mesure de débattre pleinement de tous les aspects de cette thèse. Même si c’est pour la nuancer, la modifier, la contredire, il me semble que la thèse de Dejours sur la centralité politique du travail doit être prise en considération par toutes celles et tous ceux qui considèrent qu’un développement multidimensionnel de la démocratie est essentiel pour dépasser les périls présents et à venir.

Le retour qui vient d'être esquissé sur les gestions anti-solidaires dans les entreprises et sur les politiques publiques allant dans le même sens depuis les années 1970-1980 devrait aider à combattre la naturalisation de l'affaiblissement du syndicalisme et des actions collectives des salariés à partir de leurs lieux de travail. Cette naturalisation fait partie des idéologies dominantes, mais elle affecte aussi des forces visant à sortir du capitalisme quand elles ignorent les nécessités et possibilités à venir d'instituer les salariés en acteurs majeurs dans la gestion des entreprises des hauteurs de l'économie. D'où l'incohérence entre des appels à rompre avec le capitalisme et l'espoir que l'assurance d'une plus grande prévisibilité économique et la garantie de débouchés par un gouvernement progressiste pourraient désamorcer la violente offensive qu'on peut attendre des forces capitalistes dominantes et de leurs alliés étatiques contre la mise en œuvre d'un programme de type Nouveau Front Populaire, a fortiori de L'Avenir en commun dans son édition 2025. Escompter cela, c'est ignorer les contraintes actuelles de rentabilité des capitaux dominants et la nécessité de changer "le moteur interne" des entreprises occupant les hauteurs de l'économie en substituant au taux de profit de nouveaux critères, en donnant aux salariés des pouvoirs décisionnels dans des allers-retours avec une planification démocratique. L'incohérence citée risque de faire de la rupture avec le capitalisme un simple élément de marquage politique dans les luttes électorales contre ceux qui ne s'affichent pas de la même façon et de recouvrir une vision étatiste du changement descendant après une victoire aux présidentielles et aux législatives. Or il s'agit d'assurer en dynamique une complémentarité entre le rôle de la puissance publique et les actions des gens à partir de leurs entreprises, d'écarter les risques de l'émiettement paralysant et les illusions "managérialo-étatistes" sur l'efficacité du commandement descendant.

Ce qui a été construit socialement dans une période de la lutte des classes et qui se traduit dans la naturalisation de la situation présente n'est pas irréversible. Cela signifie, non pas proposer de revenir au passé, mais affirmer la réversibilité de l'isolement des gens au travail. Il s'agit de sortir de l'ignorance ou de la sous-estimation de ce qui se joue dans le travail et de ce qui pourrait y changer en combinant, même si ce n'est pas facile dans la pratique, les luttes pour un horizon de changements radicaux, contre les régressions, et pour toute avancée de progrès si modestes soient-ils.

Un autre élément va dans le même sens. Après la deuxième guerre mondiale, les rapports de force nationaux et internationaux, l'action des forces syndicales et politiques de progrès ont entraîné de formidables développements des solidarités avec la Sécurité sociale et grâce aux services publics. Il y a eu une socialisation des moyens de la vie humaine, ce que vise à mettre en lumière la notion de "fonds collectifs personnels" avec ses trois composantes, les dépenses de formation effectuées en entreprise, les financements publics de services personnels non marchands et les fonds communs et publics de revenu monétaire hors salaire[10]. La compatibilité entre d'une part les progrès de la Sécurité Sociale et des services publics et d'autre part la domination du capital ne vaut plus aujourd'hui pour des raisons structurelles (diminution des gains de productivité, limites écologiques, etc.). Les contradictions entre la croissance des besoins de fonds collectifs personnels et les limites des moyens attribués à ceux-ci s'aiguisent ainsi que le montrent les remarquables travaux publiés et les mobilisations effectuées par le collectif Nos Services Publics Ici. De plus, ainsi que vient de le souligner un collectif de chercheurs[11], il est nécessaire de mettre en œuvre une sécurité sociale écologique pour maintenir les acquis des ordonnances de 1945. Cette nouvelle protection sociale écologique devrait intégrer au moins deux types de nouveaux risques, les risques de premier rang qui découlent de la transformation de la biosphère (inondations, sécheresse, canicules, pollutions, etc.) et les risques de second rang naissant des effets régressifs des politiques de transition écologique mises en œuvre pour atténuer les risques de premier rang telles que la rénovation thermique des bâtiments, la préservation des sols et des écosystèmes, la fermeture planifiée des activités économiques fortement émettrices de CO2, etc. Or, le financement d'un développement actualisé de la Sécurité sociale et des services publics est aujourd'hui incompatible avec les exigences de rentabilité du capital dans les entreprises des hauteurs de l'économie, d'où la complémentarité entre un tel développement et une nouvelle gestion des entreprises des hauteurs[12]. Assurer cette complémentarité suppose notamment de partir de ce qui se joue aujourd'hui dans le travail et des nouvelles solidarités à y construire.

3.   Pour une bifurcation sociale-écologique-démocratique, construire de nouvelles solidarités au travail

Pour l'efficacité et pour gagner la bataille contre  l'extrême-droite et la droite

Les transformations de la production à opérer dans une bifurcation sociale-écologique-démocratique ne sont pas un déjà donné qu'il n'y aurait plus qu'à mettre en œuvre sous l'impulsion de la volonté politique. Nous disposons certes de points de repère sur de grandes transformations à opérer ; les apports des scientifiques, de leurs recherches fondamentales et appliquées, les apports des spécialistes dans et hors des entreprises sont indispensables. Mais la démocratie et la coopération au travail sont tout aussi indispensables pour différentes raisons : la nécessité de la mobilisation générale écologique à tous les niveaux, les difficultés informationnelles en haut et les difficultés de construction d'un consensus social sur les changements nécessaires, difficultés que les débats confrontés aux tâches à réaliser en haut et en bas pourraient aider à surmonter. Le caractère collectif des transformations à opérer en entreprise et leur lien direct avec le travail seraient essentiels pour gagner la bataille idéologique et politique de l'écologie dans les classes populaires contre la démagogie de droite et d'extrême-droite. Une conversion écologique de l'économie implique de profondes restructurations du tissu productif, d'où la nécessité de solides garanties sociales pour les travailleurs, mais cela ne suffit pas. Il y a aussi la nécessité que les travailleurs soient eux-mêmes des acteurs de premier plan dans les restructurations[13].

Coordination et coopération

Je repars de la distinction proposée par Christophe Dejours et explicitée ci-dessus entre "coordination" et "coopération". J'avance l'hypothèse qu'un processus de planification démocratique ascendant et descendant réduirait l'écart entre coordination prescrite et coopération effective. Un cycle pluriannuel de planification pourrait commencer par l'élaboration d'un schéma préliminaire indicatif reposant sur un bilan de la situation à un moment donné et proposant de grandes orientations pour la période à venir. Il serait élaboré par le Conseil National à la Planification, débattu dans des instances à déterminer, puis discuté et voté par le Parlement. La phase ascendante de planification comporterait ensuite des débats citoyens à partir des communes et des débats sur les lieux de travail avec encouragements aux liens territoriaux entre ces deux types de débat. Les salariés devraient être ainsi des acteurs de premier plan de la planification dès les commencements de celle-ci au-delà du schéma préliminaire indicatif. Les assemblées de base des travailleurs trouveraient des relais dans les institutions des entreprises et dans les Comités de filière comportant des sections territoriales. La qualité du travail et les capacités collectives des travailleurs pour des transformations écologiques viendraient à l'avant de la scène. Dans cette phase ascendante, les entreprises démocratiques ébaucheraient une première version de leurs critères, programmes d'activité et coopérations avec d'autres entreprises. Elles se concerteraient pour ce faire avec les collectivités territoriales et avec un établissement du pôle bancaire socialisé ou une banque coopérative. En puisant dans l'enveloppe de financement qui lui serait attribuée, un département spécialisé d'une institution du pôle bancaire socialisé ou d'une banque coopérative validerait ex ante la version finale des critères et programmes d'activité élaborés de façon autonome par une entreprise démocratique, sous réserve d'itérations avec d'autres entreprises, avec l'institution bancaire concernée et les pouvoirs publics. Dans un cycle pluriannuel de planification s'emboiteraient des cycles courts à la procédure beaucoup plus légère permettant des adaptations souples et rapides[14].

Un tel processus ne supprimerait pas tout écart entre coordination prescrite à son issue et prévue dans le financement bancaire et coopération effective permettant à la production de s'effectuer. Un écart semble inéluctable du fait des imprévus internes aux collectifs de travail, aux entreprises, aux rapports de celles-ci avec les autres entreprises et les collectivités territoriales. Par ailleurs, la proposition n’est pas de supprimer tous les marchés, mais de réduire fortement leur champ d’action et de refondre ceux demeurants utiles et sur lesquels les entreprises continueraient à acheter et vendre leurs productions. Des marchés restreints et remodelés seraient utiles à la souplesse dans de nombreux secteurs, à la liberté des individus dans le choix de leurs consommations, à l’information sur leurs préférences sous réserve d’un encadrement strict de la publicité. Dans une entreprise sociale-écologique, ils participeraient de façon subordonnée à la coordination des activités en indiquant une “post-validation” prise en compte dans le cycle suivant de validation. L’hypothèse n’est donc pas celle d’une “planification intégrale”, mais d'une planification assurant des marges de manœuvre importantes en bas. Ainsi une entreprise sociale-écologique rendrait compte au début du cycle suivant de financement des écarts entre ce qui était prévu et ce qui a été réalisé dans les coopérations avec les autres entreprises, avec les collectivités territoriales et sur les marchés.

Intérieur et extérieur dans les nouvelles solidarités au travail

Les coopérations envisagées supposent la construction de nouvelles solidarités au travail. Il s'agit d'abord des solidarités entre collègues évoquées précédemment en intégrant les transformations des tâches à effectuer pour participer à la bifurcation écologique. Cette intégration suppose de prendre en compte l'absence de symétrie dans les rapports entre démocratie à l'intérieur de l'entreprise et démocratie dans la cité. Comme indiqué précédemment, la destruction des coopérations et l'absence de démocratie dans l'entreprise entraînent de façon inexorable la décomposition progressive de la démocratie dans la cité. Mais la proposition inverse est inexacte ; le développement de la démocratie à l'intérieur de collectifs de travail et plus largement des entreprises peut aller de pair avec des attitudes corporatistes négligeant ou sous-estimant leur nocivité pour la vie de la cité. Le besoin de nouvelles solidarités au travail inclut donc les rapports des collectifs et des entreprises avec l'extérieur. Le dépassement des difficultés en la matière relève des luttes idéologiques et politiques menées par les organisations progressistes (syndicats, associations, partis) et de l'organisation du processus de planification démocratique. Cette composante idéologico-politique du processus de planification mérite d'être soulignée contre toute vision technocratique.

[1] Grégoire Chamayou, 2018, La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire (2018, La Fabrique)

[2] Pour ce qui concerne le plus directement cette note et parce que c'est consultable en ligne, je signale "Le travail, cet impensé de la gauche" Mouvements n° 89 printemps 2017 Ici, la Chaire de Danièle Linhart #3 : Face à la crise du travail, mettre fin à la subordination Institut La Boétie 19/01/2025 Ici et lors du colloque organisé par ce même Institut La classe laborieuse au 21ᵉ siècle : nouvelles frontières, nouvelles exploitations entre 1 h 50 m 10 s et 2 h 07 m 30 s Ici. Pour une bibliographie plus complète, voir Ici.

[3] Christophe Dejours; 2015, Le Choix. Souffrir au travail n'est pas une fatalité, Bayard p. 7.

[4] Christophe Dejours, 2023 éd. de poche, La panne. Cesser d'être les esclaves du travail, Payot, p. 7-9.

[5] Christophe Dejours, 2025, Pratique de la démocratie. Servitude volontaire, travail et émancipation, Vrin. p. 42s.

[6] Christophe Dejours, 2021, Ce qu'il y a de meilleur en nous. Travailler et honorer la vie, Payot, 4e de couverture.

[7] Ibid. p. 106-107.

[8] Voir notamment Christophe Dejours, 2014, Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale, éd. Points et Christophe Dejours, 2020, "Travail, précarisation et subjectivité", Travailler, n° 44.

[9] Dejours 2025, 4e de couverture, voir aussi une vidéo de présentation Ici.

[10] Patrice Grevet, 16 juin 2023, "Répartition de la valeur ajoutée et financement de l'économie dans une bifurcation sociale-écologique", Les Possibles n° 36, Attac Ici.

[11] "Les crises écologiques vont déstabiliser nos protections sociales", 14 juin 2023, Le Monde Ici.

[12] Patrice Grevet, 19 mai 2025, "Développement des services publics et nouvelle gestion des entreprises des hauteurs", Les Possibles n°42, Attac Ici.

[13] Pour des développements et des références par exemple aux travaux de Philippe Askenazy et Claude Didry, voir Patrice Grevet, 29 février 2024, "Codétermination, bicaméralisme et démocratie en entreprise au regard des classes sociales à l’époque du défi écologique", Les Possibles n°38, Attac Ici à partir de la p. 9 du Pdf.

[14] Patrice Grevet, 13 mai 2024, "Vers une combinatoire sociale-écologique de quantifications en nature et monétaires", Les Possibles n°39, Attac Ici.

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