Par Svetlana Reiter et Margarita Lioutova.
07h08, le 27 juin 2022
Source : Meduza
Traduction libre du russe.
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Immédiatement après le déclenchement d'une guerre à grande échelle en Ukraine, de nombreux experts ont averti que l'économie russe ne résisterait très probablement pas à l'impact des sanctions (et qu'elle mettrait très longtemps à se redresser quelle que soit l’évolution des événements) ; le dollar et l'euro seront très chers ; il pourrait y avoir des difficultés à verser les salaires des fonctionnaires de l'État. Rien de tout cela ne s'est produit (du moins pas encore), et le rouble n'a jamais été aussi élevé depuis 2015. C'est en grande partie le résultat de la politique financière menée par la Banque centrale russe dirigée par Elvira Nabioullina. Meduza a découvert comment la Banque centrale fonctionnait dans des conditions de guerre et à quels dilemmes moraux ses dirigeants étaient confrontés.
- Avertissement sur un éventuel conflit d'intérêts. De décembre 2018 à avril 2021, la co-autrice de ce texte, Margarita Lioutova, a travaillé à la Banque centrale de la Fédération de Russie, où elle était rédactrice en chef d'Econs.online, un site Web éducatif de la Banque centrale (ne reflétant la position officielle du régulateur). En préparant ce texte, elle n'a pas communiqué avec ses anciens collègues.
Pour parler avec sa vieille amie Ksenia Yudaeva, professeur d'économie à l'Université de Chicago, Konstantin Sonine a installé le logiciel de messagerie Signal sur son téléphone. Depuis le début de la guerre, Yudaeva, la première directrice adjointe de la Banque centrale russe, n'a pas voulu communiquer avec lui par Facebook ou Telegram comme auparavant.
Par une messagerie plus sûre, Sonine, qui était ami de Ksenia Yudaeva depuis près de 20 ans, a tenté de la convaincre que travailler désormais à la Banque centrale ne pouvait être considéré que comme un acte de soutien à l'invasion de l'Ukraine.
« Ils travaillent pour la guerre. Leurs actions consistent à contrôler les opérations de change ... Il n'y a aucun avantage pour la Russie à cela, mais il y a un avantage pour la poursuite des hostilités. La monnaie n’est pas redistribuée aux citoyens, mais reste sous le contrôle du gouvernement et est utilisée à des fins militaires », explique Sonine à Meduza.
Dans une de leurs conversations par Signal, le nom de Hjalmar Schakht a été évoqué, ministre du Reich dans le gouvernement d'Adolf Hitler et président de la Reichsbank. Il a affirmé qu'il n'avait jamais été membre du Parti national-socialiste (bien qu'il existe des preuves du contraire). D'une manière ou d'une autre, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il a été jugé à Nuremberg, mais a finalement été complètement acquitté.
Yudaeva, selon Sonine, lui a dit : « Dans notre Banque centrale, beaucoup de gens s'intéressent à Hjalmar Shakht. » Selon Sonine, cela signifie que « la pensée de collaborer avec un régime criminel » ne quitte pas les employés de la Banque centrale de la Fédération de Russie.
L'économiste a conseillé à Yudaeva de démissionner. Elle n'était pas d'accord. Et elle a expliqué que si elle et Nabioullina quittaient la Banque centrale, Sergey Glaziev y serait immédiatement nommé, ce qui pourrait conduire à une catastrophe économique (Yudaeva a redirigé la demande de commentaires de Meduza vers le service de presse de la Banque centrale, où il a été ignoré).
Sonine a rapidement supprimé Signal: "Pour qu'elle ne puisse même plus m'écrire. Je ne veux plus jamais lui parler de ma vie. En aucun cas."
Femmes dépourvues d'émotions
Début mars 2022, Bloomberg a publié un article indiquant que la présidente de la Banque centrale, Elvira Nabioullina, voulait démissionner au début de l'invasion, mais le président russe Vladimir Poutine ne l'a pas laissée partir. Bloomberg n'a fourni aucun détail sur leurs échanges.
Cinq interlocuteurs de Meduza, qui travaillaient auparavant à la Banque centrale, et trois sources au sein même du régulateur, ne croient pas à cette version. Selon eux, dès le premier jour de la guerre, Nabioullina a dit à ses subordonnés qu'il fallait désormais « sauver tout le monde » et « faire en sorte que la population perde le moins possible ». Son adjointe, Ksenia Yudaeva, aussi.

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Une source qui travaillait pour la Banque centrale a déclaré à Meduza :
Nabioullina ne pouvait absolument pas aller voir Poutine après le début de la guerre et lui dire : « Vladimir Vladimirovitch, laissez-moi partir ». Bien sûr, cela ne lui plait pas du tout que des gens meurent, mais une nouvelle démission du type « Ça suffit, je pars » ne mènerait à rien.
Il est stupide de penser que [le ministre russe de la Défense Sergueï] Choïgou aurait alors retiré ses chars, et que Poutine aurait dégagé son [chef de la Tchétchénie Ramzan] Kadyrov. Mais il ne fait aucun doute qu'un tel départ aurait affecté [en mal] le niveau de vie des Russes.
Elvira Nabioullina est née à Oufa en 1963. Elle a obtenu brillamment son diplôme d'études secondaires. En 1985, elle a rejoint le PCUS et, un an plus tard, elle a obtenu un diplôme avec mention de la Faculté d'économie de l'Université d'État de Moscou. Étudiante d'Evgueni Yassine, et amie proche de sa fille, Irina Yassina, militante des droits de l'homme, et camarade de classe de Sergei Aleksashenko, économiste de l'opposition, Nabioullina est la première femme de l'histoire de la Russie à avoir occupé le poste de ministre du Développement économique et, depuis 2013, celui de présidente de la Banque centrale.
Elvira Nabioullina est décrite par les sources de Meduza au sein du régulateur, comme une personne « intelligente et dépourvue d'émotions ». L'un d'eux souligne : « Ne dit jamais de gros mots, ne montre jamais ses sentiments, ne crie jamais sur ses employés à cause de leurs échecs. Mais elle ne loue pas particulièrement leurs succès. »


Dans le passé, membre des conseils de surveillance de Rostec et de Gazprom, assistante du président russe pour les affaires économiques, et membre du conseil d'administration du musée Pouchkine à Moscou, Nabioullina a également occupé des postes importants dans des organisations internationales - par exemple, elle a participé aux travaux de la Commission des Nations Unies sur le développement mondial .
« C'est un drôle de paradoxe : les libéraux ont toujours considéré la direction de la Banque centrale comme trop conservatrice, et les conservateurs – trop libérale. Depuis de nombreuses années, les NODovites [Mouvement de Libération Nationale, poutiniste, NDT] se tiennent devant le bâtiment de la Banque centrale avec des pancartes : « Les diplômés du Département d'État n'ont pas leur place à la Banque centrale ! », ce qui n'empêche pas le même [milliardaire Oleg] Deripaska de nous donner régulièrement des cauchemars par son étroitesse d'esprit », explique la source de Meduza à la Banque centrale.
Très probablement, « diplômés du Département d’État » vise Ksenia Yudaeva, docteur en économie au Massachusetts Institute of Technology, ancienne chercheuse senior au Centre russo-européen pour les réformes économiques, et ancienne collaboratrice du Carnegie Science Center.
Yudaeva a commencé sa carrière à l'international et a continué - dans les organisations d'État russes. Elle s'est notamment formée au Stockholm Institute for Economics in Transition – puis a participé à l’élaboration de la fameuse « Stratégie 2020 » .
Une source Meduza proche de la Banque centrale, qualifie Ksenia Yudaeva de « la plus intelligente ». « Elle est du genre, je n'ai pas le temps pour les idiots. Très bien éduquée, super intelligente, mais fait très vite comprendre aux gens qu'elle ne s'intéresse pas à eux», explique l'interlocuteur de Meduza.

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Ksenia Yudaeva, lors de la « Table ronde des économistes. Le Monde 2015-2020 : la fin de la croissance ? » dans le cadre du Forum économique de Saint-Pétersbourg en 2015.
Konstantin Sonine ajoute : « Yudaeva travaillait à la Sberbank, considérez qu'elle a gagné au moins un million de dollars par an au cours des 15 dernières années, mais elle vit très seule et modestement. »
Tuer le dragon
« L'inflexible Nabioullina combat le feu en Russie » était le titre d'un article sur la dirigeante de la Banque centrale de la Fédération de Russie, de l'influent magazine Euromoney, qui en 2015, l’a nommée "Banquière centrale de l'année » .
L'illustration accompagnant le texte, montre Nabioullina, dans son costume habituellement strict et légèrement démodé, tuant un dragon géant. Il personnifie apparemment les troubles qui ont frappé l'économie russe après l'annexion de la Crimée : les sanctions occidentales et une forte baisse du prix du pétrole ont provoqué une dépréciation du rouble et une flambée de l'inflation.
La Banque centrale a réussi, sinon à vaincre, du moins à apprivoiser le dragon. L'inflation, selon Rosstat, est passée de 13 % (fin 2015) à 5,4 % dès 2016, et est tombée à un niveau record de 2,5 % en 2017.
Le système bancaire a résisté à l'impact des sanctions, les investisseurs étrangers ne se sont pas désintéressés des titres russes, et la Banque centrale a appris à parler plus franchement avec le marché. « Elles ont lutté avec succès contre la hausse des prix, la Banque centrale est devenue le principal moteur de la discussion économique professionnelle », Konstantin Sonine énumère les mérites de la Banque centrale russe de ces années (et stipule qu'après le début de la guerre, ils ont été « acculés »).
Depuis leur arrivée à la Banque centrale, Nabioullina et Yudaeva ont construit un système bancaire qui n'est pas inférieur à leurs analogues mondiaux, selon deux sources de Meduza à la Banque centrale. Et la crise économique provoquée par les événements de 2014 a permis de tester ce système.
« C'est une équipe qui a fait beaucoup de bonnes choses du point du vue professionnel depuis 2014 », a déclaré à Meduza, Sergei Gouriev, économiste et professeur à l'Institut d'études politiques de Sciences Po à Paris.
« Elles sont vraiment devenus extrêmement professionnelles, se sont concentrées sur un travail d'analyse très sérieux, ont pleinement exploité toute l'expérience internationale », ajoute Ruben Enikolopov, recteur de la Russian School of Economics (NES), professeur à l'université Pompeou Fabra de Barcelone.
La compétence de l'équipe de la Banque centrale de Russie a été appréciée non seulement par les économistes professionnels. Nabioullina et son équipe ont eu carte blanche de Poutine. Le président lui a fait confiance , Oleg Itskhoki, économiste et professeur à l'université de Californie à Los Angeles, argumente dans une interview à Meduza : «Nationaliser Ioukos, oui. Mais imprimer de l'argent et laisser [diriger à la Banque centrale] [au chef de Roskosmos Dmitri] Rogozine, non.

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La Banque centrale est devenue un organe qui reçoit régulièrement des appréciations positives des deux côtés - de Poutine, et des experts les plus critiques de l'État russe.
« La Banque centrale, sous votre direction, a fait beaucoup pour stabiliser la situation de l'économie, pour le développement stable du secteur bancaire, mais aussi de l'ensemble de la sphère financière. J'attends sincèrement de notre principale institution financière sous votre direction, qu’elle continue d’agir de manière tout aussi indépendante, et avec assurance », l’a félicitée Poutine au début de 2017. Puis, lors d'une réunion au Kremlin, le président lui a annoncé qu'il la nommerait pour un nouveau mandat de cinq ans.
Au cours de cette période de cinq ans, la Russie a été de plus en plus plongée dans l'isolement international. Cela n'a pas empêché Nabioullina de donner une conférence honorifique au Fonds monétaire international (FMI), la principale institution financière du monde. Elle y a parlé de la principale réalisation de la Banque centrale russe de ces dernières années - la transition vers une politique monétaire fondamentalement différente, le régime de ciblage de l'inflation.
Ce régime est utilisé par la plupart des économies développées et de nombreux pays en voie de développement. Le principe en est que la banque centrale du pays cesse de se concentrer sur le taux de la monnaie nationale, mais choisit un objectif d'inflation – pour la Banque centrale russe, il est de 4%. Pour y parvenir, la Banque centrale agit sur le coût de l'argent dans l'économie - tout d'abord, elle fixe le niveau du taux directeur.
COMMENT ÇA FONCTIONNE ?
Pour simplifier, si le taux directeur est relevé, le coût de l'argent pour les banques augmente, elles augmentent les taux d'intérêt sur les prêts, mais en même temps, elles ont la possibilité d'augmenter les intérêts sur les dépôts afin d'attirer plus de fonds de déposants. Pour la population, par conséquent, l'épargne devrait devenir plus attrayante (après tout, les taux d’intérêt pour les dépôts sont plus élevés), et non les dépenses, et les achats à crédit sont également réduits en même temps - la demande ralentit, ce qui contribue également à faire baisser l'inflation.
Dès que les augmentations des prix sont revenues à la normale, le taux peut être abaissé, ce qui facilite l'accès au crédit et encourage les particuliers et les entreprises à investir. Ainsi, les faibles taux d’intérêt pour les dépôts en Russie en 2020-2021 ont contribué au flux de fonds des dépôts bancaires vers le marché boursier.
Dans les années 2000, la Banque centrale de Russie a suivi une politique de taux de change dirigé : la Banque centrale déterminait les limites du corridor monétaire (c'est-à-dire la valeur minimale et maximale du panier bidevises), et si le taux de change allait au-delà des frontières, elle intervenait sur le marché, c'est-à-dire en vendant ou achetant de la monnaie. Pour ses interventions, la Banque centrale prélève des fonds sur ses réserves d'or et de devises.
Si le rouble s'affaiblissait fortement, il faudrait dépenser des milliards de dollars des réserves pour le maintenir. Ainsi, durant la crise financière mondiale, les réserves internationales de la Russie sont passées d'un pic de 596,6 milliards de dollars en mai 2008, à un minimum de 383,8 milliards de dollars en avril 2009. En outre, les entreprises et les banques russes, guidées par le fait que la Banque centrale maintient le taux de change dans un corridor donné, ont accumulé d'importantes dettes en devises étrangères à l'étranger, ce qui a également aggravé leurs problèmes pendant la crise et nécessité une aide supplémentaire de l'État.
Il est impossible de gérer à la fois le taux de change et l'inflation dans une économie de marché ouverte, alors que la Banque centrale a maintenu le cap, l'inflation en Russie a parfois diminué uniquement en raison du renforcement du rouble, mais a toujours fluctué autour de 10 % par an. A ce niveau, selon les études économiques, les fluctuations de l'inflation sur plusieurs années seront inévitablement trop fortes : cela empêche les gens de planifier leurs décisions économiques, et les entreprises d'investir.
Le ciblage de l'inflation fait l'objet de milliers d'études universitaires modernes qui tentent de comprendre comment gérer les attentes des particuliers et des entreprises. Dans la pratique (plutôt que dans la recherche universitaire), ces questions doivent être résolues par toute banque centrale mettant en œuvre un tel régime de politique monétaire.
C'est pourquoi Yudaeva a mis en place un département scientifique à la Banque centrale de la Fédération de Russie, explique l’un de ses collègues, afin que les décisions soient prises sur la base de données scientifiques, basées sur des modèles mathématiques : « Elle a réalisé son rêve. » Puis la guerre a été déclenchée.
La Banque centrale en temps de guerre
« Ces femmes ont construit un système absolument moderne, absolument moderne. Elles ont construit une Banque centrale, non inférieure aux autres grandes banques centrales. Elles se sont accaparées de tout ce système et sans prévenir ****** [l'ont jeté] contre le mur », s'indigne une source Meduza proche de la Banque centrale.
La façon dont Nabioullina et Yudaeva évaluent désormais la situation de l'économie russe est clairement visible sur leur garde-robe, ont déclaré trois sources de la Banque centrale à Meduza. Le 24 février, Nabioullina a abandonné ses fameuses broches et ses vestes de couleur vive. Yudaeva ne porte plus que du noir depuis plus de 100 jours, alors qu’elle préférait les tailleurs de couleur pastel. « Elles portent du noir, elles ont l'air d'avoir 10 ans de plus », décrit ainsi succinctement une source Meduza proche de la Banque centrale l’aspect extérieur de Nabioullina et de Yudaeva.


Dans le même temps, l'expérience de ces dernières années a permis à la Banque centrale de maintenir à flot le système monétaire russe et, avec lui, l'ensemble de l'économie, déclare le recteur de la NES, Ruben Enikolopov. Grâce au fait qu'une base scientifique fondamentale pour la prise de décision a été construite à la Banque centrale, elle a eu plus de possibilités pour s'adapter à des conditions absolument non standard, explique-t-il et s'exclame : « Elles ont sauvé le système bancaire, eh bien, elles l’ont vraiment sauvé ! »
Le sauvetage a été douloureux. Le 28 février, la Banque centrale de la Fédération de Russie a relevé le taux directeur à un niveau sans précédent de 20 % par an. En fait, cela signifiait une cessation complète de tout prêt. Mais l'objectif principal était d'empêcher la faillite du système bancaire.
Dans toutes les situations de crise, l'un des principaux risques pour la stabilité financière est la « ruée » des citoyens sur les banques. Craignant pour leur épargne – ou simplement pour un besoin urgent d'argent – les gens se précipitent pour retirer des fonds de leur épargne. Si cela se produit trop rapidement, les banques risquent de ne plus disposer d'assez d'argent pour honorer leurs obligations envers leurs clients. Mais la Banque centrale russe a réussi à persuader les banques d'augmenter les taux d’intérêt sur les dépôts, de manière aussi décisive qu'elle l'avait fait pour le taux directeur, explique un responsable de la Banque centrale à Meduza. Cela a permis d'éviter la panique.
Dans le même temps, la Banque centrale a décidé de limiter les mouvements de capitaux. C'est ainsi qu’on appelle en économie, la mesure anti-crise qui s'est avérée la plus douloureuse pour les Russes : la restriction à l'exportation de devises étrangères, l’interdiction de son transfert vers des comptes étrangers et des retraits en espèces des dépôts en devises étrangères.
Pour les entreprises, les restrictions monétaires n'étaient pas moins désagréables : depuis le début de la guerre, les exportateurs devaient échanger 80 % de leurs recettes en devises contre des roubles. Les plus grands exportateurs en Russie sont les géants des matières premières, bien que cette mesure ait également causé des difficultés aux petites et moyennes entreprises (jusqu'aux informaticiens travaillant comme entrepreneurs individuels avec des clients étrangers).
« Les restrictions monétaires, à la fois stylistiques et stratégiques, vont complètement à l'encontre de ce sur quoi la Banque centrale a travaillé ces dernières années », note Enikolopov. « Mais dans la situation actuelle, je ne vois pas ce qu'elles auraient pu faire d'autre. Ne serait-ce que pour empêcher la faillite du système bancaire russe. »
Par conséquence, ces restrictions ont protégé les banques d'une forte demande de monnaie, et le taux directeur élevé a contribué à freiner l'inflation.
« Lorsqu'il s'est avéré que les importations avaient chuté et ne se redressaient pas, et que les recettes d'exportation étaient à un bon niveau, la Banque centrale en a profité pour donner au rouble une forte appréciation et n'a pas interféré avec ce processus », Oleg Viougine, chef du Conseil de surveillance de la Bourse de Moscou, explique à Meduza. « Cela a réduit la hausse des prix, fin avril - début mai, la déflation a presque commencé, ce qui a permis [par la suite] de baisser les taux d'intérêt. »
Mais cela ne sauve pas l'économie russe à long terme : ici, les problèmes ne relèvent plus de la Banque centrale, comme le dit Nabioullina, mais de la « transformation structurelle de l'économie russe ».
QU'A FAIT LA BANQUE CENTRALE AVEC LE TAUX DE CHANGE DU ROUBLE
Plublié il y a un mois en 13 points
1 Qu'est-il arrivé ?
Le taux de change du rouble, malgré la guerre et les sanctions, se renforce de manière incontrôlable. Dans la première quinzaine de juin, la monnaie russe s'échangeait à des niveaux de 56 à 61 roubles pour un dollar, et pour le moment, elle est même tombée à 55. La croissance anormale se poursuit depuis la mi-mars et a déjà rendu le rouble à des valeurs inédites depuis 2015 - selon les mots de Vladimir Poutine, le dollar « rétrécit ».
La reprise rapide du rouble s'est produite après une chute brutale au début de la guerre - le taux de change par rapport au dollar et à l'euro a franchi les marques historiques de 120 et 130 roubles, respectivement. Et cela s'est avéré être politiquement bénéfique pour le Kremlin : c'est un bon outil de relations publiques pour déclarer que les sanctions ne minent pas l'économie. Mais les analystes occidentaux qualifient le taux de change d'artificiel, et le rouble de « monnaie du village Potemkine », car son incroyable raffermissement n'a aucune justification économique.
En réponse, le Kremlin assure que le taux de change actuel est absolument orienté vers le marché et que la monnaie russe est la meilleure au monde en 2022 . Et cela compte tenu du fait que les autorités américaines ont promis 200 roubles par dollar (bien sûr, Poutine n'a pas oublié de mentionner cette prévision dans son discours au Forum de Saint-Pétersbourg) et ont prédit que les sanctions déchireraient l'économie russe en lambeaux.
2 C'est-à-dire que l'économie s'est vraiment avérée résistante aux sanctions ?
Non.
Un rouble fort aujourd'hui n'est pas un indicateur de stabilité de l'économie sous la pression des sanctions, mais, paradoxalement, c’est un signal d'alarme de sa dégradation. Comme l' écrit l'analyste indépendante Alexandra Prokopenko, le raffermissement de la monnaie reflète le plongeon de l'économie dans un « coma artificiel ».
3 Cela fait peur. « Coma artificiel » - qu'est-ce que c’est ?
En bref, il s'agit d'un ensemble de mesures conçues par les autorités russes pour protéger le système financier.
Pour comprendre le paradoxe du taux de change, vous devez comprendre la raison du renforcement rapide du rouble après la dévaluation panique du début de la guerre. Lorsque le dollar, sur fond de premières frappes de sanctions, a dépassé les 100 roubles, les Russes ont massivement commencé à prélever de l'argent sur les comptes bancaires : ils sont littéralement partis « à la chasse » des distributeurs automatiques d’où ils retiraient la monnaie, et ont fait la queue pour l'obtenir. Les sorties de capitaux pour le premier trimestre de 2022 ont atteint 64,2 milliards de dollars, le plus élevé depuis 2014.
Pour éviter une chute libre de la monnaie en raison des sanctions, le gouvernement et la Banque de Russie ont été contraints de prendre des mesures strictes de contrôle des devises : il était interdit aux Russes de retirer plus de 10 000 dollars de leurs comptes, il était interdit aux banques de vendre de l'argent liquide, et les courtiers ont été obligés de facturer l'achat de devises en bourse dans l'intérêt des clients par une commission draconienne de 30 %. Le transfert de devises sur un compte étranger ou à une autre personne à l'étranger pour les Russes était également limité à 10 000 dollars. Dans le même temps, la Banque centrale a relevé le taux directeur à un niveau record de 20 %.
Et ce n'est pas tout. Le ministère des Finances et la Banque centrale ont obligé les exportateurs russes à vendre 80 % de leurs recettes en devises dans les trois jours suivant leur crédit sur leurs comptes. Cela est devenu la principale source de soutien du rouble : l'afflux de recettes en devises a créé une grande quantité de dollars et d'euros sur le marché intérieur, qui sont été littéralement enfermés dans le système financier du pays par des restrictions monétaires. Par leurs décisions, les autorités ont construit des conditions idéales pour le renforcement du rouble : un excès de devises étrangères, avec une demande artificiellement supprimée. De plus, l'augmentation du taux à 20% a rendu les dépôts bancaires attractifs - la population et les entreprises ont commencé à replacer des fonds sur des comptes en roubles après une sortie de panique.
4 Et qu'est-ce qui est ici dangereux pour l'économie ?
Bref, il est dangereux que le rouble se renforce rapidement sur fond de sanctions sévères.
Dans le contexte de l'exode des entreprises étrangères et de l'interdiction de livrer des technologies, des équipements et des composants étrangers à la Russie, les importations se sont effondrées. En mars-avril, en provenance de l'UE, de la Chine, des États-Unis, du Japon et de la Corée du Sud (principaux partenaires commerciaux de la Russie), les importations ont diminué en valeur d'environ 44 %. Il n'y a pas de chiffres précis : les autorités ont classifié les statistiques du commerce extérieur.
En conséquence, la demande de dollars et d'euros est réduite en raison du contrôle des changes et de l'échec des importations, tandis que l'offre augmente en raison de la vente obligatoire de 80 % des revenus par les exportateurs et des prix élevés de l'énergie.
Autrement dit, le renforcement du rouble est une conséquence du marché des changes presque complètement fermé, du succès des exportations (malgré la « toxicité » du pétrole et du gaz russes) et de la baisse des importations. Mais en même temps, le taux de change actuel reflète la réduction des fournitures technologiques au pays, ce qui est extrêmement dangereux pour l'avenir de l'économie.
5 Mais en ce moment, un rouble fort est un plus pour tous, n'est-ce pas ?
Hélas, pas pour tous.
Un rouble fort a en effet joué un rôle utile en aidant à contenir l'accélération d'une inflation déjà élevée, qui menaçait de dévaluer les revenus des Russes. Après une forte hausse des prix en mars et avril, la croissance du taux de change et la contraction de la demande des consommateurs en mai et juin ont permis à Rosstat d'enregistrer une déflation hebdomadaire, c'est-à-dire une baisse des prix des biens et services.
Les prix ont cessé d'augmenter ou même ont baissé pendant près d'un mois d'affilée - au 10 juin, l'inflation annuelle a ralenti à 16,7 % après 17,1 % en mai. Le ministre du Développement économique, Maxime Rechetnikov, n'exclut pas la poursuite de la déflation pendant tout le mois de juin.
Mais l'effet utile du renforcement du rouble est presque épuisé : le taux de change, plongeant à 55 roubles pour un dollar, devient dangereux pour le budget. Avec une monnaie nationale forte, les exportateurs reçoivent moins d'argent de la vente des recettes en devises, et le budget est à court de revenus pétroliers et gaziers, dont la dépendance ne fait que croître sous les sanctions.
Il y a un problème « à long terme » pour les fabricants russes, admet le ministre Rechetnikov : avec la reprise des importations, il sera difficile pour les entreprises nationales de concurrencer les produits importés « moins chers » en raison de la force du rouble. Cela signifie que les espoirs de substitution des importations à grande échelle dans l'économie sont menacés.
Malgré ces risques et les dommages indirects au budget, le renforcement du rouble était un choix conscient de la présidente de la Banque centrale, Elvira Nabioullina. Depuis le début de la guerre, elle a atteint un objectif prioritaire - ralentir l'inflation.
6 Cela veut dire que les citoyens vont bien, mais que le budget est mauvais. Est-il possible de le rendre bon pour tous ?
Sous les sanctions, cette tâche semble très difficile. Les autorités sont toujours à la recherche d'un équilibre entre les intérêts des citoyens, d'une part, et ceux des exportateurs, des producteurs et du budget, d'autre part.
La Banque centrale a initialement relevé le taux directeur à des niveaux prohibitifs pour faire face au premier choc des sanctions, mais dans un contexte de renforcement excessif du rouble, il l'a déjà ramené au niveau d'avant-guerre (9,5%) pour relancer le crédit et soutenir la chute de l'économie.
Le gouvernement et le régulateur, avec le même niveau d'urgence, ont commencé à réduire le contrôle des changes et à lever les restrictions - la vente obligatoire pour les exportateurs des recettes en devises a été complètement annulée. Certes, on ne le sait pas quand toutes les mesures de contrôle des changes pourront être complètement levées : la restriction par l'Occident de l'importation en Russie de dollars et d'euros en espèces reste inchangée.
7 Les restrictions sont levées, mais le rouble continue de se renforcer. Pourquoi ?
C'est simple - les autorités russes ont actuellement pratiquement épuisé leur capacité à réguler le taux de change.
Le « vilain » rouble a cessé de réagir à l'assouplissement monétaire et continue à se maintenir à un niveau élevé. En outre, il est renforcé par les prochains paiements par les exportateurs de taxes au budget (pour cela, ils convertissent les recettes en devises en roubles). Le taux de change dans un proche avenir pourrait même entrer dans une fourchette de 50 à 55 roubles pour un dollar, car non seulement les paiements d'impôts, mais aussi les dividendes pour 2021 sont à venir, n'exclut pas Dmitri Polevoi de Loko-Invest.
La sortie complète des actifs russes des investisseurs étrangers pourrait affaiblir le rouble. Mais les autorités russes elles-mêmes ne peuvent pas d’eux-mêmes « faire partir » de l'économie les étrangers, tant que les réserves d'or et de devises du pays sont gelées, note Alexandra Prokopenko.
8 C'est-à-dire que les autorités ne peuvent plus rien faire du tout avec le cours ?
Le seul outil disponible pour affaiblir la monnaie est la restauration des importations. Mais dans le contexte d'une interdiction d'importer des technologies occidentales, le pays doit rechercher de nouveaux fournisseurs et reconstruire les chaînes d'approvisionnement, ce qui, compte tenu de la menace de sanctions secondaires, sera difficile pour tout partenaire économique de la Russie et prendra du temps.
Aussi, pour augmenter les importations, la demande intérieure dans l'économie devrait se redresser, ce qui pourrait être aidé par une nouvelle baisse du taux directeur et un réchauffement du crédit.
Le gouvernement a déjà pris des mesures de soutien plus rapides et à plus court terme : les retraites et le minimum vital ont été augmentés en juin de 10 % de manière non programmée.
9 En attendant, le rouble est fort, vaut-il la peine d'acheter des devises étrangères ?
Plutôt oui, mais il y a beaucoup de nuances.
Au taux de change actuel, vous pouvez acheter des dollars et des euros en ligne, mais vous ne pouvez retirer la monnaie électronique qu'à l'étranger. La Banque centrale maintient des restrictions strictes sur les retraits de devises : pas plus de 10 000 dollars dans chaque banque si elles ont été achetées avant le 9 mars. Par conséquent, vous pouvez retirer des fonds sur un compte étranger. Les Russes peuvent ouvrir un tel compte, par exemple, en Serbie, en Géorgie et dans les pays de la CEI, ainsi qu'en Turquie.
Des devises étrangères en espèces peuvent également être achetées, mais elles sont vendues dans les banques à un fort prix. Autrement dit, si en bourse, un dollar coûte 56 roubles et un euro - 59, alors ils peuvent être vendus dans une banque à un taux plus élevé. De plus, il se peut qu'il n'y ait tout simplement plus de monnaie à la caisse d'une agence bancaire : jusqu'au 9 septembre, les Russes ne pouvaient acheter que les dollars et les euros reçus aux caisses des banques avant le 9 avril.
Si vous avez déménagé avec des économies et des revenus en roubles dans des pays où il est impossible d'ouvrir un compte et que vos cartes ont été bloquées en raison des sanctions Visa et MasterCard, il existe des moyens d'acheter des devises, comme le transfert de fonds vers la crypto-monnaie, des services comme Golden Crown, etc.
10 Est-il maintenant non rentable de stocker de la monnaie dans les banques également à cause des commissions ?
Oui c'est vrai.
De grandes banques, en particulier Tinkoff , Raiffeisenbank et Rosbank , ont annoncé qu'elles prévoyaient d'augmenter ou d'introduire des frais de gestion des comptes en devises. Il en est aussi question, de Facon analogue, à « Sberbank ». Et la société ATON a mis en garde ses clients contre le risque de blocage des devises étrangères sur les comptes des banques russes. La raison du risque est simple : à cause des sanctions, les banques commencent à ne plus pouvoir placer la monnaie en toute sécurité.
Cependant, la Banque centrale a déjà averti qu'elle considérait comme inacceptable l'introduction unilatérale de commissions sur la gestion des comptes et des dépôts en devises étrangères.
11 Existe-t-il une fourchette de taux de change confortable pour l'économie ? Combien, conditionnellement, le rouble devrait-il coûter ?
Une réponse banale de la théorie économique, mais le marché devrait déterminer le niveau de taux optimal.
Un rouble fort est bénéfique pour la population afin d'acheter des biens de qualité au prix le plus bas, et pour les industries intéressées par l'importation d'équipements, de matières premières et de technologies. Des taux de prêt plus bas (y compris les prêts hypothécaires) dans l'économie sont également possibles avec un rouble fort.
D'un autre côté, un rouble faible est nécessaire au budget et aux exportateurs russes, dont les revenus ne font que croître du fait de la dévaluation de la monnaie, ainsi qu'à l'industrie, qui concurrence les importations de biens finals. Selon les calculs des autorités , un taux confortable pour l'industrie est de 70 à 80 roubles par dollar.
12 L'Europe a récemment décidé d'un embargo sur le pétrole - va-t-il faire baisser les revenus des exportateurs et le rouble ?
Oui, à long terme, les exportations pétrolières vitales pour le Kremlin sont menacées.
La réduction des revenus de la vente de pétrole russe affaiblira inévitablement le rouble. Mais les dommages causés à l'économie par l'embargo dépendent des prix mondiaux du pétrole et du succès du déplacement des flux commerciaux de l'Europe vers la Chine et l'Inde.
Jusqu'à présent, les prix du pétrole se maintiennent à des niveaux élevés tout à fait confortables pour la Russie (environ 120 dollars le baril), et Moscou continue d'engranger des bénéfices exceptionnels records malgré les sanctions. Si les prix restent élevés, le rouble pourrait s'affaiblir à 70-75 roubles pour un dollar d'ici la fin de l'année. Les prévisions du ministère du Développement économique dans un scénario basique tablent sur un taux de change annuel moyen du dollar a 76,7 roubles en 2022.
L'embargo pétrolier entrera pleinement en vigueur en 2023, et la Russie ne pourra potentiellement plus trouver d’acheteurs dans d'autres pays que pour 1 million de barils par jour - soit un tiers du volume actuel, en raison de l'embargo de l'UE.
La croissance des exportations vers l'Asie sera limitée par des restrictions infrastructurelles et des problèmes de transport maritime. Mais les exportations de pétrole russe, avant même l'officialisation de l'embargo par l'UE, ont commencé à se reduire rapidement : elles ont été reprises par des intermédiaires non transparents de racine post-soviétique et des entreprises nouvellement créées enregistrées dans des juridictions « amies ». L'une de ces sociétés, par exemple, est engagée dans des livraisons pour Rosneft en Inde.
( NOUS AVONS RÉPONDU AUX QUESTIONS SUR L'EMBARGO ICI : L'Europe refusera 90% du pétrole qu'elle achète en Russie. Peut-on dire adieu à l'économie russe ? il y a 2 mois en 12 point. En russe)
13 Et quel est le pronostic final ? Le rouble va-t-il monter ou baisser ?
La question est très compliquée : toutes les prévisions dans des conditions militaires et de sanctions incertaines peuvent être violées par un cas de force majeure.
On peut supposer qu'à très court terme - fin juin et juillet - le rouble sera fort en raison du paiement des taxes par les exportateurs, à en croire l'économiste en chef de l'organisation financière internationale qui s'est entretenu avec Meduza sous couvert d'anonymat. Dans un avenir de trois mois, à l'automne, un fort affaiblissement n'est également guère possible en raison de la persistance des prix élevés du pétrole, de l'inertie des exportations, et de l'absence d'importations et de sorties de capitaux.
Mais déjà en hiver, la pression de l'embargo pétrolier pourrait affecter les exportations : les recettes en devises du secteur pétrolier et gazier commenceront à baisser, des opportunités s'ouvriront pour le transfert de capitaux vers les pays « amis » de la Russie, et le taux de change affaiblira à 75 roubles pour un dollar, le prédit l'expert. À partir de 2023, selon lui, avec le début de la reprise des importations, la réorientation des flux commerciaux vers l'Asie et le renforcement du rôle du yuan sur le système financier russe, le rouble continuera de s'affaiblir, mais en douceur.
Parmi les prévisions officielles pour le rouble, seule l'estimation mentionnée par le ministère du Développement économique est connue : dans un scénario basique, le taux de change annuel moyen du dollar devrait se situer au niveau de 76,7 roubles en 2022 et dépasser le seuil de 80 roubles par dollar en 2025.
Par Julia Starostina
Pas ******, mais "transformation structurelle"
Désormais, la direction de la Banque centrale évite non seulement le mot « guerre » (en Russie, la loi interdit d'en parler), mais aussi l'euphémisme officiel « opération militaire spéciale ». « Nous partons de la date [du 22 février], lorsqu'un nouveau paquet de sanctions a été mis en place [après que la Russie ait reconnu les républiques autoproclamées DPR et LPR]», explique la source de Meduza proche du régulateur.
Dans le même temps, dit-il, après la communication exceptionnelle de Nabioullina a ses collaborateurs (enregistré une semaine après l'invasion de l'Ukraine par la Russie), la Banque centrale de la Fédération de Russie a interdit de façon informelle, mais stricte, toute conversation politique. Tous les commentaires politiques ont immédiatement été supprimés du portail interne de la Banque centrale, et les dirigeants ont dit à leurs subordonnés : « Nous sommes la Banque centrale, nous menons notre propre travail en toutes circonstances, et nous continuons à le faire ».
Nabioullina est également restée silencieuse sur la guerre lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg, qui a eu lieu en juin, tandis que Yudaeva, s'exprimant en avril lors de la conférence Yasinsky sur le thème «Le travail de la Banque centrale sous sanctions», n'a pas expliqué ce qui a causé ces sanctions. Mais elle a déclaré qu'au 24 février, « le secteur financier était en bon état ».
L'expression "transformation structurelle" de Nabioullina, décrivant la situation de l'économie russe après le début de la guerre, a réussi à devenir une figure de style : « Pas une "explosion », mais une « mèche ». Pas un "feu », mais une « fumée ». Pas ****** [effondrement complet], mais une « transformation structurelle ». »
Cependant, le sens de cette expression a été décrit assez ouvertement par la Banque centrale elle-même. En avril, le Département de recherche et de prévision de la Banque centrale russe (le centre scientifique même de Yudaeva) a publié sa revue régulière « Ce que disent les tendances ». Un extrait de celui-ci a été publié sur le site Web éducatif de la banque centrale Econs.online dans la colonne d'Alexander Morozov, chef du département de recherche, avec un avertissement selon lequel son opinion « n'exprime pas la position officielle de la Banque de Russie ».
« La transformation structurelle de l'économie russe dans le contexte de restrictions extérieures prolongées s'accompagnera d'une régression technologique dans de nombreuses industries », indique le texte.
D'ici quelques années, la Russie commencera une « industrialisation inversée », écrit Morozov, c'est-à-dire un développement industriel basé sur des « technologies moins avancées ». Les produits technologiques seront moins modernes et plus chers, et la production sera moins performante et moins respectueuse de l'environnement.
« Cette colonne semble plus correspondre à ce à quoi on pourrait s'attendre de la part d’un bureaucrate. J'en ai été positivement surpris - Yitzkhoki partage ses impressions sur ce qu'il a lu avec Meduza. - Évidemment, s'il écrit cela, alors ils [à la Banque centrale] en discutent. Comprendre, oui, je suis sûr qu'ils ont bien compris. »
Défense aérienne dans la « Reichsbank »
Les actions de l'équipe de la Banque centrale après le 24 février s'apparentent à la prise en charge d'un patient en phase terminale, l'économiste Oleg Itskhoki cite une métaphore médicale : « [La guerre] est une sorte de maladie grave pour la Russie en tant que pays, et, en particulier, elle se propage à l'économie. Et ils [à la Banque centrale] ne peuvent qu’en atténuer les symptômes localement - c'est tout ce qu'ils ont à faire maintenant. »
La source de Meduza à la Banque centrale n'est pas d'accord : la tâche de la Banque centrale est de faire en sorte que « la population du pays », qui n'a pas déclenché la guerre, vive au moins « comme dans les années 1990, et non à la fin des années 1980 ».
Apparemment, les employés sont plutôt satisfaits de cette tâche. Selon trois sources Meduza à la Banque centrale, moins de 50 personnes ont quitté le régulateur depuis le début de l'invasion, sur un effectif de près de 50 000 employés.
« Je suis parti il y a une semaine. On a le sentiment que ceux qui restent vous regardent avec mépris : du type, vous quittez le pays, vous quittez le navire qui coule », raconte à Meduza un ancien collaborateur du régulateur.
ET QUI EST PARTI ?
Au début de l'été, deux adjoints de Nabioullina, Mikhail Alexeev et Sergei Chvetsov, ont quitté le régulateur. Le premier a supervisé le travail du département en charge de la circulation des espèces, le second - les marchés financiers. À la mi-janvier, Chvetsov est devenu conseiller de Nabioullina et, début juin, il a finalement démissionné.
« Ma décision de démissionner n'a rien à voir avec l’ « opération spéciale » », a déclaré Chvetsov à Meduza.
Alexeev a démissionné de la Banque centrale après être, avec Ksenia Yudaeva, tombé sous le coup des sanctions américaines pour avoir été membre du conseil d'administration d' « Otkritie » Bank.
« Alexeev avait deux objectifs, le principal étant la vente des banques en cours d’assainissement. Maintenant, il était censé vendre « Otkritie », mais cet actif n'est pas vendable, il est sous sanctions de blocage. De plus, un nouveau grand programme devait être lancé pour mettre à jour le design des billets de banque, pour lequel Alexeev avait de grandes ambitions. Lui-même est un numismate passionné, c'était son rêve. Donc : ce programme a aussi joué dans la boîte », explique un employé de la Banque centrale.
« Aucun commentaire », a écrit Mikhail Alexeev en réponse à la demande de commentaire de Meduza.
Les publications sur les réseaux sociaux, où la direction de la Banque centrale est constamment critiquée pour avoir continué à travailler après le 24 février, énervent le personnel actuel du régulateur. Trois d'entre eux ont avoué sans détour à Meduza qu'ils se sentaient comme des « employés de la Reichsbank » à cause des accusations de collaborationnisme.
« Alors on peut dire la même chose de tous ceux qui continuent à travailler pour la société - pour construire, guérir, enseigner. [À propos de tous ceux qui] essaient de ne pas devenir fous dans un État qui est devenu fou, et au moins d'améliorer quelque chose dans la vie de la population, qui est ruinée », commente la source de Meduza proche de la Banque centrale sur les reproches proférés sur les réseaux sociaux.
L'économiste Ruben Enikolopov présente ainsi le dilemme auquel sont confrontés les banquiers centraux : « Sont-ils prêts à sacrifier le niveau de vie de 145 millions [de Russes] pour potentiellement réduire la durée ou l'intensité des hostilités ? Ce n'est pas une question évidente, c'est un sujet de discussion. »
« Mes amis de la Banque centrale me disent qu'ils se comparent aux officiers des forces de défense aérienne », note Oleg Itskhoki. « L'officier de la défense aérienne qui protège la Russie des attaques de roquettes devrait-il quitter son travail maintenant ? »
Yitskhoki, lui-même est diplômé de la NES il y a près de 20 ans, où il s'était lié d'amitié avec l'actuel vice-président de la Banque centrale pour la politique monétaire, le macroéconomiste Alexei Zabotkine. « Nous sommes vraiment des camarades et communiquons périodiquement. Je ne peux pas m'imaginer à sa place maintenant. Il me semble que depuis 2011-2012 environ, la nature de l'État russe n'a pas eu de double interprétation. Il était plus ou moins clair dans quelle direction il se déplaçait. Si j'avais travaillé à la Banque centrale, j'aurais démissionné [même alors] », note Itskhoki.
« Zabotkine, Nabioullina, Yudaeva sont des personnes toujours attachées aux principes de l’économie de marché. Elles se battront pour ceux-ci. Surtout maintenant, alors qu'il y a beaucoup de partisans du retour de l’URSS : financement presque direct de l'industrie par la Banque centrale, contrôle des prix, etc. », explique une source proche de la Banque centrale à Meduza.

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Certes, tous les employés de la Banque centrale ne croient pas à la préservation de l'économie de marché sous son ancienne forme. « Le couvercle du cercueil est fermé et scellé. Il faudra des décennies pour que [l'économie] se redresse », déclare une autre source de Meduza proche du régulateur.
Alexei Zabotkine, adepte de l'économie de marché, a étudié à la NES avec Konstantin Sonine. Le professeur ne communique plus avec son ancien élève maintenant : « Je me suis rendu compte qu'il restait à son poste là-bas [à la Banque centrale], et j'ai simplement écrit : « Au revoir pour toujours. J'ai honte qu'il ait étudié [avec moi] à la NES. »
Zabotkin a redirigé la demande d'interview vers le service de presse de la Banque centrale, où cette demande, ainsi que la demande d'interview d'Elvira Nabioullina et de Ksenia Yudaeva, n'ont pas reçu de réponse. « Cela ne fonctionnera pas, malheureusement », a déclaré un attaché de presse à Meduza. « Malheureusement, si le service de presse a dit non, cela signifie que nous ne donnons pas de commentaires, ni d'interviews », a écrit Zabotkine après cela, à un correspondant de Meduza dans un message Telegram.

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Un contrôle amélioré
Début juin, The Bell a publié la capture d'écran d'une lettre, par laquelle la direction du régulateur a adressé aux collaborateurs de la Banque centrale contre signature. Il « recommande fortement de s'abstenir » de se rendre dans des « pays hostiles » jusqu'à « nouvel ordre ».
« C’était attendu et cela n’a vraiment surpris personne. La même lettre avec la recommandation de ne pas voyager à l'étranger avait été envoyée à tout le personnel pendant la pandémie. Au fait, personne n'a reçu de lettres « maintenant vous pouvez voyager », explique une source Meduza proche de la Banque centrale.
Outre les voyages à l'étranger, la coopération avec les organisations internationales s'est pratiquement arrêtée, le travail avec des experts étrangers a été stoppé et l'accès aux ressources analytiques étrangères a été perdu, énumère une source Meduza proche du régulateur en conséquences de la guerre. « Le partenariat avec les collègues occidentaux a été gelé sur la plupart des sujets », confirme l'interlocuteur à la Banque centrale.
À cause de cela, le département scientifique, créé par Ksenia Yudaeva, a beaucoup souffert.
« Elle est convaincue que les décisions doivent être prises sur la base de données scientifiques, et elle a incarné ce principe. Cela nécessite un échange constant de connaissances et de découvertes scientifiques avancées, et ce processus était très actif à la Banque centrale, et des scientifiques russes, des scientifiques étrangers et des experts d'autres banques centrales y étaient impliquées », explique une source Meduza proche du régulateur. Depuis le début de la guerre, dit-il, la Banque centrale n’a plus que des experts russes.
Et moins d'un mois avant l'invasion, Elvira Nabioullina avait un nouvel adjoint - l'ancien chef de l'Agence d'assurance des dépôts (DIA), Iouri Issaev.
Comme les correspondants de VTimes , Project et Meduza, l'ont découvert récemment dans une enquête conjointe, les hauts dirigeants de la DIA - en particulier l'adjoint d'Issaev, Valeri Mirochnikov - ont reçu des pots-de-vin de banques pour obtenir le droit de réorganiser les établissements de crédit en difficulté.
Dans le même temps, Mirochnikov a interagi avec le chef du département bancaire du service de sécurité économique du FSB, le colonel Kirill Cherkaline, arrêté en 2019 pour corruption et fraude à grande échelle. Au printemps 2021, il a été condamné à sept ans de prison.
Avant la DIA, Issaev a travaillé à Impexbank et à la Banque de développement russe, a été l’adjoint de l'ancien ministre de l'Économie German Gref et conseiller du premier directeur adjoint du FSB, Sergei Smirnov. D'après la biographie d'Issaev, il est clair qu'il est proche à la fois des fonctionnaires et des forces de sécurité. Par exemple, Issaev a été vice-président de la Douma d'État pour les marchés financiers et a dirigé pendant trois ans la société sportive Dynamo associée aux forces de l'ordre russes et aux frères Rotenberg.
Issaev aurait pu être nommé à la Banque centrale, entre autres, à la demande de la direction du FSB, a déclaré à Meduza une source proche du régulateur et du gouvernement. Ceci est confirmé par un interlocuteur qui travaillait jusqu'à récemment à la Banque centrale, et une source Meduza sur le marché bancaire.
« Les gens de Detsky Mir ont avancé Issaev » (comme on appelle avec ironie le bâtiment du FSB situé à côté du magasin d'articles pour enfants), explique une source Meduza de haut rang proche du régulateur et du gouvernement. Selon lui, Issaev a été nommé à la Banque centrale à la veille des hostilités – « juste à temps pour ces nouveaux événements ».
« Il voulait aller à la Banque centrale depuis longtemps, le sujet est apparu il y a un an. Nabioullina l'a invité », rétorque une connaissance d'Issaeva. Le centre de relations publiques du FSB n'a pas répondu à la question de Meduza. Le service de presse de la Banque centrale a ignoré la demande d'interview d'Issaeva.
Après le début de l'invasion, Issaev, en tant que représentant de la Banque centrale, a rejoint la commission gouvernementale de surveillance des investissements étrangers, dirigée par le Premier ministre russe Mikhail Michoustine. Avant la guerre, cette commission examinait les transactions d'acquisition d'importants actifs russes par des étrangers. Mais le 6 mars, le gouvernement a considérablement mis à jour ses pouvoirs : désormais, toute transaction d'entreprises russes avec des entreprises de « pays hostiles » doit passer par cette commission, a indiqué le gouvernement dans un communiqué. Le même Issaev, au sein de la commission, est responsable de la surveillance des transactions de change - en particulier du mécanisme de paiement de la dette en devises aux créanciers des « pays hostiles ».

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Comme il ressort du texte du décret gouvernemental, toutes les entreprises russes devront obtenir l’accord de la commission gouvernementale pour le transfert de devises étrangères sur leurs propres comptes à l'étranger. La source de Meduza sur le marché bancaire explique que la commission devrait considérer absolument toutes les transactions d'achat d'actifs de sociétés étrangères : « Tout ce qu'ils ont laissé ici, ce sont des usines, des installations de production - ce sont d'énormes actifs, d'énormes installations de production, beaucoup de monde, la technologie. Maintenant, se saisir d’un tel morceau est super. »
Les entreprises russes autorisées par la commission gouvernementale à acheter les actifs d’entreprises étrangères sortantes bénéficieront de conditions spéciales. Ainsi, s'ils ont besoin d'un prêt auprès d'une banque russe pour acheter un ancien actif étranger, la Banque centrale assouplira les exigences de surveillance pour cette banque.
Selon l'une des sources de Meduza sur le marché bancaire, cette commission est nécessaire pour que « personne d'étranger ne s'empare de quoi que ce soit » , seuls « les nôtres ».
Le régime, pas 145 millions
La Banque de Russie, selon la Constitution, est un organisme indépendant. L'indépendance de la Banque centrale est pratique courante pour les banques centrales du monde. Elle devrait protéger l'économie et le système monétaire de l'influence des politiciens, qui pourraient bénéficier, par exemple, de l'impression de plus d'argent s'ils n'en ont pas assez au Trésor.
Ces dernières années, la Banque centrale russe a été à l'abri d'une telle influence par Vladimir Poutine lui-même. Lors de sa dernière grande conférence de presse en décembre 2021, il a déclaré :
Je suis en contact tous les jours avec des collègues, disons, du secteur réel de l'économie - je sais comment ils jurent à la Banque centrale, et je connais leurs arguments. Presque tous les jours, croyez-moi, on ne le montre pas à la télé : les gens s'assoient à trois mètres de moi, on se parle. Je connais le mécontentement du secteur réel face à la hausse des taux. Mais si cela n'était pas fait, alors nous pourrions être comme en Turquie.
La question de savoir si la Banque centrale sera en mesure de poursuivre sa politique sous sa forme précédente est une question ouverte, soutient Ruben Enikolopov. Dès que le budget connaîtra des problèmes dus à une baisse des recettes d'exportation (et c'est désormais la principale source de recettes), la Banque centrale sera probablement sollicitée pour contribuer à combler ces lacunes, estime-t-il. Cela pourrait arriver dès 2023. Ou même avant la fin de cette année, affirme Oleg Itskhoki plus pessimiste.
En général, si les recettes budgétaires ne suffisent pas à couvrir les dépenses, l'État doit, soit prélever des fonds sur la réserve budgétaire (National Wealth Fund, NWF), soit emprunter sur le marché, soit réduire les dépenses. À la fin de 2022, les dépenses seront supérieures de 3 000 milliards à celles prévues dans la loi de finances, et le déficit, comme prévu par le ministère des Finances, sera d'au moins 1 600 milliards.
Le ministre russe des Finances, Anton Silouanov, a averti en avril que la FNB devrait être impliquée, et la loi correspondante a déjà été adoptée. En juin, Silouanov n'a pas exclu de nouveaux prêts publics sur le marché intérieur avant la fin de l'année (la Russie a quitté le marché étranger dès le 9 mars).
Il y a huit ans, en janvier 2014, dans une interview avec le présentateur de télévision Vladimir Pozner, Nabioullina a admis que l'État pouvait faire pression sur elle dans une situation difficile. Dans ce cas, Nabioullina a déclaré qu'elle ne résisterait pas, mais qu'elle se convaincrait que les décisions qu'elle prend sont « nécessaires pour que l'économie se développe en conséquence, que le secteur financier se développe ».
Désormais, la Banque centrale pourrait être tentée de colmater les trous dans le budget de différentes manières. Vous pouvez exiger un taux directeur plus bas et, par conséquent, une inflation plus élevée, cela réduirait la dette publique et contribuerait à économiser sur son service. Une option plus radicale consiste à ordonner à la Banque centrale d'acheter des obligations d'État russes au ministère des Finances, c'est-à-dire, en fait, de prêter directement au budget.
La manière dont la Banque centrale peut « plier » sous la pression est sans principe, dit Ruben Enikolopov. L'essentiel est qu'en ce moment les objectifs du travail du régulateur vont changer, note l'économiste : au lieu de lutter contre l'inflation, il comblera le trou dans le budget. « Toute la population va souffrir de la hausse des prix pour reconstituer le budget, et nous savons à quoi celui-ci est consacré », explique-t-il. « Alors l'argument d'aider 145 millions de Russes cessera de fonctionner. »

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Tant que le budget russe est en excédent, grâce aux recettes pétrolières et gazières : pendant cinq mois de cette année, les recettes du budget fédéral ont dépassé les dépenses de près d'un trillion [1 000 000 000 000, NDT] et demi de roubles. Mais ce chiffre est trompeur. En avril, le budget était déficitaire en termes mensuels (c'est-à-dire que les recettes mensuelles étaient inférieures aux dépenses), et la dépendance à l'égard des recettes pétrolières et gazières a fortement augmenté en raison d'une baisse des recettes hors hydrocarbures - leur part a bondi à 63 % contre 36 % en 2021. Avec une dépendance aussi élevée, les restrictions sur les livraisons en pétrole seront encore plus douloureuses.
La Banque centrale, à en juger par les dernières déclarations de Nabioullina, réfléchit déjà à un tel scénario. Dans son discours du 10 juin, elle a averti qu'en cas de forte baisse des recettes d'exportation, le rouble pourrait chuter, ce qui provoquerait une accélération de l'inflation. Alexandre Morozov, le chef du département de recherche de la Banque centrale, a également prévenu en avril, que le renforcement du rouble était un phénomène temporaire.
La Russie est coupée du marché financier international et le taux de change actuel du rouble est devenu une sorte d'unité conventionnelle qui n'existe qu'en Russie, explique Yitskhoki. La moitié des réserves internationales de la Russie ont été gelées en raison des sanctions - en conséquence, la Banque centrale n'a pratiquement aucune possibilité d'influencer le taux de change du rouble. Jusqu'à présent, ce taux restait plutôt orienté par le marché et déterminé par l'afflux de devises étrangères provenant des exportations, la baisse des importations et la demande de devises étrangères comme moyen d'épargne, poursuit Yitskhoki. La Banque centrale dispose de suffisamment d'outils restrictifs qui ont aidé à soutenir le taux de change, mais maintenant la tâche est à l'opposé : empêcher une appréciation excessive du rouble, qui affecte négativement le budget fédéral.
Jusqu'à présent, l'aide directe de la Banque centrale n'a pas été sollicitée, mais des souhaits quant au taux de change ont déjà vus le jour. Un rouble trop fort n'est pas rentable pour les exportateurs et, par conséquent, pour le budget. Le premier vice-Premier ministre Andrei Beloussov a déclaré que le rouble était désormais "sur-renforcé" et qu'un dollar à 70-80 roubles serait confortable « pour notre industrie ». Selon Beloussov, « tant au niveau des experts que dans les structures gouvernementales », il y a une discussion : Ne faut-il pas changer le régime de politique monétaire avec ciblage de l'inflation pour la gestion des taux de change.
Belousov a longtemps été considéré comme un adversaire de Nabioullina et de son équipe. Le « pro-état » Belousov est partisan d'une intervention active dans l'économie de marché, ainsi que du soutien aux entreprises par le biais de prêts bon marché et d'un taux de change du rouble faible. Il y a quelques années, il a soutenu le programme de développement économique élaboré par le Stolypine Club, ayant fourni un soutien aux entreprises, d'abord à 400 milliards de roubles, puis à deux billions, que la Banque centrale était en fait censée imprimer - et en aide aux entreprises nationales « de façon ciblée ». La banque centrale a résisté, soulignant les risques d'inflation, a rapporté Reuters. Lorsque la discussion est devenue publique, Poutine n'a pas soutenu ces idées et a dans les faits pris le parti de Nabioullina.
Après le début de l'invasion, le président s'est à nouveau prononcé en faveur de Nabioullina : le 18 mars, Poutine a proposé à la Douma d'État que Nabioullina soit reconduite pour un nouveau mandat de cinq ans. Les députés ont soutenu le président. « Nous devons nommer les meilleurs, responsables et efficaces, et laisser nos divergences politiques pour plus tard. Si nous surmontons les défis, le pays sera plus fort », a expliqué le président Vyacheslav Volodine à ses collègues.
* * *
"On pourrait se demander : qu'est-ce qui est le mieux ? S'il y avait en place Glaziev, il probablement fait exploser rapidement l'économie russe [avec ses décisions], et peut-être que cela aurait arrêté la guerre », réfléchit Oleg Itskhoki. « Mais c'est un scénario trop complexe à analyser, il est très difficile de calculer [ce qui pourrait arriver]. »
Les actions efficaces de l'équipe actuelle de la Banque centrale ne font que prolonger la guerre, l'économiste Sergei Gouriev en est sûr (il a quitté la Russie en 2013 en raison de risques de poursuites dans une autre affaire Ioukos et travaille maintenant à Paris) :
Ce qui se passe maintenant est certainement comparable au travail des technocrates de l'Allemagne nazie. Chaque rouble économisé, chaque action qui contribue à la stabilité économique, contribue à la mobilisation de ressources pour la guerre et au meurtre d'Ukrainiens. Je suis sûr qu'à l'avenir, d'une manière ou d'une autre, les actions des collaborateurs de la Banque centrale seront condamnées, formellement ou informellement, comme collaboration, contribution au travail de ce régime criminel.
Une partie de la société russe est convaincue que tous ceux qui continuent à travailler dans les grandes entreprises et le gouvernement après le 24 février, contribuent à la guerre, alors « vous devez vous lever et partir », convient une source Meduza proche de la Banque centrale. Mais toute la population ne peut tout simplement pas se lever et partir, insiste-t-il.
« [Ce serait] bien si quelqu'un rappelait comment chaque personne devrait se comporter moralement dans des situations aussi difficiles », a déclaré l'économiste Oleg Itskhoki à Meduza.
- Pour quelle raison ?
- Pour ne pas devoir résoudre à chaque fois ce dilemme : à quel moment ne pas venir travailler, à quel moment boire et manquer un rendez-vous, et à quel moment démissionner.
Le service de presse de la Banque centrale russe a ignoré la demande de commentaires de Meduza, ainsi que les demandes d’entretiens avec des collaborateurs du régulateur (dont Nabioullina, Yudaeva et Issaev).
Svetlana Reiter et Margarita Lioutova
Photos: Dmitri Doukhanine / Kommersant, Emin Jafarov / Kommersant, Alexei Nikolski / TASS, Dmitri Azarov / Kommersant, Ruslan Chamoukov / TASS, Gleb Chchelkounov / Kommersant, Evgueni Razoumni / Vedomosti / TASS
Traduction libre du russe.