Comme souvent en juin la journée avait été étouffante, impossible de faire un mouvement, même agiter l'éventail noir nacré de pétales, abanico offert un soir de grosse chaleur par Luis cet espagnol adipeux et trop entreprenant, lui était pénible, d'ailleurs elle avait prévu de se débarrasser de cet ustensile qui lui donnait de mauvais souvenirs. Le plus tôt serait le mieux.
Pour le moment, elle en avait l'usage et tapie dans l'ombre du mur de la villa Oasis, elle pourrait surveiller les allées venues des quelques touristes, fraichement débarqués à Marrakech, qui bravaient la canicule et venaient visiter le Jardin Majorelle.
De son banc dont la pierre garderait encore longtemps la chaleur du soleil au zénith, elle pouvait entendre le va et vient des calèches amenant les visiteurs à bon port et les discussions des cochers qui les attendaient pour le retour. A chaque arrivée, elle levait la tête et scrutait l'allée que, dans leur grande majorité, les visiteurs emprunteraient en premier pour rejoindre la villa, espérant reconnaître parmi eux, celui qu'elle attendait.
Curieux se disait-elle souvent en regardant tous ces occidentaux incapables de marcher sans agripper leurs téléphones portables tranformés en appareils photos... On dirait soit des handicapés, soit des robots fabriqués sur le même modèle, branchés sur la même zapette !
Et encore, elle avait connu pire, il n'y a pas si longtemps, les hommes arboraient des appareils photos dotés de très longs zooms qu'ils exhibaient ostensiblement comme leur propre turgescence !
Combien de fois, plus jeune, elle avait fait l'objet d'un rapt de son image par ces chasseurs du dimanche et du démon de midi. Hey, mec, t'as vu la gazelle ? Clic-clac. Elle aurait pu en raconter de ces viols par procuration, clichés volés sous le regard attendri de leurs compagnes à la silhouette massive, aux genoux cagneux sous le short trop court et aux seins las sous le T.shirts informe.
Puritaine elle ? Intégriste ? Sûrement pas. Belle à mourir, oui, et loin d'être stupide.
Armée d'un diplôme de botaniste, persuadée que le monde lui tendait les bras, que le travail lui courerait après, elle avait dû en rabattre ne trouvant nulle part un emploi stable, ne se voyant proposer que des petits boulots non gratifiants et épisodiques.
De guerre lasse, elle avait fini par accepter de tranformer sa passion de la danse orientale en gagne pain et se produire tous les soirs en deux séances devant les convives réunis au Ksar El Amra, célèbre restaurant proche de Djema el Fna à l'entrée de la Médina. C'est elle qui accompagnait l'orchestre Gnawa et non l'inverse. Elle obéissait à la mélodie lancinante du ney qui sifflait comme un crôtale pour mieux vous endormir, jouait soudain des hanches quand le claquement des karkabets, ces castagnettes métalliques, retentissait comme un rappel à l'ordre; lentement d'abord, puis dans le tourbillon du bendir et du guembri à trois cordes, son corps de langoureux devenait électrique, comme en transes.
De nature plutôt réservée, elle n'aurait su expliquer pourquoi se donner ainsi en spectacle ne lui posait aucun problème. Le fossé culturel la protégeait sans doute du regard concupiscent des spectateurs européens.
Elle partageait avec l'orchestre les billets que les touristes mâles adoraient glisser d'une main lourde dans son soutien gorge, prenant bien soin de ne pas réussir du premier coup afin de pouvoir s'en assurer la propriété plus longtemps.
Salauds de touristes, salauds de mecs, salauds d'occidentaux !
Mais du calme, c'étaient des cons, pas de quoi se lancer dans le djihad et écouter les salamalecs d'Al Qaida ou des islamistes.
Non, elle n'avait pas vocation à devenir woman-bomb, d'ailleurs elle rencontrait parfois des clients intimidés qui comprenaient bien que le seul moyen de la payer de son effort était de glisser un billet dans son costume de danse et prenaient soin de glisser celui-ci à sa ceinture d'un geste furtif et délicat. Oui, elle en avait rencontré et même tenté de les revoir.
Luis avait fait partie de ceux-là, tout comme Jean-Eudes qu'elle attendait maintenant et qui tardait par rapport à ses habitudes.
Elle avait accepté qu'il l'attende à la fin de son second spectacle pour aller boire un thé à la menthe à la terrasse du Café de France sur Djema El Fna. Ils s'y étaient découverts une même fascination pour la nuit étoilée de la Koutoubia, les appels des marchands d'eau, le chant des flûtes orientales des charmeurs de serpents, les odeurs de poisson grillé sur les braises d'acacia et les clameurs de la foule réunie autour des conteurs de légendes.
Mais leur connivence fut complète quand, dans la conversation qui portait sur les charmes de Marrakech, Jean-Eudes lui avoua tout le mal qu'il pensait de la Fantasia de Chez Ali, où le carton pâte cache la misère du spectacle, et lui glissa à l'oreille que son endroit préféré depuis toujours, le lieu magique où il se ressourcait, était le Jardin Majorelle.
Ce fut pour elle comme une révélation, perdant le contrôle, elle lui prit la main et lui annonça que botaniste de formation, c'était aussi son lieu de prédilection.
Ils se promirent de le visiter ensemble dès le lendemain, rendez-vous fut pris pour 16h30 à l'entrée.
Ainsi, chaque fin d'après midi, ils se retrouveront, se racontant mille histoires de nénuphares, de nymphéas, de murailles de bambous, cherchant le frais près des fontaines et des jets d'eau, admirant les régimes de bananes, se décorant de fleurs de lotus, d'hibiscus et de bougainvillées, comme durent le faire Adam et Eve au Jardin d'Eden, loin du regard suspicieux des gardiens.
Fascinés par le choc des couleurs, le bleu d'outre-mer de la villa, le jaune des jarres, l'ocre des palmiers, le vert de la bambouseraie, ils cherchaient parfois refuge à l'intérieur de la bâtisse transformée en musée, pour se reposer les yeux disait-il plongeant dans les siens son regard aigue-marine brûlant de désir, leurs ébats de la nuit précédente au Tikida de la Palmeraie n'ayant rien appaisé...
Bien après le départ de Jean -Eudes en France, il avait promis de revenir l'année suivante, elle venait revivre ici, en solitaire, les meilleurs moments de leur rencontre et c'est dans la villa qu'elle entendit pour la première fois Pierre Bergé expliquer à un visiteur ami que l'auteur d'une superbe peinture orientaliste, exposée dans une alvéole, avait été empoisonné par son amant qui lui avait concocté une boisson mortelle réalisée à l'aide de fleurs de datura....le muezzin du minaret tout proche appelant à la prière, elle n'entendit pas le reste de la conversation.
Fleur de datura...en bonne botaniste elle avait recherché dans ses ouvrages la description de cette fameuse espèce et ne fut guère surprise d'y apprendre que, malgré sa beauté, celle-ci faisait partie de la famille des solanacées extrêmement toxique car bourrée d'alcaloïdes d'atropine, de scopolamine et d'hyoscyamine.
Un an plus tard.
Le mois de juin arrivait et bien que Jean-Eudes ne lui ait pas annoncé sa venue prochaine, elle tomba des nues quand de son petit taxi collectif, ell croisa sa silhouette installée dans une calèche, désignant du doigt un moucharabieh ciré fleurant bon le pin d'Alep d'Amezmez ou alentours ! Mais cet étalage de connaissances dont elle se savait à l'origine, c'est à une autre que son Jean-Eudes le destinait ! Une de ces figures de magazines français, blondasse, la mèche aussi courte que les idées, les lèvres botoxées et le reste en révision permanente, qui confond danse et gymnastique et n'offfre pour seul avantage que d'être née du bon côté de la Méditerranée !!
Heureusement, Marrakech, elle connaissait comme sa poche, et eut tôt fait de repérer l'hôtel où, elle l'apprit avec amertume, le couple logeait. Derechef, elle traina dans les salons du Royal Golf Hôtel de la Palmeraie où Monsieur prenait ses aises et ils ne tardèrent pas à se retrouver, elle et lui, face à face.
Sous les ombrelles du bar, au bord de la piscine, elle l'invita à fêter l'impromptu de cette rencontre.
Manifestement gêné, il accepta, commanda pour lui un Coca Light, pour elle un thé à la menthe et s'excusa de devoir s'éclipser un instant vers les toilettes. Ayant repris ses esprits, rapidement de retour, il avala d'un trait son verre et lui promit de tout lui expliquer le lendemain comme d'habitude au Jardin Majorelle.
Sur ce, il disparut la laissant là, seule avec son chagrin.
Se repassant toute cette histoire dans sa tête, elle n'avait pas vu le temps passer et regardait défiler la foule sans la voir, comme dans un rêve ou un cauchemar.
Avait-il oublié leur rendez-vous, était-il passé là sans la voir ?
Bientôt le Jardin fermerait ses portes et l'heure du rendez-vous était depuis longtemps passée...
La cloche annonçant la fermeture la fit frisonner malgré la chaleur ambiante, elle se résolut à bouger enfin, satisfaite d'avoir accompagné ce cher Jean-Eudes dans l'immobilité statuaire qui devait être la sienne après qu'il eût ingurgité la mixture liquide de fleurs de datura qu'elle avait versée dans son Coca Light.
Elle ne jeta pas un regard au parterre de fleurs de datura qui longeait l'allée la menant vers la sortie.