Les missions de guerre de l’armée française en pays étrangers portent étrangement des noms d’oiseaux de félin de vent ou de divinités grecques. On ne parle plus d’attaques ni de frappes, mais de missions. Arès ou Héraclès en Afghanistan sont ainsi les noms grandiloquents de missions de l’armée française qui font penser que la France n’est plus en guerre. C’est au tour de Déméter, déesse de l’agriculture et des moissons, d’être convoquée sur la scène politique française intérieure. Dans la mythologie grecque, il est dit que Déméter a délaissé les fastes de l’Olympe où siégeaient les autres Dieux pour s’installer prosaïquement sur terre avec les humains. Désormais loin des champs et des tourterelles, elle est liée à une cellule de la gendarmerie Nationale chargée de lutter contre les intrusions de militant·es dans les exploitations agricoles venant filmer sans autorisation. Cette chute ontologique radicale la faisant passer du statut de divinité grecque à celui, plus fonctionnel, de cellule de gendarmerie nationale française, serait franchement comique si elle ne cachait pas une violence d’État criminelle. Le nom de Déméter et son aura mythique, traditionnellement associée à des rituels de vie, sont en effet ici instrumentalisés, pour servir la défense d’une agriculture intensive mortifère majoritairement rejetée par les citoyen·nes.
Revenons aux faits : C’est lors d’une visite dans le Finistère aux représentants des syndicats agricoles FNSEA et Jeunes Agriculteurs que le Ministre de l’intérieur Castaner a déclaré qu’il mettrait tous les moyens nécessaires pour faire en sorte qu’aucune de ces atteintes au monde agricole ne soit impunie. Précisant son plan d’attaque, il a alors déclaré qu’il avait demandé que l’anti-spécisme soit un des axes prioritaires du renseignement. Quelle heureuse surprise de voir ce concept précieux et révolutionnaire dans la bouche d’un ministre ! Né en 1974 sous la plume de Peter Singer, spécialiste de philosophie morale, l’anti-spécisme a rapidement inspiré les mouvements de libération animale qui s’attaquent au spécisme, c’est-à-dire aux privilèges que s’arroge l’espèce humaine au détriment des espèces non-humaines. Si le Ministre utilise ce terme, c’est malheureusement pour criminaliser des militant·es et un mouvement dont la portée critique émancipatrice s’est pourtant mondialement imposée. En l’opposant au « monde agricole » il alimente une division artificielle et méconnaît qu’il existe aujourd’hui un monde agricole complexe, lui-même souvent anti-spéciste et écologique, inventant des formes de coopérations respectueuses entre animaux humains et animaux non-humains, mais aussi entre les plantes, grâce à la production bio ou la permaculture. Renvoyer dos à dos ces protagonistes irréconciliables, c’est donc nier qu’un changement de paradigme est en train d’avoir lieu et ignorer l’intérêt grandissant de la population pour ces changements. En revanche, ce qui dans cette affaire d’État est réjouissant, c’est qu’une idée et un mouvement d’émancipation minoritaire soit pris tellement au sérieux que ses défenseur·es, notamment l’association française L214, sont déclaré·s ennemi·es d’État. N’est-ce pas lorsque une idée critique devient efficiente et pertinente qu’elle est considérée comme dangereuse et se voit réprimée ou discréditée ? De la même façon, si les études de genre ne menaçaient pas sérieusement le socle idéologique hétéro-patriarcal au fondement de notre société inégalitaire et sexiste, elles ne seraient pas tant critiquées lorsque l’on veut, par exemple, les intégrer aux Manuels Scolaires. Et si le mouvement #MeToo ne produisait pas une levée historique du déni des rapports de domination machistes millénaires, nous n’assisterions pas à autant de levées de boucliers anti-féministes de la part de petits groupes conservateurs, qui, se sentant menacés, n’hésitent pas à taxer de féminazies celles qui revendiquent l’égalité et la fin d'oppressions séculaires.
L’anti-spécisme nous met face à un impensé moral : en nous invitant à considérer l’exploitation des animaux d’élevage à l’aune du juste et de l’injuste, il nous oblige à revisiter l’archéologie de la violence. Nous sommes choqué·es et sidéré·es d’apprendre que les incendies qui ravagent l’Australie depuis quelques jours ont entraîné la mort de 48 millions d’animaux, pourtant rien qu'en France c'est chaque année 17 milliards d'animaux d'élevage tués et dans le monde, entre 60 et 140 milliards !1 Dans Un éternel Treblinka, Charles Patterson, historien spécialiste de la Shoah, retrace le rapport entre les humains et les animaux depuis les débuts de notre espèce et soutient la thèse selon laquelle l'oppression des animaux sert de modèle à toute forme d’oppression. Le productivisme industriel à l’œuvre dans l’élevage intensif depuis un siècle n’est pas neutre éthiquement, le fordisme et la division du travail à la chaîne sont nés dans les abattoirs de Chicago et les nazis n’hésitèrent pas à s’en inspirer pour la mise en place de leur politique génocidaire des juifs, mais aussi de toutes les minorités dissidentes précisément jugées improductives (personnes âgées, handicapé·es, enfants, communistes, roms, homosexuel·les ). La critique de la technique représenté par Prométhée déchaîné s’est imposée dans les années 80 avec l’école de Francfort, et de manière populaire avec Hans Jonas qui insistait déjà sur la faiblesse constitutive d’une approche anthropocentrique dans Le Principe Responsabilité. Aujourd’hui, toutes les pensées écologiques anti-capitalistes de la déconsommation et de la décroissance amplement partagées font le procès de la soumission de la société aux impératifs de la raison économique. Nous savons désormais que le système d’exploitation infini des ressources de la nature que l’homme blanc européen a inventé et légitimé, en raison de sa dite supériorité ontologique sur toutes les autres espèces qu’il a tautologiquement construite, n’est plus valable et ne l’a en fait jamais été. Nous savons que cette justification de l’exploitation des ressources naturelles s’est toujours accompagnée d’une exploitation humaine violente perpétrée dans un cadre colonial raciste et sexiste, légitimant l’esclavage, la domination d’autres peuples, presque toujours basé sur l’exclusion des femmes de la vie politique.
C'est bien de changement de paradigme dont il s'agit et on ne peut donc plus parler du « monde agricole », comme si une telle entité existait ad vitam aeternam, car il existe en fait des mondes agricoles et des consommateur·es écologiques éclairé·es qui rejettent désormais ce vieux « monde agricole » que le Ministre défend en agitant cyniquement la nostalgie d’un monde paysan qui a précisément été détrôné par ce monde agricole gouverné par l’impératif productiviste. Si l'anti-spécisme fait aujourd’hui l’objet d’une attaque d’État, c’est parce qu’il promeut une vision du monde révolutionnaire de plus en plus populaire : nous sommes désormais une majorité à admettre que l’écologie et l’anti-capitalisme sont inséparables, une majorité à connaître le coût environnemental scandaleux de la production des protéines animales, une majorité à savoir qu’il est désormais incontournable de sortir de l’élevage industriel et du productivisme intensif. Greenpeace a dernièrement publié un rapport mettant en lumière l’impact de l’alimentation carniste européenne sur la déforestation mondiale, en soulignant que la France est devenu le troisième plus gros importateur et consommateur de soja produit au Brésil ou aux États-Unis, utilisé à 87% en Europe pour nourrir les animaux d’élevage2. Si l’anti-spécisme représente une menace d’État en France, c’est parce que l’adoption d’un régime végétarien vantée autrefois par une minorité moquée, est aujourd’hui évoquée sérieusement comme un moyen d’action efficient pour lutter contre le processus de destruction de la planète en cours. Et si cette prise de conscience écologique anti-capitaliste est perçue comme menaçante, c’est parce qu’elle met en question un système économique et une politique globale reposant sur le lobby de l’agroalimentaire rapportant des bénéfices à une minorité. Insidieusement, on a donc encore une fois affaire à un exercice de censure d’État en faveur du lobby agricole. En 2017, l'émission Les Pieds sur terre présentait sur France Culture une enquête sur les pressions exercées par les agriculteur·es proches de la FNSEA, dans une série d’émissions intitulée le Journal breton « La fabrique du silence »3. L’un des épisodes s’attachait au cas de Julie Cosseau, ancienne élève en lycée agricole, qui souhaitait présenter un exposé sur le végétarisme suivi par des professeurs en accord avec son projet pédagogique, dont elle s’est finalement vu interdire la présentation par la proviseure de l’établissement qui a jugé le contenu inconciliable avec le lobby de l'élevage et les représentants de la filière viande. Un autre était consacré aux pressions et aux menaces reçues par Morgan Large, conseillère municipale de Glomel, Sébastien Le Cam, habitant de Glomel, et André Ollivro, militant associatif à Hillion. Injonctions au silence qu'ils et elles ont rencontrée lorsqu'ils et elles ont voulu parler des pollutions produites par le système agroalimentaire breton.
Dans la même veine, en décembre dernier le sénateur LR Jean Pierre Grand a proposé un amendement pour interdire de photographier ou filmer des membres des forces de l’ordre afin de protéger les fonctionnaires de police dans l’exercice de leurs fonctions. Proposition provocatrice qui surgit alors que la France a été condamnée par l’ONU et le Parlement Européen pour usage excessif de la police lors des manifestations des « gilets jaunes ». En un an de luttes sociales, à cause de ces inadéquates et violentes interventions policières, on dénombre des milliers de blessé·es et 25 personnes éborgné·es4. Jamais un pays dans un régime dit démocratique n’a semble-t-il tant souhaité empêcher ses citoyen·nes de voir et de savoir. Les manifestant·es et les journalistes couvrant les manifestations sont littéralement rendus aveugles, passagèrement lorsqu’ils et elles sont gazé·es, ou définitivement, lorsqu’ils et elles sont éborgné·es à cause d’un tir de flash-ball. Cette violence policière est une violence d’État inouïe et inique, car dans presque tous les cas de victimes des violences policière, on assiste à un déni de justice flagrant. Le combat du collectif La Vérité pour Adama porté par Assa Traoré a permis de médiatiser ce déni de justice permanent et de mettre un jour l’existence d’un racisme institutionnel depuis trop longtemps sous-estimé. Dès 2016, elle appelait à une prise de conscience de cette situation française et exhortait les artistes à cesser de s’intéresser aux États-Unis pour faire le récit national des oppressions policières. Avec Les Misérables de Ladj Ly, c’est chose faite. Mais un autre changement de taille a eu lieu entretemps grâce aux Gilets Jaunes, événement qu'avec Edwy Plenel je nommerai La victoire des vaincus. Avec le déferlement de violence policière qui s’est abattu sur l’ensemble des citoyen·nes militant·es, blessé·es à coups de matraques de grenades ou par des tirs de LBD, la violence policière est soudainement apparue au grand jour. Alors qu’avant elle semblait cantonnée aux banlieues et ne concerner qu’elles, c’en est désormais fini de l’invisibilisation de cette réalité d’oppression, grâce aux combats menés par l'ensemble des associations. Depuis une année, les mobilisations anti-violences policières se sont en effet élargies, l’assemblée des blessé·es a rejoint des groupes militants plus anciens, fédérés depuis l'affaire Joakim Gatti à Montreuil en 2009, la mort de Rémi Fraisse, tué par une grenade offensive en 2014 ; combats ravivés par la mort de Steve en juin 2019. Paradoxalement, cette "démocratisation" de la violence policière génère des convergences de luttes entre celles menées depuis trente ans dans les quartiers populaires, celles des ZAD et des mouvements autonomistes, et enfin, celle des Gilets Jaunes.
Depuis l’instauration de l’État d’Urgence, la liste des mesures liberticides s’allonge et le pire semble toujours à venir. Il est devenu criminel de filmer dans les abattoirs, criminel d’aider une personne migrante jugée illégale, criminel de manifester, criminel de filmer un policier dans l’exercice de ses fonctions. Dans le même temps, l’État développe des pratiques et des techniques de contrôle de plus en plus sophistiquées, Alicem étant le prénom de la dernière venue qui va introduire un nouvel usage inquiétant, celui de la reconnaissance faciale5. Cette injonction étatique paradoxale de ne pas voir et d’être vue, met en crise la place pivot du témoin qui se tient forcément à la lisière du visible et de l’invisible, du silence et de la parole. Avec cette criminalisation de militant·es anti-spécistes qui contribuent à faire advenir la vérité sur les pratiques cachées dans les exploitations agricoles ou les abattoirs, nous avons donc une nouvelle fois affaire à une entreprise d’intimidation paternaliste et anti-démocratique dont ce gouvernement est désormais coutumier. Malgré cette oppression et cette censure d’État grandissante, osons riposter à l’autoritarisme, osons redevenir témoins, car nos désirs de justice sociale, de liberté et de changement radical de système n’en passeront que par nos luttes.
2. https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/06/12/en-europe-l-elevage-industriel-accro-au-soja-d-amerique-latine_5475358_3244.html
3. Pour consulter les émissions : https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/journal-breton-saison-2-710-la-fabrique-du-silence-le-lycee-agricole et aussi https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/journal-breton-saison-2-610-la-fabrique-du-silence-les-citoyens
4. Consulter, entre autre, le site de l’Assemblée des blessé·es : https://desarmons.net/index.php/2019/12/10/1999-2019-en-20-ans-letat-francais-a-rendu-borgne-au-moins-60-personnes/ et aussi http://www.urgence-notre-police-assassine.fr/123663553
5. https://www.marianne.net/societe/lancement-de-la-reconnaissance-faciale-en-france-mais-qu-allons-nous-faire-dans-cette-galere