La liesse populaire qui avait emporté nombre de Français au soir du 10 mai 81 ne s'était pas calmée et, un mois plus tard, donnait au nouveau Président une majorité parlementaire incontestable afin de favoriser la mise en oeuvre d'une nouvelle politique.
Au soir du 21 juin, Pierre Mauroy se voyait confirmé dans son rôle de Premier Ministre et un gouvernement définitif allait être nommé dès le lendemain.
A cette époque, j'étais à Clermont Ferand, investi depuis le début de l'année, dans une mission politique périlleuse qui consistait à réorganiser le Cabinet du Président du Conseil Régional de l'époque, le socialiste Maurice Pourchon.
Périlleuse, car à l'époque le Président de la République était Giscard d'Estaing, élu de longue date de Chamalières banlieue chic de Clermont, où Pourchon avait trouvé malin d'installer le siège de la première Présidence Régionale d'Auvergne.. en passant outre les oukazes du Préfet de Région, Claudius Brosse, ultralibéral militant, pourfendeur de l'Etat tout puissant et âme damnée du locataire de l'Elysée.
Autant dire que les activités de cette présidence de région était surveillée comme l'eau sur le feu par la Préfecture qui avant la décentralisation tenait le rôle d'exécutif régional.
Dans cette institution, le seul espace de liberté, placé hors l'autorité tatillonne du Préfet, était la Commission Permanente qui ne regroupait qu'un petit nombre d'élus désignés à la proportionnelle et était habilement présidée par Roger Quilliot. C'est cette Commission Permanente qui prenait les décisions majeures, affectait les crédits d'investissements, décidait des programmes pluri-annuels et pouvait opposer au Préfet sa propre vision de l'avenir régional.
Afin d'organiser un contre-pouvoir efficace au Préfet représentant affiché de la droite minoritaire, j'avais décidé d'investir les rouages de cette Commission et passait plus de temps à conseiller son président qu'à ma mission de réorganisation Cabinet.
Roger Quilliot et moi étions donc devenus très proches et il n'était pas rare que nous préparions ses dossiers chez lui, proche du parc Montjuzet, dans son salon.
Et c'est dans son salon que le 22 juin 1981, vers quinze heures, alors que son épouse était partie chez le coiffeur, Roger apprit par un coup de téléphone de l'Elysée qu'il allait être annoncé comme ministre de l'urbanisme et du logement dans la demie-heure qui suivait.
La surpise était totale, bien sûr, il présidait le mouvement HLM depuis quelques années et s'y était beaucoup investi, mais cet agrégé de grammaire, spécialiste d'Albert Camus dont il avait dirigé l'édition des oeuvres pour La Pléiade, ne s'était pas un seul instant imaginé à la tête d'un ministère technique !
Nous étions seuls dans son salon et alorsque je le félicitais et lui suggérais de se rendre en mairie de Clermont pour fêter cela avec ses camarades, il se figea soudain et me dit :
Puis-je te demander un service personnel ?
Oui, bien sûr
Je connais les journalistes, La Montagne, FR3, les radios, je ne vais plus avoir une minute à moi, ça va être la curée. Donc, je voudrais que tu m'emmènes sur le chemin de grande randonnée de Volvic, qu'ensuite tu ailles cueillir ma femme chez le coiffeur et la ramène directement là-bas, dis lui que jai pris ses chaussures de marche.
Aussitôt dit, aussitôt fait, sur la route qui nous mène à Volvic tout proche, j'essaie de me moquer de Roger, homme public de longue date qui fuirait les journalistes le jour où il gravit les plus hautes marches …
Alors que je conduis, il pose doucement sa main sur mon bras et glisse tout bas :
Tu n'as rien compris, tu es trop jeune pour cela. Je n'ai pas peur de la presse, j'en ferai mon affaire en temps utile. Pour le moment, je veux goûter avec Claire, et avec elle seulement, l'honneur qui m'est fait. Tu comprends, c'est avec elle, avec son consentement, avec son aide, ou rien.
Vingt quatre ans plu tard, en 2005 apprenant qu'enfin au fond du l'étang de Tyx, après deux essais infructueux, Claire avait réussi à rejoindre Roger qui lui avait échappé lors de leur première tentative commune de suicide, la laissant là, prisonnière malgré elle des vivants, ces quelques phrases échangées avec Roger sonnaient en moi comme un curieux rappel.
J'en ai gardé l'absolue certitude qu'il faut s'aimer vivants.