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Patrick Castex

Économiste, sociologue et HEC à la retraite (maître de conférence à l’Université Dauphine et membre du Cabinet Syndex, expert-comptable spécialisé dans le conseil aux Comités d'entreprise et aux syndicats de salariés), il s’occupe, depuis une dizaine d’années, de promouvoir l’Indépendance de la Kanaky Nouvelle-Calédonie. Il s’est mis en outre à écrire autre chose que de savants traités...

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Billet de blog 3 juin 2025

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Charlot Marx et Mickey Bakounine enquêtent sur les coLibs... ("Voyage" 4)

4 – Visite (mais avec participation très active de nos deux larrons) à la Révolution spartakiste allemande de 1918-1919. Longue interview, la veille de son assassinat, de la très Grande Rosa Luxemburg à très courte vie qui a fait quelques petits… Dont les deux théoriciens marxistes (qui vécurent très vieux...) des rares "Républiques des Conseils", Georg Lukács et Anton Pannekoek

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Illustration 1

Charlot aurait bien été voir du côté du Lénine de 1917, mais il en avait déjà soupé lors des précédents Voyages ; Mickey aurait bien aimé lui dire ses quatre vérités, à ce Lénine, sur son mot d’ordre opportuniste « Tout le pouvoir aux soviets ! », mais Charlot l’en dissuada : « Rosa nous en dira déjà pas mal là-dessus ; et on ira le titiller plus tard quand nous irons voir Nestor Makhno ». En fait, on le verra, ils ne le titillèrent pas, ces dégonflés...  Mickey, un peu déçu, acquiesça, en exigeant, du coup, de participer à la Révolution spartakiste dont ils connaissaient bien sûr la fin tragique, sachant que s’ils ne pouvaient changer le cours de l’Histoire ; mais ça lui rappellerait les nombreux coups de feu de sa jeunesse. Charlot n’était pas trop chaud, « On va y laisser notre peau ! Bon Dieu ». « Bon Dieu, ce juron est rare chez toi, mais quand la mort s’approche… tu sais que nous sommes invulnérables ! ». « Oui, mais qui sait… ».

Ils firent le job, du 9 novembre 1918 à mi-janvier 1919, plusieurs fois piqués par des piqûres de moustiques (les mitrailleuses de la contre-révolution) et s’en tirèrent avec quelques boutons qui les démangeaient ; mais les camarades tombaient comme des mouches : c’était foutu. Ils allèrent interviewer Rosa Luxemburg le soir du 14 janvier 1919 dans son appartement clandestin ; elle était seule et déprimée.

Très long entretien avec Rosa Luxemburg

« Coucou, nous sommes Marx et Bakounine ! ou quelque chose comme ça » rigolèrent-ils en ouvrant la porte avec un passe mais sans encore brancher Rosa. Elle fut terrorisée, s’attendant aux flics ou aux militaires qui allaient sans doute venir l’arrêter. Une fois branchée, elle sut qu’aujourd’hui était le premier jour du reste de sa vie, mais, qui plus est, qu’il serait le dernier : elle sera sauvagement assassinée le lendemain. « Je m’y attendais, non pas à votre visite impromptue, mais à mon sort, dit-elle en éclatant de rire, vous ne le savez pas, mais je suis un peu cyclothymique[1] ! Je passe ainsi de la tristesse à la gaieté, de la joie à la colère ; j’ai toujours été comme ça. Ce soir, c’était la profonde tristesse ; maintenant je suis ravie de vous voir, et j’ai la pêche ! Je sais que vous allez raconter et me faire raconter toute ma belle vie ; que ça ne passera évidemment pas dans notre canard révolutionnaire Die Rote Fahne (Le Drapeau rouge) où je viens décrire mon dernier article, mais tant pis ; ça sera peut-être publié un jour ! ».

Elle retomba brusquement dans la déprime en hurlant : « J’espère qu’ils n’auront pas Liebknecht, Jogiches et mes autres camarades ! » puis se remit à rigoler. Mickey et Charlot, émus jusqu’aux larmes, rigolèrent aussi.

Charlot commença l’interview : « Rosa, tu me permets de t’appeler ainsi ; tu es, pour un partisan des coLibs (tu sais maintenant qui nous sommes) la marxiste la plus intéressante en Allemagne, sans aucun doute le pays depuis longtemps le centre mondial de masse de la contestation marxiste capitalisme à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, et avec son parti, le centre mondial des partis marxistes révolutionnaires puis, infortunément, réformistes. Car, tout en affirmant ta détestation des anarchistes, tu as discrètement repris leurs principales critiques : contre le danger de centralisation dite démocratique de Lénine et, indirectement, contre l’État despotique qui risque d’arriver après la révolution dite prolétarienne ; tu es en fait pour la "grève générale" de Bakounine que tu critiques de façon un peu idiote (excuse-moi…) mais que tu nommes "grève de masse" (la différence étant infime : ce n’est qu’une question de mot) ». « Pas du tout, tu n’as rien compris, râla Rosa : c’est tout à fait différent ; relis Engels ! ». « Je suis d’accord avec Charlot, intervint Mickey, on y reviendra ; tu es sans aucun doute, avec votre Révolution spartakiste, la mère des "conseillistes", de la "République des Conseils" ; fondamentalement marxiste au sens de Karl Marx avant qu’il ne devienne Charlot, mais un peu anarchisante… ». « Pas du tout ! », hurla encore Rosa, mais en se mettant à pleurer avant d’encore éclater de rire. « Si, continua Mickey, le terme conseil est né en Russie (soviet signifie, comme tu le sais, conseil) il fut l’organisation de base de la Commune de Paris et salué comme tel par Marx : "Conseil des ouvriers et des soldats". Il fut perverti très tôt en Russie (bien avant Staline que tu connaissais à peine avant notre arrivée, mais maintenant dont tu connais son avenir à ce petit "Père des peuples"-nouveau Tsar) par le bolchévisme et ne s’est donc réalisé, certes de façon très éphémère, surtout chez toi en Allemagne… ». « L’Allemagne n’est pas mon chez moi : je déteste toutes ces Nations, je suis internationaliste, et vous le savez ! » rétorqua Rosa qui resta, pour une fois de marbre. « Je ne t’ai pas interrompue, reprit placidement Mickey, vous ferez bientôt un petit en Hongrie avec Bela Kun au début du printemps 1919 (mais également, beaucoup plus tard, en 1956, avec Imre Nagy). Dans tous les cas, pas de happy end ; mais on trouvera des reprises, sur le papier mais pas que, de ce conseillisme avant 1968, singulièrement en France (avec "Socialisme ou Barbarie" de Cornélius Castoriadis et "Les Situationnistes" de Guy Debord) ». Rosa souriait.

« Tu es née, continua Charlot, sous le nom de Rozalia Luksenburg en 1871 en Pologne incorporée alors dans l’Empire russe, dans une famille juive, ce qui fait beaucoup d’identités et de racines pour ton remarquable internationalisme. Tu seras donc assassinée demain 15 janvier 1919 par desdits "corps francs" (des militaires démobilisés plutôt de droite sinon fachos) de Gustav Noske, ministre de la Défense du SPD (le Parti social-démocrate d’Allemagne, Sozial Demokratische Partei) ton ancien parti que tu as vite critiqué, et qui va écraser la révolte spartakiste du mouvement Spartakus (la Ligue spartakiste) à Berlin. Toute petite, tu eus sans doute deux traumatismes qui sont peut-être à l’origine de ta révolte et de ta cyclothymie : le premier (tu avais cinq ans) est une erreur médicale qui entraîna une forte claudication (mais tu en parles rarement) ; le second est l’antisémitisme ambiant et surtout le pogrom de Varsovie de 1881 dont ta famille réchappa ; et tu en parles. Tu entres vite en politique mais tu pars étudier en Suisse en 1889 ; tu y rencontre le Russe Gueorgui Plekhanov (qu’on ne présente plus) et ton premier amant, le Lithuanien, Leo Jogiches[2], également juif, avec lequel tu auras toute ta vie une très longue relation tumultueuse ; tu es la seule à Zurich à n’être pas une exilée politique car tu n’y es arrivée que pour des études : les juifs et surtout les juives sont mal vu[e]s dans les universités polonaises ! »

Mickey souffla un peu, après ces considérations qui peuvent déranger (la psy à deux balles et l’insistance sur la question juive chez les révolutionnaires) ; Rosa en profita pour intervenir. « Le seul traumatisme qui importe, c’est l’antisémitisme ; ma claudication est sans importance, je fus assez belle, et surtout avec mes talents cachés, pour mes nombreux amants ; on m’appela "Rosa la rouge", mais jamais "La Vierge rouge" comme votre copine Lou ; elle doit se morfondre en votre absence, à moins que, comme Sidonie et moi… Je plaisante. Je me suis opposée toute ma vie au nationalisme polonais (et à Leo et à Lénine) qui baigne pourtant le mouvement révolutionnaire polonais. Et, fait rare pour une femme, j’ai passé brillamment à Zurich une thèse de doctorat de droit (en fait d’économie) en 1898 ; puis je suis partie à Berlin et j’ai milité rapidement avec le SPD. Et ce fut mon premier coup d’éclat dont je suis encore plus fière que celui de mon doctorat : ma très vive critique du "révisionnisme" de Bernstein (je ne fus pas la seule : mes amis August Bebel et Karl Kautsky participèrent aussi à la critique, mais, ces futurs mollassons, moins vivement). Vous le savez, vous qui savez tout, qu’Eduard Bernstein, membre éminent du SPD en exil à Londres, a publié en 1898 une série d’articles intitulée Problèmes du socialisme qui se résume par : "Le but final du socialisme n’est rien, le mouvement est tout" ; autrement dit, la révolution est inutile et seul comptent les réformes. Il est vrai que le rapide développement capitalisme et industriel en Allemagne a largement profité à la classe ouvrière, ainsi que les lois sociales pour l’amadouer grâce au "socialisme d’État" commencé par Bismarck ; Bernstein fut par ailleurs influencé à Londres par la très réformiste Fabian Society (avec le dramaturge George Bernard Shaw et Sidney Webb ; mouvement auquel appartint un économiste anglais réformiste – et pas marxiste pour un sou – dénommé John Maynard Keynes). J’ai répondu à Bernstein, par Réforme sociale ou Révolution ? publié en 1899[3]. Je me suis approchée ainsi des principaux dirigeants du SPD dont Karl Kautsky et Clara Zetkin, mais j’ai toujours refusé de lui parler, à ce Bernstein, même quand il m’invita à danser lors du réveillon de notre grande soirée (plus que petite-bourgeoise : fort grande-bourgeoise…, je viens de regarder le film de 1986 sur ma vie : on se croirait dans les salons mondains de Vienne !) fêtant le changement du siècle qui arrivait : 1900 ». Elle rayonnait.

Charlot l’interrompit : « Tu n’as pas eu que ces grande fêtes que vous ne sembliez pas mépriser, toi et tes copains du SPD, certes petits-bourgeois mais vivant en fait comme des plus grands. Tu as passé de nombreux séjours en prison, 48 mois sur tes presque 48 ans de vie ! Mais revenons à ton action militante. Tu ne fus pas tendre, en 1904, avec Lénine ; tu t’opposas à ses thèses en matière de centralisation, d’autorité et de hiérarchie, bref à la conception d’un parti dedits révolutionnaires professionnels armés d’une théorie. Toi, tu préfères élever la conscience des ouvriers par ce qui reste néanmoins "un parti" (c’est ta principale différence avec les anars et avec notre conception, à Mickey et moi, du "mouvement" – pas un "parti" – des coLibs. Ce sera la conception générale du mouvement conseilliste où l’on retrouve certains aspects libertaires, alors que tu critiques aussi très vivement la position politique des anarchistes (on y reviendra) qui ne serait selon toi que "maladie infantile" et "chimères". Quand tu considères, contre Lénine, que la révolution sera l’œuvre des masses et non le produit d’une "avant-garde éclairée" qui ne peut que se transformer en une dictature, "celle, comme tu l’as écrit, d’une poignée de politiciens", non celle du "prolétariat", tu es plus proche de Bakounine que de Lénine. De même quand tu écriras (dans tes Œuvres complètes publiées plus tard) que "Considérer qu’une organisation forte doit toujours précéder la lutte est une conception tout à fait mécaniste et non dialectique" ».

« Non je ne suis pas et ne serai jamais anarchiste… ». « Attends un peu, la coupa Mickey, au congrès du SPD à Mannheim, en septembre 1906 (rien à voir avec le Congrès d’Amiens, quoique… mais beaucoup avec la Révolution russe de 1905) tu as créé avec d’autres une gauche du parti avec ta conception de la "grève de masse" définie dans ton Grève de masse, Parti et syndicat[4]. Tu y réitères, ça devient une litanie, que le parti doit se limiter à son rôle pédagogique (encore les futurs conseillistes) et ainsi laisser faire le mouvement des prolétaires (mais tu n’emploies jamais le mot "spontané"). Toutefois tout en critiquant Bakounine et sa notion de "grève générale" en citant ce con d’Engels qui préfigura cet autre connard de Lénine : "La grève générale est, dans le programme de Bakounine, le levier qui sert à déclencher la révolution sociale. Un beau matin tous les ouvriers de toutes les entreprises d’un pays ou même du monde entier abandonnent le travail, obligeant ainsi, en quatre semaines tout au plus, les classes possédantes soit à capituler, soit à attaquer les ouvriers, si bien que ceux-ci auraient le droit de se défendre, et par la même occasion d’abattre la vieille société tout entière… [etc.]". Je me demande si tu n’insistes pas un peu trop sur la distinction entre la "grève générale" des anars et ta "grève de masse"… Sans doute, pour faire mieux passer auprès des marxistes ta nouvelle notion (peu différente en fait, qu’on le veuille ou non, de l’ancienne) tu en as rajouté par une épaisse couche de haine (feinte ? Mais on ne le saura jamais, sauf si tu précises ta pensée) contre les anarchistes[5]. Ce n’est que mon opinion, peu partagée ; ce qui est sûr, c’est que les anarchistes n’ont jamais été aussi marginaux que tu le prétends (et tu le sais) : le terme soviet (utilisé par opportunisme par les bolchéviques, avec le fameux "Tout le pouvoir aux soviets !" de Lénine[6] est né spontanément dès la Révolution de 1905, mais peut-être fourni par les anars (c’est ce qu’affirme Victor Serge) ou les "terroristes" (selon toi, dans ton misérable torchon ; et je t’en excuse pas) socialistes-révolutionnaires héritiers des narodniki qui participeront au pouvoir en février 1917 avec le prince Gueorgui Lvov (du Parti constitutionnel démocratique, les KD dit aussi Cadets, parti bourgeois éclairé) président du gouvernement provisoire de la Russie, puis Kerenski à partir de juillet, et qui se feront virer en octobre par le coup d’État de Lénine. Kerenski va mourir de sa belle mort à près de 90 ans en 1970 à New York… Et, bien sûr, Rosa, tu ne connaissais sans doute pas en 1906 le grand anarchiste ukrainien Nestor Makhno, et tu ne le connaitras évidemment jamais ».

Rosa était toujours réjouie, (pas de mauvaise phase des cycles) : « Tu me fais réfléchir à mes insultes avec les tiennes, Mickey ; j’y suis en effet allée un peu fort ; tu n’as pas complétement tort, mais tu n’as pas complètement raison : bien sûr, il fallait les convaincre, ceux qui allaient devenir de plus en plus réformistes et qui n’avaient pas voulu exclure Bernstein, ce que je voulais, sans cette sortie certes un peu exagérée – et je sais bien que les anars n’étaient pas si marginaux en Russie et dans l’Empire – mais il fallait en effet les convaincre que ma grève de masse était différente de la grève générale des anars ! Un petit accroc, certes, dans ma morale où la fin ne justifie jamais les moyens, mais petit accroc nécessaire et qui ne mange pas trop de pain, pour que ça passe. C’est tout. Et je persiste et signe : ma conception est que la grève de masse est tout un processus long et démocratique, pas une prise du pouvoir immédiate par la force brutale ; tu peux me le concéder, non ! ». « Je te le concède, admit gentiment Mickey, mais en partie seulement ; bref, on n’est toujours pas vraiment d’accord ! Tu me parais plus proche de la conception des libertés bourgeoises que de celle des libertaires ».

La discussion sur ce sujet dura longtemps, mais sans aboutir.

« Parlons donc d’autre chose, intervint Charlot. Tu t’es toujours opposée à la guerre qui pointait déjà le bout de son vilain nez, avant et pendant ce que les générations futures nommeront la Grande guerre. Tu vas l’expliquer économiquement et politiquement dans ton œuvre théorique majeure L’Accumulation du capital[7] publiée en janvier 1913. Pour toi, faute de "débouchés intérieurs" cette accumulation ne peut s’effectuer "qu’à l’extérieur pour réaliser cette plus-value" : d’où l’impérialisme et les guerres inévitables (sauf révolutions…). Lénine te répondra, tardivement, en 1916, avec L’impérialisme stade suprême du capitalisme[8]. Il ne te cite pas une seule fois, mais cite, en le critiquant, Hilferding qui t’avais défendue contre Bernstein ».

« Et c’était parti, pleura presque Rosa. Tout le monde en Europe votera les crédit de guerre. C’est alors que fut fondé par peu de militants du SPD (dont Karl Liebknecht, Leo Jogiches, Franz Mehring, Clara Zetkin et moi) ce qui deviendra le Spartakusbund  (Ligue Spartacus, ou Ligue spartakiste) ; ce fut aussi mon burn-out puis mes prisons où j’y soutins de façon fort critique la révolution bolchévique. Entre temps fut fondé le Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne (en allemand : Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands, abrégé en USPD) un parti politique socialiste créé par les exclus du SPD en 1917 à Gotha, mes copains et moi de la Ligue spartakiste. Mais en Allemagne, se préparait, peu avant l’armistice du 11 novembre 1918, la révolution. Aculées, les autorités impériales pensaient dès septembre à une "révolution d’en haut", avec régime parlementaire, pour prévenir la "révolution d’en bas". Fin octobre, cette dernière commence avec les mutineries des marins de Kiel ; le 9 novembre, Scheidemann proclame la "République allemande" ; un peu plus tard, le même jour, Karl Liebknecht hisse le drapeau rouge en proclamant la "République socialiste libre d’Allemagne" : double pouvoir ».

Épuisée, Rosa souffle un peu et se verse son dernier verre de vodka que le Russe Radek lui avait offert ; elle se reprend. « La révolution allemande de novembre 1918 m’a fait sortir de prison ; je prône alors avec Karl Liebknecht, l’accès au pouvoir des Conseils d’ouvriers et de soldats, pour former une "République des conseils". Nous étions tous les deux contre tout putschisme et terrorisme de parti, mais nous avons été dépassés par la spontanéité des masses (Lénine gagne ainsi un point…) ; par ailleurs, pour les spartakistes, la révolution devait désormais s’étendre à toute l’Europe avec le soutien de la Russie soviétique. Tout alla alors très vite. Fin décembre, la Ligue spartakiste, se sépare de  l’USPD, se réunit avec d’autres petits groupes révolutionnaires et crée le Parti communiste d’Allemagne (Kommunistische Partei Deutschlands, KPD) ; j’aurais préféré socialiste à communiste, et j’ai toujours utilisé Spartakusbund plutôt que KPD, allez savoir pourquoi… J’ai  fait adopter, dans le programme du KPD, l’opposition à toute pratique terroriste et prôné même avec mon avocat Paul Levi (l’un de mes amants qui prendra ma succession après mon assassinat) la participation à l’élection de l’Assemblée constituante ; sans succès. Enfin, je me suis opposé à Karl Liebknecht qui, emporté par le mouvement spontané des masses, croyait à la possibilité d’un soulèvement renversant le gouvernement ; j’ai jugé le mouvement totalement prématuré mais j’ai choisi de le soutenir par loyauté envers mes amis par mes articles dans Le Drapeau rouge. La répression du gouvernement SPD fut féroce : le soulèvement, spontané mais sans plan, direction ni organisation (encore un point pour Lénine, malheureusement) échoua totalement. Je serai donc assassinée, comme Liebknecht, le 15 janvier1919, après avoir fait paraître la veille mon dernier article : L’Ordre règne à Berlin. Je vous souhaite à tous les deux de nouveaux Voyages, plus joyeux. Je vous embrasse, mais maintenant, laissez-moi ».

Ce qui complique encore ce nouveau feuilleton, c’est que notre Grande Rosa avoue que Lénine n’avait pas complètement tort : le mouvement spontané des masses peut se tromper... Bien sûr, il s’agit de l'uchronie dont je suis (PC) l’auteur, et non de la position de Rosa Luxemburg dans l’Histoire; cependant je ne pense pas la trahir ici.

Charlot et Mickey se retirèrent en pleurant ; ils firent encore le coup de feu pendant quelques semaines, visant avec précision, pour venger Rosa et ses copains, les salauds d’en face, et ne reçurent encore que quelques piqûres de moustiques. Car la Révolution ne se termina vraiment que plus tard[9]. Il y a ainsi chez Rosa un mélange de beaucoup de marxisme et d’un peu d’esprit libertaire : on peut résumer comme certains (dont Daniel Guérin) le font, qu’elle fut seulement marxiste anti-autoritaire mais serait sans doute, à mon humble avis, devenue une partisane des coLibs. Charlot et Mickey pensaient probablement qu’il y avait chez elle un peu plus de libertaire que cela quand elle dit ou écrivit : « La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement ». Et pour elle, liberté et égalité ne peuvent être séparées ; ce qui est un peu nouveau.  

Ils firent un saut de puce pour aller voir Georg Lukács.

Lukács fut un peu décevant

Ils choisirent de retrouver Lukács Georg[10] (en langue magyare, le nom de famille précède le prénom) à Budapest dans son bureau de ministre, de commissaire à la Culture populaire, peu avant l’échec de la très éphémère (21 mars - 1er août…) République des conseils de Hongrie de 1919 (dirigée donc par Béla Kun).

Ils le branchèrent tout de suite pour éviter de faire encore du sport de combat dont ils venaient de souper, et purent ainsi être reçus. « Ainsi, commença Mickey, vous êtes le baron Georg Bernhard Lukacs von Szegedin ; baron, c’est plutôt rare pour un juif, non ? ». « Arrêtez vos conneries, quand on est fils de banquier d’affaires juif, tout est possible, c’est mon père qui fut nommé baron, le premier niveau de la noblesse austro-hongroise. Et toi, Bakounine devenu ce clown de Mickey, tu n’es pas aussi d’origine noble ? Je plaisante ! Vous le savez, la politique est pour moi arrivée sur le tard, j’étais plutôt tourné, malgré mon doctorat en droit, vers la littérature, grâce à un second doctorat en philo ; je peux vous dédicacer mon bouquin La Théorie du Roman, qui ne date que de 1916. En 1917, à plus de trente ans, j’adhère au marxisme et entre ensuite au Parti communiste de Hongrie (laissez tomber la traduction en hongrois…). C’est tout naturellement que je participe à l’éphémère République des conseils de Hongrie dont je fus, également naturellement, commissaire à l’Instruction. Et ici, on se tutoie entre camarades ».

« Après l’échec de ce soulèvement, tu t’exiles, reprend Charlot, arrivant à Moscou en 1933. Tu as écrit de 1921 à 1922 ton œuvre politique majeure Histoire et Conscience de classe[11]. À partir de ma notion déjà très claire du "fétichisme de la marchandise" sa "réification"[12], tu la précises en "idéologie" : la projection de la conscience de classe de la bourgeoisie qui empêche le prolétariat d’atteindre une conscience réelle de sa position sur le plan politique, et révolutionnaire ; les lois dites "éternelles" de l’économie sont rejetées comme illusion idéologique projetée par la forme actuelle de l’objectivité.  C’est là que tu compliques tout en écrivant : "C’est seulement lorsque le noyau de l’être s’est montré lui-même comme devenir social que l’être lui-même peut comme un produit, à ce jour inconscient, de l’activité, et cette activité, à son tour, comme l’élément décisif de la transformation de l’être". J’avoue que je n’y comprends rien ! ». « Tu n’as pas tort, ce n’est pas d’une limpidité de cristal ; tu sais que je me suis autocritiqué à la suite de ma lecture postérieure de tes Manuscrits de 1844 (seulement publiés dans les années 1930) et que j’ai désapprouvé sa réédition, notamment en 1960 lorsque Kostas Axelos en a fait une traduction en français ». « Oui, mais ton autocritique ressemble beaucoup à l’opportunisme de Galilée : ce que te reprocheront les staliniens, ce ne sont pas tes idées, mais ton soutien aux conseillistes ; ça, ça ne passait pas ! »

Mickey intervint : « Je ne comprends pas grand-chose non plus à ce que tu as raconté ; et malgré toutes les critiques des staliniens, tu reviens tranquillement en Hongrie en 1945, et deviens député et professeur de philosophie. Mais je salue ton comportement très courageux en 1956 : tu es encore ministre de la Culture dans le gouvernement d’Imre Nagy. Après l’échec de l’insurrection de Budapest, que tu as donc soutenue, tu n’es pas fusillé comme Nagy, tu es simplement exilé en Roumanie, mais tu reviens au pays en 1957 où tu te consacres alors aux questions d’esthétique et de théorie littéraire. Tu le sais maintenant, tu vivras jusqu’à 86 ans. Longue vie à toi ».

Nos deux larrons furent un peu déçus du voyage. Ils renoncèrent à aller faire un autre interrogatoire d’un autre conseilliste (Anton Pannekoek) et se contentèrent de jeter un œil sur ce mouvement[13].

Wikipédia y va tout de go : « Le conseillisme ou communisme de conseils est un courant qui puise ses influences à la fois dans le marxisme et l’anarchisme, tant dans sa dimension théorique que pratique. Ce courant affirme que les conseils de travailleurs, mais aussi d’autres formes de conseils populaires (tels que ceux des paysans, des quartiers ou des communes) doivent s’organiser en contre-pouvoir à l’État capitaliste et bourgeois. Leur objectif est de le remplacer et de diriger démocratiquement la société ». Avec ou sans révolution ? Wikipédia continue, dans le plus grand flou et avec donc un spectre très large  : « Parmi ses principales références historiques, on trouve la Commune de Paris (1871), les idées du luxemburgisme en Allemagne, les conseils ouvriers et paysans en Russie en 1905 et 1917, l’expérience des conseils de travailleurs de Turin en 1919, les Conseils de travailleurs lors de la révolution allemande en 1918-1919, les Conseils en Hongrie en 1956 ou encore la révolte sociale en France lors de mai 68 » : pas le moindre esprit critique ! Mai 68 fut peut-être influencé, on y reviendra, par des formes de conseillisme (Castoriadis et Debord, répétons-le) mais n’est pas une Révolution conseilliste !… Le reste est à l’avenant, mais pas inintéressant, par le tour d’horizon international.

On y apprend qu’en France, le communisme de conseils apparaît en novembre 1918 avec la création des conseils ouvriers de Strasbourg (l’Alsace n’est plus allemande mais pas encore française) ; on y apprend aussi la création à Paris, au même moment, de deux partis conseillistes, mais étoiles filantes. L’Allemand Paul Mattick, très jeune militant de la Freie sozialistische Jugend (organisation de jeunesse de la Ligue Spartakus) va s’installer aux États-Unis en 1926 où il militera au sein des Industrial Workers of the World (IWW) syndicat révolutionnaire plutôt anar. On y trouve également Hannah Arendt, toujours partout, « qui défend le système des conseils, contre le système des partis, sans pour autant pouvoir être considérée comme partisane du communisme de conseils […] et défend toute forme d’insurrection, d’émergence spontanée d’organisations démocratiques. L’enjeu pour elle est de garantir la liberté de chacun (cf. Qu’est-ce que la liberté ?) ».

Un conseilliste des plus intéressant fut donc le hollandais Anton Pannekoek qui eut aussi une longue vie : issu de la haute bourgeoisie, il mena surtout une carrière de grand astronome reconnu, mais milita dans sa jeunesse, depuis 1906, dans la gauche du SPD avec Rosa ; cependant, il fut, après sa jeunesse, plus un touriste, la tête dans les étoiles, qu’un vrai militant révolutionnaire.

Charlot et Mickey allèrent ainsi retrouver Lou en 1875.

Notes

[1] Ce n’est pas dit comme ça dans l’Histoire, mais le bruit court. Notre érudition doit, comme toujours, beaucoup à la Toile. On peut commencer par voir le film sorti en 1986, peu connu en France (et un peu longuet) de l’Allemande Margarethe von Trotta :

https://militotheque.org/wiki/Rosa_Luxemburg_(film)

Ce qui est plus ludique et donnera au lecteur, dans l’interview, un peu de chair à Rosa. Puis (ou avant ?) le documentaire, plus récent et plus didactique, de 2017 où von Trotta apparaît :

https://militotheque.org/wiki/Rosa_LuxemburgRebelle_et_visionnaire_(documentaire)

On peut ensuite passer à une vidéo de 2019 avec l’orateur Jean-Numa Ducange, voir :

https://www.bing.com/videos/riverview/relatedvideo?q=Hilferding+et+Rosa+Luxemburg&mid=8CE47AA0384C32A928C48CE47AA0384C32A928C4&FORM=VIRE

Voir aussi (et avec beaucoup d’autres références sur les nombreuses biographies de Rosa) le vieux bouquin (de 1972) d’Yvon Bourdet, Rosa Luxemburg et le marxisme anti-autoritaire :

homso_0018-4306_1972_num_24_1_1527 (2).pdf

Enfin, l’article de Wikipédia n’est pas inutile :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Rosa_Luxemburg

[2] Ce Leo mérite aussi une petite note ; probablement amant très moyen (il préférait la Révolution, une véritable obsession, et ne semble pas avoir été un obsédé sexuel, d’après le film de von Trotta). Et Rosa eut plus qu’un amant, comme Sidonie  / C’est une chose bien connue / Qu’elle avoue, elle, fièrement… dans le poème de Charles Cros… et en connut de meilleurs, dont le fils de Clara Zetkin (qu’on ne présente plus non plus, Clara, pas son fils plus méconnu…). Jogiches sera aussi assassiné quelques semaines après Rosa ; voir :

Leo Jogiches — Wikipédia

[3] Voir sur Marxists.org :

https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9forme_sociale_ou_R%C3%A9volution_%3F

[4] Voir cet écrit, en fait fort long, sur :

https://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve1.htm

[5] Voir l’article publié le 6 Février 2016 par Socialisme libertaire, Rosa Luxemburg, une vie :

https://www.socialisme-libertaire.fr/2016/02/rosa-luxemburg-une-vie.html

Dans cet article, on trouve : « Le communiste libertaire [français] Daniel Guérin s’intéressera à Luxemburg au point de lui consacrer un essai, en 1971 : Rosa Luxemburg et la spontanéité révolutionnaire. Un chapitre, dédié aux liens entre l’anarchisme et la révolutionnaire allemande, reviendra sur les coups portés par cette dernière : l’anarchisme ne serait que "maladie infantile" et "chimères". Son article "Grève de masse, parti et syndicat", rédigé en 1906, avait même des allures de procès : "L’anarchisme dans la révolution russe n’est pas la théorie du prolétariat militant mais l’enseigne idéologique du Lumpenproletariat contre-révolutionnaire grondant comme une bande de requins dans le sillage du navire de guerre de la révolution". Une position qui n’empêchera pas Guérin, après avoir rappelé les contradictions et les manquements inhérents à son œuvre, de rallier Luxemburg sous l’étendard du socialisme anti-autoritaire : preuve en est, notamment, des critiques qu’elle formula à l’encontre de Lénine. Il saluera également son attachement à "l’auto-activité des masses" (une position qu’aucun marxiste, estimera-t-il, n’avait à ce point tenue avant elle). Et Guérin de conclure : la pensée de Luxemburg est féconde à condition d’y plonger muni d’un tamis.  Ni hosanna ni mise au ban, ni dédain ni dithyrambe : lire la marxiste allemande l’œil sec et lucide pour prélever l’or qu’elle charrie, ici ou là ».

Guérin oublie cependant de mentionner l’autre vilaine phrase de Rosa qui précède son histoire de requins dans Grève de masse, parti et syndicat : « Non seulement en Russie ce ne sont pas les anarchistes qui se sont trouvés ou se trouvent à la tête du mouvement de grèves de masse, non seulement la direction politique de l’action révolutionnaire ainsi que la grève de masse sont entièrement aux mains des organisations social-démocrates, dénoncées avec acharnement par les anarchistes comme "un parti bourgeois" ou aux mains d’organisations plus ou moins influencées par la social-démocratie ou proches d’elle comme le parti terroriste des "Socialistes Révolutionnaires", mais l’anarchisme est absolument inexistant dans la révolution russe comme tendance politique sérieuse. […] Mais à part ces quelques groupes "révolutionnaires", quel est le rôle propre joué par l’anarchisme dans la révolution russe ? Il est devenu l’enseigne de voleurs et de pillards vulgaires ; c’est sous la raison sociale de l’"anarcho-communisme" qu’ont été commis une grande partie de ces innombrables vols et brigandages chez des particuliers qui, dans chaque période de dépression, de reflux momentané de la révolution, font rage ». Bigre ! Et, après l’histoire des requins, Rosa conclut : « Et c’est ainsi sans doute que finit la carrière historique de l’anarchisme ». Fichtre…

[6] Quand Lénine arrive en Russie en avril 1917 (en train blindé, et avec la bénédiction des Allemands qui pensent, avec raison, qu’il va foutre le bordel) il revendique (« Thèses d’avril ») le passage du pouvoir aux soviets, créant un double pouvoir contre le gouvernement qui sera dirigé par Kerenski, socialiste-révolutionnaire, affirmant que les soviets représentent un État « d’un type nouveau », du type « de la Commune de Paris ». Le slogan « Tout le Pouvoir aux Soviets ! » n’apparaît en fait que fin avril et début mai.

[7] Les amateurs peuvent en lire le sommaire, et plus si affinité :

Rosa Luxembourg : R. Luxemburg : L'accumulation du capital (Sommaire)

On laisse les détails de l’analyse.

[8] Voir Wikipédia :

L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme — Wikipédia

Et pour les amateurs… :

https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp.htm

Je ne vais pas ici reprendre tous mes travaux théoriques (comme ceux concernant le texte de Rosa auquel s’oppose, sans le dire) Lénine. On en causait encore chez les marxistes après Mai 68 ; on en cause moins aujourd’hui.

[9] Voir la dernière partie de la conférence de Jean-Numa Ducange, op. cit. plus haut.

[10] Voir :

Georg Lukács — Wikipédia

[11] Voir :

Gyorgy Lukacs (1921-1922), Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste

Pour un non-philosophe, cette collection d’Études sur la dialectique marxiste (Studien über marxistische Dialektik) c’est un peu compliqué et peut-être sans le grand intérêt qui lui fut porté beaucoup plus tard, surtout par Cornélius Castoriadis de Socialisme et Barbarie et Guy Debord du mouvement des Situationnistes au début des années 1950 en France jusqu’aux années d’avant Mai 68.

[12] Le mot réification provient du latin res, rei, chose ; pour Marx, la marchandise et sa valeur travail est un rapport social (d’exploitation, car le salarié n’est payé, pour produire ce qui apparait comme une valeur d’usage, une simple chose, moins que sa valeur d’échange (la différence, la plus-value-profit allant dans la poche du patron-capitaliste). La chose cache ainsi le rapport social d’exploitation.

[13] Voir :

Conseillisme — Wikipédia

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