A Bruxelles, ce dimanche 24 janvier, à la suite d’une manifestation sans incident, tolérée par les autorités, qui a réuni 150 personnes au Mont des Arts contre « la justice de classe et la justice raciste », la police a procédé à des arrestations massives et abusives. Les personnes arrêtées, en tout cas dans leur immense majorité, n’avaient absolument rien à se reprocher, sinon de se trouver dans l’espace public, dans le centre de Bruxelles, un dimanche après-midi, par temps de Covid-19. A peu près la seule activité qui soit autorisée aujourd’hui pour passer un moment avec un proche…
Un dispositif policier démesuré avait été mis en place : plusieurs escadrons, la cavalerie et des autopompes, un hélicoptère. Alors qu’il n’y avait pas de trouble à l’ordre public, la police a arrêté, selon nos informations, près de 250 personnes, dont 86 mineurs, de toutes origines. Des jeunes et moins jeunes ont été refoulés jusqu’à la gare centrale pour se retrouver encerclés et arrêtés. Les images montrent des jeunes assis par terre, attachés. Des passants se sont vus encerclés, appréhendés et menottés mains dans le dos avec des colsons. Ils ont été emmenés en camionnette à la caserne d’Etterbeek et enfermés dans des cellules bondées, sans aucun respect des règles sanitaires.
Ce que les personnes arrêtées disent avoir vu et vécu est très grave. Elles ont été privées de liberté pendant plusieurs heures sans la moindre justification. Beaucoup d’entre elles ont subi des violences verbales, des humiliations, des insultes des discours de haine, des discriminations racistes, sexistes et homophobes et certaines des violences physiques.
Nous voulons et nous nous devons de réagir.
Des arrestations administratives ne peuvent se produire en l’absence de toute infraction, sans nécessité absolue. Il s’agit donc d’arrestations illégales et arbitraires au sens de l’article 147 du code pénal. Elles portent atteinte à la liberté d’expression, de réunion, à la liberté de se mouvoir et se retrouver ensemble dans l’espace public. Les conditions de détention ont été violées.
L’article 12 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen rappelle que la police est au service des citoyens[1]. Or, alors que de nombreux policiers font très bien leur travail, dans le respect de l’intérêt général, que leur fonction est absolument essentielle, ces faits inadmissibles contribuent à jeter le discrédit sur l’ensemble de la police. Ils s’inscrivent dans un contexte d’augmentation spectaculaire d’actes de violences policières. Il est plus que temps de mettre fin à l’impunité en cette matière. Mais, dans le même temps, il faut aussi pointer la responsabilité des autorités qui ont ordonné de procéder à cette « opération coup de poing », et la logique de démonstration de la force du pouvoir étatique envers les citoyens.
L’enjeu est de « diagonaliser le présent » pour montrer combien la question de la violence et ses excès est profondément enfouie dans les rouages du fonctionnement de l’Etat et « fait société » lorsque celle-ci se délite de toutes parts[2].
Nos enfants « blancs » n’avaient en principe pas de crainte lorsqu’ils apercevaient des policiers, sinon lors des manifestations. C’est ce qu’on appelle le privilège de la « blanchité » : ne pas se poser chaque jour ce type de question avant de quitter son domicile. Nous ne pouvons tolérer que des personnes dites racisées aient peur pour leur sécurité ou pour leur vie en sortant dans la rue. Il n’est pas question de relativiser le désarroi, la souffrance de ces jeunes ni de laisser passer la maltraitance qui vient de leur être infligée. Il faut nommer et réformer en profondeur le racisme structurel au sein de la police.
Les autorités -locales ou fédérales- qui ont ordonné ces arrestations massives et les actes de violence perpétrés par des policiers portent gravement atteinte aux fondements de la démocratie en cette période déjà si anxiogène pour beaucoup de monde, en particulier pour les adolescents et jeunes adultes. Subir ou assister à de tels actes, a fortiori dans un commissariat, induit un sentiment d’arbitraire, d’injustice et d’impuissance qui constitue un traitement inhumain et dégradant, traumatisant à long terme.
Nous rejoignons le constat publié, deux jours plus tôt, par la rectrice de l’ULB, Annemie SCHAUS, dans une carte blanche au titre interpellant : « Une génération sacrifiée ? »[3].
Nous sommes très inquiètes de l’atteinte aux libertés et de la dérive vers un Etat autoritaire. Tel n'est pas le monde que nous souhaitons, ni pour nous ni pour nos enfants qui ont été éduqués dans des valeurs démocratiques relayées par l'école et toutes les institutions éducatives du pays. Ne se trouvent-elles pas, elles aussi, aussi discréditées par ces faits de violence policière ?
Nous nous alarmons de l’impact en terme de santé mentale que cette crise fait déjà subir aux jeunes depuis près d’un an. La répression brutale et insensée qui vient de s’abattre sur nombre d’entre eux est dramatique. Elle contribue à accentuer la dépression, l’anxiété, le repli sur soi, le découragement. S’y ajoutent la peur de la police et le discrédit de l’autorité, la perte de toute légitimité qu’elle représente en s’autorisant à passer au-dessus des lois qu’elle est censée faire respecter. C’est une perte de repère pour les jeunes qui, tels des funambules, traversent cette période insolite et ont du mal à se projeter dans un futur aussi incertain.
Plusieurs jeunes et leurs parents ont dès lors décidé de saisir la justice et veulent que leur action porte ses fruits. Se réapproprier nos droits, porter le problème, faire connaître les cas peut aider à faire bouger les lignes et, à terme, à restaurer la confiance. Des plaintes au Comité P sont et seront déposées, des plaintes pénales et des actions civiles seront introduites conjointement par leurs conseils auprès des autorités judiciaires.
Nous demandons également que des démarches réparatrices soient mises en place et qu’un soutien psychologique soit offert aux jeunes par la Ville de Bruxelles.
Quelques exemples factuels[4]:
Karim 15 ans allait prendre un train vers Charleroi quand il a été arrêté en se faisant insulter de « sale arabe » et « sale bougnoul ».
Mehdi 15 ans était parti faire un jogging et a été brutalement arrêté par des policiers, il a été attrapé à la gorge et a reçu des gifles au visage, un policier a serré à fond les colsons, lui faisant très mal aux poignets.
Nathalie 17 ans descendait les escaliers du Mont des Arts et a été arrêtée sans ménagement au motif qu’elle « n’avait qu’à pas être là ». Elle subira des violences verbales et sexistes.
Laura, 21 ans, venait retrouver son amie pour faire une course. Elle a été embarquée, son amie n’a pas été arrêtée car elle avait un chien. A la caserne, elle a demandé le motif de son arrestation, insistant sur le fait qu’elle avait le droit d’en être informée. Un policier lui a répondu : « tu n’as aucun droit ». Informée, sa mère s’est rendue à la caserne. Vers 18h, elle a pu s’adresser à un agent qui lui a expliqué qu’une « opération coup de poing » avait eu lieu, en réaction aux événements survenus quelques jours plus tôt, lors de débordements suite à la manifestation pour le jeune Ibrahima, mort dans un commissariat. La caserne était débordée. Les jeunes sont restés enfermés plusieurs heures, sans boire ni avoir accès à un urinoir adéquat. Alex témoigne de violences et insultes et précise qu’on les a changés de cellule à plusieurs reprises, ce qui contribuait à les désorienter.
Des jeunes « racisés » ont été enfermés dans des cellules séparées et davantage maltraités. Beaucoup témoignent de cris, de coups, d’injures, d’humiliations, de propos et comportements violents, racistes, sexistes et homophobes.
Karim a reçu des coups de matraques dans les jambes et plusieurs coups de poing au visage.
Mehdi a reçu des coups un peu partout sur le corps et s’est fait traiter de « macaque ».
Jonas 16 ans a vu son ami Billy 16 ans, Belge à la peau noire, recevoir des coups sans aucune justification.
Nathan en témoigne également, il a lui-même reçu un violent coup de pied et été blessé. Des téléphones ont été arrachés pour en effacer les films et photos alors qu’il est permis de filmer des policiers dans l’exercice de leurs fonctions.
[1] Article 12 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen : « La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée ».
[2] Michel Kokoreff, « Violences policières, généalogie d’une violence d’Etat », Textuel, 2021
[3] Annemie SCHAUS, Carte blanche, « Une génération sacrifiée ? », Le Soir, 22/01/2021. « Une quasi-certitude : ces enfants, nos enfants, vivront moins bien que nous. Le monde que nous leur léguons est dangereux, instable, et nous ne les y avons pas préparés. (…) Les jeunes ont largement contribué à l’effort collectif pour protéger les plus fragiles. Ils le payent en termes de renoncement à un temps de leur jeunesse ; (…) On parle beaucoup de dette dans notre société où tout s’est financiarisé, et on en parlera plus encore dans les mois et les années à venir ; mais qui mesurera la dette que nous sommes en train de contracter envers notre jeunesse, qui s’ajoute au total des engagements que nous n’aurons pas tenus ? »
[4] Prénoms d’emprunt