Comme souvent, la question aujourd'hui est de tenir les deux bouts d'une chaîne : agir contre les régressions, pour tout pas en avant possible, étape par étape, compte tenu des rapports de force et mener la lutte d'idées pour un horizon de changements radicaux répondant aux menaces existentielles de la crise sociale-écologique.
Évidemment, il est bien plus facile de tenir les deux bouts de la chaîne sur le papier que dans la pratique en évitant deux écueils : dévaloriser l'indispensable action immédiate réaliste, oublier au nom de celle-ci la lutte d'idées radicale qui conditionne la possibilité que les limites des résultats à court terme ne finissent par entraîner des régressions majeures.
Puisque le Front populaire est à très juste titre revenu à l'ordre du jour, il vaut la peine de revenir sur la terrible année 1938 de régressions favorisées par l'absence d'une lutte d'idées pour une cohérence systémique de changement (Vigreux 2016, Fœssel 2019, Margairaz 1991).
Le souvenir de 1936 conserve aujourd'hui une force propulsive : unité partie de la base contre la menace fasciste depuis 1934, victoire électorale en avril-mai 1936 de la coalition socialistes-radicaux-communistes, énorme mouvement social de mai-juin 1936, conquêtes très importantes obtenues par celui-ci, puissant élan de progrès culturel.
Restent la mémoire de conquêtes sociales tels les congés payés inconcevables pour beaucoup peu auparavant, les conventions collectives, la durée maximale du travail de 40 h par semaine. Restent aussi les témoignages de la « joie pure » dans les usines occupées selon l'expression de la philosophe Simone Weil forte de son expérience ouvrière.
Cela n'empêche pas de souligner les contraintes systémiques se traduisant en 1936-1937 par l'efficacité du chantage à la fuite des capitaux.
Ce type de chantage n'avait pas été anticipé alors qu'il avait déjà été expérimenté par le gouvernement issu de la victoire électorale du Cartel des gauches en 1924 et échouant face « au mur de l'argent » au sujet du financement du découvert du budget de l'État généré par les énormes besoins de la reconstruction hérités de la première guerre mondiale (Halimi 2017).
En février 1937, sous la pression des détenteurs de capital et de la fuite à l'étranger de leurs fonds, Léon Blum annonce une « pause » dans la politique de réformes sociales avec l'espoir vain d'amadouer le capital. Il démissionne en juin de la même année.
Il s'en suit une année de délitement du Front populaire.
Puis, en mars-avril 1938, lors de la tentative d'un second gouvernement Blum, celui-ci présente un projet volontariste : relance économique par le réarmement face aux dangers internationaux fascistes, contrôle des changes contre la fuite des capitaux, contrôle des opérations financières et impôt sur le capital.
Ces moyens seront réunis provisoirement à la Libération à un moment où les pouvoirs des capitalistes sont nettement affaiblis.
En 1938, ce n'est pas le cas, c'est alors trop tard, le rapport des forces a changé ; le parti radical rebascule à droite. Le Front populaire se dissout et le gouvernement présidé à partir d'avril 1938 par le radical Édouard Daladier engage une politique économique et sociale de droite très agressive, avant de signer le 29 septembre 1938 les accords de Munich abandonnant la Tchécoslovaquie à Hitler.
Les circonstances actuelles sont profondément différentes puisque, autour de la seconde guerre mondiale, se créaient les conditions technico-sociales de la grande croissance allant jusqu'aux années 1970.
La situation actuelle, loin de réduire la nécessité de dépasser des contraintes systémiques tenant à la domination du capital, en ajoutent beaucoup en raison de l'incompatibilité entre le capitalisme et une écologie d'intérêt général.
Références
- FŒSSEL Michaël, 2019, Récidive 1938. PUF.
- HALIMI Serge, 2017, Quand la gauche essayait. Les leçons du pouvoir 1924, 1936, 1944, 1981. Agone.
- MARGAIRAZ Michel, 1991, L'État, les finances et l'économie. Histoire d'une conversion. 1932-1952. Tome 1. Imprimerie nationale.
- VIGREUX Jean, 2016, Histoire du front populaire. Tallandier.