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Patrick Castex

Économiste, sociologue et HEC à la retraite (maître de conférence à l’Université Dauphine et membre du Cabinet Syndex, expert-comptable spécialisé dans le conseil aux Comités d'entreprise et aux syndicats de salariés), il s’occupe, depuis une dizaine d’années, de promouvoir l’Indépendance de la Kanaky Nouvelle-Calédonie. Il s’est mis en outre à écrire autre chose que de savants traités...

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Billet de blog 3 novembre 2023

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Cocos et anars jouent Éros plutôt que Thanatos : uchronie et Histoire (Saison 3)

Précisons : uchronie très ensoleillée ; fort sombre Histoire. Les Rouges et les Noirs : Charlot (Karl Marx), Freddy (Friedrich Engels), Pierrot-Joé (Pierre-Joseph Proudhon), Mickey (Michel Bakounine), Lou (Louise Michel) et les autres...

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Illustration 1

Freddy et Charlot, Engels et Marx : les premiers pas…

Illustration 2

Freddy : le grand bourgeois bohème, l’ancêtre des Bobos

Freddy n’était pas juif ; c’était plutôt un beau blond aux yeux bleus, un bon aryen bien allemand ; un peu plus jeune que Charlot, il plaisait en outre mieux aux femmes. La rumeur courut qu’il était en fait un Juif honteux : n’était-il pas le descendant d’une riche famille ayant fait fortune dans le textile ; comment pouvait-on faire fortune dans le textile sans être juif ! Il continua donc la tradition en allant diriger à Manchester, en Angleterre, le centre du monde capitaliste, une grande entreprise où son père avait des actions. Il ne fit pas de hautes études commerciales ; il apprit sur le tas.

Il eut les meilleures relations bourgeoises dans les salons des villes où il résida, connut de nombreuses femmes de la haute (et plus si affinité ; et il y eut beaucoup d’affinités) mais adorait s’encanailler, juste pour le fun : en anglais, s’encanailler se dit slum it, un slum étant en anglais un taudis du temps de Freddy, ou un bidonville pour l’époque actuelle. Nulle attirance sociale de la classe ouvrière, ou une attirance un peu honteuse : un bourgeois bohème se doit de fréquenter les bohèmes ; ça ne sent pas très bon, mais l’odeur des femmes des taudis est plus excitante que les meilleurs parfums fins des aristocrates ou grandes bourgeoises. Freddy apprit bien après que la finesse des parfums des dames riches était renforcée par le musc, l’odeur musquée étant assimilée à une odeur animale, puissante et caractéristique, ce qu’il aimait dans ses relations sexuelles dans les taudis, les slums irlandais de la banlieue de Manchester, sans le musc. Freddy avait un peu honte, bien qu’il ne soit pas le seul des grands bourgeois à s’encanailler ; mais il poussa son bouchon très loin : il fut le principal pilier de bordel de la ville bourgeoise, et ça se sut ; il assuma toutefois son encanaillement : il fut plus amoureux des prostituées odorantes que de ces bourgeoises au parfum musqué. Il ne s’encanaillait en fait pas, il vivait sa vie, une double vie qui vaut plus qu’une seule.

Ses relations avec les taudis ne dépassèrent pas le bout de son sexe. Il n’y eut en effet alors aucune sublimation de son Éros : il tenta bien d’étudier la condition ouvrière qu’il connaissait pourtant par les deux bouts (l’usine de son père et les taudis de la Petite Irlande) mais son activité érotique l’accaparait trop. Il laissa tomber un projet que lui demandaient les gauchos de l’époque qu’il rencontrait soit dans les salons bourgeois, soit dans les pubs et les bordels (les socialistes owenistes et les chartistes) ; son poil dans la main s’allongea. Il tenta cependant dans son usine une politique paternaliste, très à la mode depuis l’expérience de l’usine modèle New Lanark de Robert Owen ; il n’était pas le seul patron paternaliste à copier l’expérience, mais son père le rabroua. Freddy avait certes le cœur à gauche, mais le portefeuille à droite. Freddy ne devint vraiment révolutionnaire qu’après sa rencontre avec Charlot.

Friedrich Engels : le grand bourgeois amoureux de la classe ouvrière et d’une ouvrière 

Friedrich Engels est né en 1820 dans la Ruhr[1] dans une famille de grands industriels du textile avec une usine à Manchester. Il continuera la tradition familiale : formé comme apprentis à Brême, il part comme cadre sup à Manchester, la capitale industrielle de l’Angleterre, à l’automne 1842, dans l’entreprise Ermen & Engels.

Engels ne fut pas un patachon : c’est dans l’usine qu’il gérait, à 23 ans, qu’il rencontra son premier Grand Amour, une ouvrière irlandaise, Mary Burns (la rumeur courut que c’était une prostituée ; elle ne l’était pas) 22 ans, militante et grande gueule que son père  licencia peut-être (voir le film, Le Jeune Karl Marx) avant de la rechercher dans les slums de la Petite Irlande (le quartier des ouvrières et ouvriers irlandais) et d’en tomber amoureux après s’être fait casser la gueule dans un bouge en la cherchant. C’est probablement elle qui l’a introduit dans le mouvement chartiste. Ce fut sans doute son grand Amour, mais sans mariage, les deux s’opposant politiquement à cette institution bourgeoise. Il y eut probablement quelques coups de canif dans le contrat, de part et d’autre, jusqu’à la mort de Mary en janvier 1863, une vingtaine d’années plus tard. À la mort de Mary, il la remplaça par sa sœur cadette Lydia, nommée Lizzie ; ayant un peu changé sa vision du mariage bourgeois, il épousa Lizzie quelques heures avant la mort de cette dernière en 1878. Il semble (réalité ou fiction) qu’il ait en fait vécu un ménage à trois avec les deux sœurs jusqu’à la mort de Mary. À la mort de Marx en 1883, il recueillit en outre la vieille gouvernante de ce dernier, Elena Demuth dite Lenchen ; mais c’est une autre histoire...

Friedrich Engels fut tout de suite un militant engagé ; avec Mary, il fit au moins un enfant en littérature révolutionnaire : La Situation de la classe laborieuse en Angleterre (ou de la classe ouvrière selon les traductions en français) écrite certainement en anglais en 1844 (Engels s’excuse, dans une préface, de son mauvais anglais) et publié en allemand en 1845 à Leipzig : Die Lage der arbeitenden Klasse in England. Engels ne fut pas le premier à publier ce type d’enquête ; Le Rapport Villermé (Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie) de 1840, qui fut à l’origine de la première loi française limitant le travail des enfants, est cependant loin du brûlot anticapitaliste d’Engels ; et, surtout, il n’a pas son émotion, sans doute liée à son amour pour Mary[2]. La vie d’Engels est ainsi la photo animée en négatif (ou plutôt en positif) de la vie amoureuse de Marx : une prolo vaut bien une baronne !

Engels ne fut donc pas un vulgaire Bobo. La préface de notre PDG-enquêteur commence par « Travailleurs ! C’est à vous que je dédie un ouvrage où j’ai tenté de tracer à mes compatriotes allemands un tableau fidèle de vos conditions de vie, de vos peines et de vos luttes, de vos espoirs et de vos perspectives ». À part « Travailleuses, travailleurs ! », c’est déjà du Arlette Laguiller. Ce n’est pas qu’une enquête de sociologue ou d’ergonome : l’aspect politique est central ; et à au moins deux niveaux. Engels écrit, après son envoi « Travailleurs ! », une virulente critique de la position de ceux de la « classe moyenne » qui feignent de secourir les pauvres : « Grâce aux vastes possibilités que j’avais d’observer simultanément la classe moyenne, votre adversaire, je suis parvenu très vite à la conclusion que vous avez raison, parfaitement raison, de n’attendre d’elle aucun secours. Ses intérêts et les vôtres sont diamétralement opposés, bien qu’elle tente sans cesse d’affirmer le contraire et qu’elle veuille vous faire croire qu’elle éprouve pour votre sort la sympathie la plus grande. Ses actes démentent ses paroles ». Curieux, l’emploi de classe moyenne, non ? Engels le précise : « Pour terminer, j’ai encore deux remarques à formuler. D’abord, j’ai utilisé constamment le mot ″classe moyenne″ au sens de l’anglais ″middle-class″, [...] cette expression désigne, comme le mot français bourgeoisie, la classe possédante et tout particulièrement la classe possédante distincte de la soi-disant aristocratie ». La seconde remarque est plus émouvante sur l’internationalisme que « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » du Manifeste communiste de 1847-1848 : personne dans la classe ouvrière ne lui a fait remarquer qu’il était un étranger ! « Ils ont laissé à un étranger le soin de faire au monde civilisé un rapport sur la situation déshonorante où vous êtes contraints de vivre. Étranger pour eux, mais pas pour vous, je l’espère. Il se peut que mon anglais ne soit pas pur, il faut espérer que vous trouverez malgré tout, j’espère, qu’il est clair. Aucun ouvrier en Angleterre - en France non plus, soit dit en passant - ne m’a jamais traité en étranger. J’ai eu le plus grand plaisir à vous voir exempts de cette funeste malédiction qu’est l’étroitesse nationale et la suffisance nationale et qui n’est rien d’autre en fin de compte qu’un égoïsme à grande échelle : j’ai observé votre sympathie pour quiconque consacre honnêtement ses forces au progrès humain, qu’il soit anglais ou non - votre admiration pour tout ce qui est noble et bon, que cela ait grandi sur votre sol natal ou non ; j’ai trouvé que vous étiez bien plus que les membres d’une nation isolée, qui ne voudraient être qu’Anglais ; j’ai constaté que vous êtes des hommes, membres de la grande famille internationale de l’humanité... ».

Friedrich Engels n’avait alors que croisé Karl, mais il était dans la même mouvance, ou presque, en arrivant à Manchester. Il y faisait certes des piges à la Rheinische Zeitung, la Gazette rhénane de Cologne qui eut une vie éphémère, mais il écrivait aussi en Angleterre dans des revues de gauche plus modérée : celle du mouvement de Robert Owen finissant, et celle du mouvement chartiste, deux mouvements réformistes qui furent à l’origine du travaillisme britannique. Les deux mouvements sont très différents ; le fait qu’Engels ait mangé dans sa jeunesse à ces deux râteliers montre ses convictions militantes et son ouverture ; ses collaborations n’avaient rien d’alimentaire : il devait avoir assez de sous...

Engels sortit du réformisme de ces deux mouvements : courant 1843, il prit contact à Londres, pour se changer les idées, avec les dirigeants des Allemands de la Ligue des justes (Bund der Gerechten) dirigée par Wilhelm Weitling, partisan d’un communisme un peu chrétien et humaniste, Ligue qui devint, après l’intervention de Marx et Engels la Ligue communiste (Bund der Kommunisten) avec le Manifeste du parti communiste de 1847-1848. Engels était retourné en Allemagne en 1844 en passant par Paris ; il y rencontra sans doute Marx véritablement et longuement pour la première fois, avec lequel il était en correspondance depuis longtemps : il allait devenir l’ami de toute sa vie (voir encore leur rencontre racontée dans le film sur le Jeune Marx).

Charlot, devenu l’Ultragauchiste hégélien, s’occupa d’abord de la question juive contre un hégélien qu’il taxa d’opportuniste de droite

Il entre au lycée (en allemand le Gymnasium) et obtient son bac (Abitur) à 17 ans, comme à peu près tout le monde (du moins ceux des classes aisées…). Il ne peut, s’appelant Mordechai, tenter des études de droit ; il fera de l’histoire et de la philosophie, tout en faisant la cour, sans la toucher, à sa fiancée Jenny. À 23 ans, il obtient un doctorat de l’université d’Iéna avec une thèse très appréciée sur la philosophie et les embryons d’économie chez Aristote. Il fut d’abord tenté par une critique de Platon, mais y renonça après avoir compris la faiblesse de ses analyses économiques et le caractère aristocratique de son communisme : il s’y était penché, ne se contentant pas des leçons de Heine. Surtout, de véritables tempêtes sous un crâne l’empêchaient de dormir : il ne savait que penser de Socrate et Platon. Pour ou contre ?

Le jeune Charlot était déjà convaincu que l’abolition de la propriété privée était essentielle, de même que la destruction de la cellule familiale traditionnelle. Il avait lu un résumé de cette doctrine chez Aristote, et frétilla en lisant : « Ce qui caractérise Platon, écrit Aristote (La Politique, II) le premier philosophe à avoir taxé le projet de société de Platon de communiste, c’est la communauté à la fois des femmes, des enfants et des biens ». Ce n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd : Charlot approfondira, mais plus tard, cette conception. Il aima bien (sa libido étant déjà très excitée, miroir déformant de sa relation platonique avec Jenny) courant d’aventure en aventure et ne négligeant pas les nuits aux bordels, le projet de communauté du « plaisir et de la peine », mais garda quelques réticences (son éducation juive ?) à la disparition de la maison, du foyer privé et du bon vieux couple. Il trouvait en outre la verticalité politique de la République platonicienne avec son philosophe-roi, un peu trop hégélienne à son goût : il rêvait au contraire d’une horizontalité et d’une gestion démocratique par les travailleurs possédant leur outil de production après expropriation de ce qu’il nommait alors la féodalité industrielle. Mais Charlot hésitait encore... Il avait compris que le peuple n’était pas toujours vertueux et se demandait ce qu’il fallait penser de l’horreur qu’en avait Platon, le peuple étant « la multitude aveugle qui a condamné Socrate à mort… ». Bref, son amour spontané du peuple et de la démocratie directe se heurtait à une certaine rationalité ; il verrait plus tard ; il hésitait encore.

Il fut tenté, ayant dévoré les écrits d’Aristote, d’aller plus loin que ce dernier en analysant les travaux philosophiques de Démocrite et Épicure pour mieux s’armer pour critiquer les religions ; mais il pensa être suffisamment armé et y renonça : ça demandait beaucoup de travail et ses nuits torrides le fatiguaient ; il pensait avoir déjà fait le tour de la philosophie grâce à la lecture de Hegel, très tendance à cette époque ; surtout, il commençait à s’intéresser à l’économie, plus concrète, pensa-t-il, pour libérer la classe ouvrière, que la philo. Il aima les premières analyses économiques d’Aristote : la première théorie de la valeur travail, le juste prix, les trois fonctions de la monnaie surtout. C’est par Aristote qu’il découvrit la théorie de la valeur travail ; il la retrouva plus tard en lisant les économistes dits classiques britanniques, Adam Smith, David Ricardo et Malthus.

Charlot fricota à cette époque avec l’ultragauche, des critiques de Hegel (lesdits Hégéliens d’ultragauche) dont les noms, les écrits et les actions souvent violentes ne sont pas restés dans l’Histoire ; il négligea les Jeunes hégéliens (dont un certain Bruno Bauer) considérés comme des « opportunistes de droite » disait-il. Il allait critiquer toute la bande, quelquefois avec son copain Freddy ; mais son premier brûlot concerna la question juive[3].

Déjà, une polémique commença au sein de ce courant ultragauchiste (ce qui se reproduisit plus tard et même bien plus tard) : ceux qui, bien qu’ayant remis la dialectique idéaliste de Hegel sur ses pieds, en devenant matérialistes, restaient obnubilés par l’État chez le maître ; les autres qui pensaient que l’État ne pouvait être une solution pour la Révolution démocratique et prolétarienne. Charlot hésita encore, tentant de concilier les deux points de vue.

Bruno Bauer, également juif, mais voulant l’assimilation à tout prix, suivant son maître Hegel, publia, au début des années 1840, La Question juive, affirmant que les Juifs doivent se détacher complètement de leur judéité : ils doivent absolument s’intégrer dans la société allemande, se fondre dans l’universalisme. Ce fut la première colère noire de Charlot qui publia en 1844 le premier vrai brûlot de sa carrière : Sur la Question juive. Rappelons encore que son patronyme était Mordechai ; sa critique est très dure[4] : « Juif je suis, juif je resterai. Je suis athée bien sûr : comme toutes les religions, celle de mes ancêtres est une drogue qui endort le peuple, qui tente de le consoler de la mort et des injustices que ce dieu tout-puissant permet cependant (le salaud !) qui malgré des mots sucrés défend toujours les puissants. Les rares fois où une nouvelle religion, celle de Luther, permit aux pauvres de se révolter avec leurs guerres paysannes au début de la renaissance, Luther s’y opposa ; le salaud ! C’est pour ça que ma famille n’a jamais embrassé le luthéranisme ; et je la félicite de tout cœur. Je vais d’ailleurs écrire un livre là-dessus ; ou plutôt je trouverai bien une plume, ou mieux un prête-plume, un écrivain fantôme (un Ghostwriter disent les Anglais), plus courageux que moi pour le faire ». Il pensait sans doute à Freddy.

Charlot se calma ; il continua plus sereinement : « C’est en effet bizarre de me sentir juif sans épouser aucune religion ; mais on peut se sentir nègre et penser que ceux qui ne le sont pas sont des frères, et sans épouser un universalisme qui peut paraître germanocentriste ou européocentriste ; il y a bien une unité du genre humain, au-delà de la diversité culturelle de l’humanité. Mais de la diversité à ce que l’on pourrait nommer le différentialisme, il y a un grand saut ; j’hésite, mais je ne suis pas prêt à le faire. Les Juifs sont en mesure de s’émanciper sans se détacher complètement et définitivement du judaïsme, les Noirs (je ne parle pas de leur exploitation comme esclave pour une bonne partie d’entre eux, singulièrement dans les colonies françaises, une saloperie) sont en mesure de s’émanciper malgré ce je j’appellerais leur ″noiritude″ ». Décidément, Charlot eut toujours le cul entre deux chaises...

Charlot, répétons-le, était encore fier de sa judéité sans religion, fier de son nom ; fiertés renforcées par les quolibets croissants avec le temps, le plus souvent affectueux, quelquefois franchement antisémites. Il s’opposait en revanche fermement à certains juifs religieux orthodoxes qui regrettaient l’assimilation croissante, affirmant que le peuple juif une fois dissous dans le peuple des goys (terme par lequel, depuis l’époque biblique, les Juifs désignent les non-juifs dont les chrétiens) serait toujours soumis à la haine et n’aurait plus la force d’y résister. Peut-être constatera-t-on un jour que cette assimilation n’empêchera jamais en Allemagne l’antisémitisme[5] ; peut-être trouvera-t-on un jour un brave Français d’origine allemande (un anar ou un coco, peu importe : un Révolutionnaire) qui sera taxé de « Juif allemand » ; et sans-doute qu’il ne se sentira pas plus juif que ça, qu’il pensera comme moi : « Je suis juif, mais je ne sais pas ce que ça veut dire[6] ». Charlot, après avoir, comme à l’accoutumée, hésité (le raisonnement de ces anti-assimilationnistes n’était pas si idiot), trancha : je ne m’assimile pas, je reste juif, j’épouse une juive, mais je suis allemand. 

Charlot fut également un grand copain de Moses Hess compagnon de route de Charlot puis de Freddy (ils le taxèrent affectueusement de « communiste rabbin ») ; certains affirment que Hess aurait, en tant que Juif militant matérialiste, « converti Freddy au communisme et introduit Charlot aux problèmes économiques et sociaux » et qu’il serait l’auteur du slogan « La religion est l’opium du peuple ».

Karl Marx, la gauche hégélienne, et la critique de la Question juive de Bruno Bauer

À 23 ans, en 1841, Marx obtient un doctorat de l’université d’Iéna avec Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure. Aristote l’intéressa, mais il voulut aller plus loin en philosophie ; il plongea ainsi dans ces post-aristotéliciens pour mieux détruire la religion qui imprégnait encore la philosophie. S’il ne négligea pas les théories économiques d’Aristote, au moins dans les travaux préparatoires à sa thèse, son obsession du moment était bien la critique de la religion, de toutes les religions.

Karl, lecteur assidu de Hegel (alors très à la mode) fut ainsi, un peu comme tout le monde (chez les lettrés allemands) hégélien ; il rompit cependant avec le maître et entra en relation avec lesdits Jeunes hégéliens, ou hégéliens de gauche qui cherchaient à tirer des conclusions athées et révolutionnaires de la philosophie de Hegel. Pour ce dernier (dans Principes de la philosophie du droit) l’État est comme divinisé, un « rationnel en soi et pour soi [...] c’est la marche de Dieu dans le monde qui fait que l’État existe ». L’État doit être un pouvoir spirituel unique, remplaçant l’Église ; Karl tiqua... À un niveau plus politique, Hegel concilie le particulier et l’universel ; les Jeunes hégéliens, dont Marx, voyaient cependant dans l’État, en admettant du bout des lèvres son universalisme, un instrument de la classe dominante. Karl et Engels rompirent également avec ce courant ; et pas seulement à cause de la question juive.

Bruno Bauer publie, en 1843, La Question juive où il affirme, reprenant Hegel, que les Juifs doivent se détacher de leur judéité en trouvant l’universel ; Bauer était membre des Jeunes hégéliens de gauche et l’un de ses principaux chefs de file. Marx, âgé de 25 ans, promu récemment docteur en philosophie, décide d’intervenir. Il rédige un article qui paraît en février 1844 dans l’unique numéro d’une revue qu’il avait tout juste contribué à fonder (avec Engels) à Paris : les Deutsch-Französische Jahrbücher (les Annales franco-allemandes). Son titre ? Sur la question juive[7]. Il affirme tout simplement que les Juifs sont en mesure de s’émanciper sans « se détacher complètement et définitivement du judaïsme » ; Marx eut toujours, sur cette question, le cul entre deux chaises...

Une analyse intéressante de Lionel Richard (Karl Marx, juif antisémite ? Article du Monde diplomatique de septembre 2005) permet d’en savoir un peu plus sur la polémique entre Bauer et Marx. Richard préfère d’ailleurs nommer la réponse de Marx à Bauer À propos de la question juive ; il regrette qu’en France on parle souvent de l’écrit La question juive ; il pinaille, cependant, en allemand, c’est Zur Judenfrage, mais il n’a pas tort : il s’agit bien d’une réponse à Bauer. Richard indique que Bauer et Marx avaient écrit auparavant, en collaboration, un manifeste anonyme en faveur de l’athéisme, écrit très critiqué par la droite : Marx défendit Bauer, attaqué en tant qu’enseignant pour son athéisme militant. Richard note également que Jacques Aron, dans Karl Marx antisémite et criminel ? Autopsie d’un procès anachronique, (Didier Devillez, Bruxelles-Paris, 2005) examine le point de vue que développe Marx ; selon Marx vu par Aron, ce n’est pas sa religion qui caractérise le Juif, mais ses pratiques de vie imposées par l’antisémitisme : le trafic et l’argent, une caricature. Richard en conclut : « De l’Histoire de l’antisémitisme de Léon Poliakov, en 1951 [réédition en 2 volumes, coll. Pluriel/Hachette, Paris, 1981] au Marx de Jean Ellenstein, en 1981 [Fayard, Paris] et à la Géographie de l’espoir de Pierre Birnbaum, en 2004 [sous-titre L’exil, les Lumières, la désassimilation, Gallimard, Paris] ces réflexions firent que l’auteur du Capital fut désigné comme ″antisémite″. Ce petit-fils de rabbin, fils d’un converti au protestantisme et lui-même baptisé protestant par son père en 1824, se serait empêtré dans la ″haine de soi″ ». Les anti-antisémites ne donnent pas toujours dans la dentelle…

Robert Misrahi va encore plus loin, dans Marx et la question juive, en 1972 (Gallimard) ; il alla jusqu’à l’accuser d’avoir écrit « un des ouvrages les plus antisémites du XIXe siècle », où serait même lancé, suggérait-il, un « appel au génocide » ; rien que ça... Les arguments de Misrahi me semblent bien légers et la charge très lourde : oui, il y a des juifs pauvres, tous ne sont pas banquiers ou riches ; oui, Marx avait sans doute un problème avec sa judéité ; oui, la gauche socialiste ne fut pas toujours claire pour lutter contre l’antisémitisme. Misrahi ne pose pas encore le problème de l’antisionisme comme masque de l’antisémitisme (nous ne sommes qu’en 1972) mais conclut cependant à la nécessité d’un « État national » (parfaite définition du sionisme) où les Juifs se regroupent : la guerre des Six Jours eut lieu en 1967, celle du Kippour aura lieu en 1973.

Marx et Engels eurent des amis juifs importants et assez peu connus, sauf des initiés. Devant le développement de l’antisémitisme des années 1860, Hess reprit son nom juif de Moses (Moïse en allemand, qu’il avait échangé auparavant pour Moritz) pour protester contre l’assimilationnisme ; il se tourna alors vers un judaïsme athée, mais militant ; comme Marx. Hess épousa une pauvre couturière catholique, Sibylle (et non pas une prostituée comme la rumeur le fit courir) « afin de réparer l’injustice perpétrée par la société ». Wikipédia indique encore : « Bien qu’ils soient restés heureusement mariés jusqu’à la mort de Hess, Sibylle a peut-être eu une liaison avec Engels alors qu’il la faisait passer clandestinement de Belgique en France pour retrouver son mari. L’incident a peut-être précipité la séparation de Hess du mouvement communiste ». Engels étant également attiré par les ouvrières, l’histoire est peut-être vraie ; à quoi tient l’histoire du mouvement révolutionnaire... Mais Hess se sépara de Marx et Engels pour se rapprocher de Ferdinand Lassale que ces deux derniers n’aimaient guère (on y reviendra).

Hess deviendra plus tard l’un des premiers sionistes. Il semble qu’il soit à l’origine des premiers Kibboutzim (le dernier avatar des Phalanstères de Fourier) de la Palestine ottomane puis d’Israël, en publiant en 1862 Rome et Jérusalem : la dernière question nationale (Rom und Jerusalem, die Letzte Nationalitätsfrage) plus de trente ans avant Théodore Herzl et Der Judenstaat (L’État juif ou L’État des juifs, ce qui ne signifie pas la même chose ; Herzl préférait la première traduction) de 1896, année qui est considérée comme la date fondatrice du mouvement national juif, le sionisme. Herzl saluera cependant Hess comme un grand précurseur.

Quant à la guerre des paysans du temps de Luther, Engels s’y attela en 1850 dans son ouvrage La Guerre des paysans en Allemagne (Der deutsche Bauernkrieg) ; la date de cet écrit juste après les défaites du vaste mouvement social et national européen de 1848 n’est pas anodine. Cette guerre fut courte (de 1524 à 1526) ; peut-être 300 000 paysans soulevés, dont 100 000 furent massacrés ; plus qu’une jacquerie, et on n’était plus au Moyen-Âge. Le mouvement se fondait, au niveau religieux, sur la réforme de Luther qui ne fut pas du tout personnellement à l’origine de la révolte (dès le début, il prêcha contre les violences) ; mais ses écrits, sans aucun doute, en furent une étincelle. Luther, qui fut pourtant longtemps considéré par les autorités comme responsable de ces événements, soutint les nombreux seigneurs qui l’approuvaient dans sa lutte contre le pape mais condamna avec une violence inouïe ces paysans ; on peut trouver ses écrits sur la Toile, notamment l’article de Wikipédia Guerre des Paysans allemands.

En revanche, Thomas Müntzer, ancien partisan de Luther et pasteur, fut l’un des dirigeants de ces paysans, ajoutant à ses idées religieuses plus radicales que celle du fondateur de la Réforme, la nécessité d’une révolution sociale ; en mai 1525, il est capturé, torturé et exécuté. Le programme de la Révolution paysanne (ratée donc) était antiféodal (abolition du servage) et démocratique ; Engels « en fait le héros d’un communisme primitif précurseur du communisme scientifique… ».

La première critique anti-anar de Charlot ; critique sans doute légèrement homophobe…

Quand, en 1844, Charlot eut connaissance de l’écrit-brûlot L’Unique et sa propriété que Max Stirner, venait de commettre, son sang ne fit qu’un tour. Le fondement philosophique de la pensée de Stirner, remarqua Charlot, est un anarchisme individualiste, déjà opposé à la fois aux systèmes politiques de l’époque et au communisme ; Charlot fut péremptoire : « Il s’agit en fait plus d’un égotisme, d’un narcissisme ; mais les deux restent politiques : ce n’est pas un simple regard sur le nombril, car il affirme que l’organisation sociale est bien nécessaire, mais ne peut être basée que sur une Association des égoïstes ». Charlot comprit ce que serait probablement l’anarchisme politique futur, peut-être un peu moins égotiste que celui de Stirner : « L’Association sera la clé de voûte de tous les anarchistes, se fâcha Charlot ; tous des individualistes égoïstes, lâcha-t-il en citant Stirner de mémoire : "Je ne m’associe avec les autres que s’ils peuvent m’être utiles, pour que nos puissances réunies produisent plus que l’une d’elles ne pourrait faire isolément" ; l’association, ça reste tout pour ma pomme ! Et ce con n’a pas de mots assez durs contre les communistes qu’il semble curieusement bien connaître ; jusqu’ici, les anticommunistes n’étaient que des aristos ou des bourgeois réactionnaires ; maintenant en voilà un qui se prétend révolutionnaire ! ». Charlot finit par hurler : « Vive mon moi, mais si l’autre peut m’être utile... Un anticommuniste primaire ! Mes, mes, mes ! ; moi, moi, moi ! Des salopards comme ça, je n’en ai encore jamais vu ! Il va m’entendre, ou du moins me lire ».

Pour Charlot, c’était donc sans doute la première fois, à sa connaissance, que l’anticommunisme n’était pas la litanie habituelle de tous les réactionnaires, possédants et autres féodalités : car Stirner se disait en effet révolutionnaire. Charlot prit donc sa plus belle plume pour le critiquer. Il n’insista que peu sur la nature de l’anticommunisme de Stirner, mais analysa la raison profonde de la haine de ces anarchistes contre l’État. L’analyse de Charlot, avec son génie habituel, dépassait de très loin tout ce qui existait en matière psychologique[8]. Mais sa virulence interroge : son machisme pour ne pas dire son homophobie qui apparaît au grand jour dans ces tirades fait penser à celle d’un homosexuel jouant le jeu adverse pour mieux se cacher ; Charlot sentant peut-être en lui des tendances libertaires, se déchaînerait contre celles-ci.

En effet, Charlot se lâche : « Une haine du père, un vulgaire complexe d’Œdipe ; un amour immodéré de la mère. Si ce Stirner avait lu Oidípous Týrannos (Œdipe roi) de Sophocle, il aurait fermé sa gueule ou aurait mis de l’eau dans son venin ». Et Charlot s’emporta : « Un jour, j’écrirai un traité de psychiatrie politique. Évidemment, sous un pseudonyme avec un nom pas trop marqué juif ; tiens : Siegfried Friede. Les Allemands et les Autrichiens vont adorer ; on ne parlera plus de notre fameux Sigfried qui tua le dragon (on pourrait en faire un bel opéra). Pas mal non, Siegfried Friede, et avec redondance de la paix[9]. Ces anars ne comprennent pas que leur recherche absolue de liberté est vaine ; en voulant tuer le père (l’État au niveau politique ; voir ce despote russe qui se fait appeler le père des peuples) ils ne pensent qu’à leur ″moi″ sans se rendre compte qu’au tréfonds de leur âme, en fait de leur sexe, se trouve un véritable dragon qui crache le feu et dévore ; ils ne comprennent pas que pour obtenir un ″Moi véritable″, il faut une morale ou je ne sais trop quoi, qui tient tête à ce dragon, un truc au-dessus de ce ″Ich″, quelque chose que je nommerai bien un ″Überich″, un ″surmoi″ ».

Charlot était prêt à suffoquer, son visage semblait cracher le feu ; ses yeux rouge sang étaient éclatants. « Je viens enfin de comprendre, dit-il dans un souffle : Sigfried terrassant le dragon (comme tous les Saint-Michel et autres saints faisant leur même devoir) c’est le surmoi terrassant le moi… pas le moi, autre chose que ça, mais ça ne me vient pas… ». Il souffla puis reprit, haletant : « Un dragon qui crache, que voulez-vous que ça soit d’autre qu’un pénis surchauffé prêt à cracher ! ». Charlot se détendit un peu, pensant au drapeau gallois orné d’un superbe dragon rouge. La ressemblance entre un dragon et un pénis est une évidence qui ne court cependant pas les rues ; mais Charlot connaissait le Pays de Galle et, encore, anticipait[10]

Il continua plus calmement : « Je suis sûr qu’existe probablement chez l’homme un mécanisme qui conduit à mettre en place un ″chef ″, quel qu’il soit, auquel chacun délègue du pouvoir, en s’y aliénant. Et Charlot termina par une synthèse géniale (comme toutes ses synthèses, répétons-le) : « Pas si con cependant, ce Stirner : l’homme et la femme ont tellement peur du dragon qui les gratouille dans leur culotte et les piquent comme des frelons, qu’ils risquent de se soumettre en effet, au niveau politique, à n’importe quelle force despotique qui les opprimera. Toute la politique communiste devra suivre ce danger comme le lait sur le feu ».

Il reprit cependant sa plume et son papier, emporté par une nouvelle compulsion irrésistible : le dragon était prêt pour un second crachat : « Ces anars sont en fait des femmelettes, des couilles molles, probablement des invertis ; ils ont sans doute du mal à bander dur, d’où leur haine du pouvoir phallique. Ils préfèrent l’horizontalité à la verticalité ; ce point de vue en politique et en organisation sociale n’est que l’effet de leur impuissance sexuelle. Ils n’aiment que leur moi : je suis sûr qu’ils sont surtout des branleurs, des adeptes d’Onan ! Ils ne peuvent rêver de conquêtes avec leur épée pour les hommes (pour les femmes, cet organe leur fait horreur) c’est trop guerrier. Certes, certaines féministes me trouveront macho ; je ne le suis pas, mais je n’aime que les femmes et je veux être père ; et pourquoi mes fils voudraient-ils me tuer, comme dans le mythe d’Œdipe de Sophocle. Les femmes ont toute leur place dans notre société communiste ; mais elles resteront femmes unies à un seul homme : je réfute toutes les utopies de sociétés fondées sur un débordement sexuel généralisé, comme celle des Phalanstères de Fourier où même l’amour entre mêmes genres est permis. Pas de tolérance envers ce bordel généralisé ; la tolérance, il y a des maisons pour cela ; et j’en sais quelque chose : ces maisons doivent rester privées. Je me demande ce que j’écrirai là-dessus si on me demandait un programme communiste ».

Charlot, dont la rougeur avait pâli, s’était calmé. Il se remémora que l’anarchie était sans doute vieille comme le monde, au moins aussi vieille que le philosophe grec de l’Antiquité Diogène de Sinope, également appelé Diogène le cynique, lequel s’était permis de tenir tête à Alexandre le Grand. « L’esprit libertaire remonte en effet aux origines de l’humanité, se dit Charlot : les sociétés sans classes ni propriété privée du communisme primitif (hypothèse qui me vient à l’esprit ; il faudra que j’y travaille) c’est quoi, sinon l’anarchie ; et dans le communisme, le vrai, après la préhistoire de l’humanité, que j’envisage, il n’y aura plus d’État[11] ».

Charlot continua, mais avec un autre délire : « Diogène (celui qui logeait dans un tonneau, plus exactement dans une grande jarre, les tonneaux n’existaient pas à son époque) celui de ses branlettes en public (ce qui signifie, l’a-t-on compris, "Je me suffis à moi-même ; vive l’autarcie et la vie marginale !") est probablement l’ancêtre de l’anarchisme individualiste, au moins le premier du monde occidental ; je laisse de côté les taoïstes de Lao Zi (Lao-tseu) et les bouddhistes de Bouddha. J’ai appris, mais curieusement oublié, qu’une forme d’individualisme libertaire apparaissait déjà chez les philosophiques épicuriens, stoïciens et cyniques (Diogène est le premier des cyniques, mot provenant du latin cynicus, chien : il vivait accompagné de chiens errants). Alexandre lui proposa : "Demande-moi ce que tu veux, je te le donnerai" ; il osa répondre : "Ôte-toi de mon soleil !". Vous imaginez un gus répondant la même chose à un monarque lui proposant de traverser la rue pour trouver du boulot… Ah ! Ces assistés ! Diogène ne se sentait pas un mendiant assisté : contre un morceau de pain, il offrait ses conseils philosophiques ; déjà un échange marchand ».

Charlot se dit qu’il avait peut-être exagéré dans son délire anti-anar ; il finit par : « Il faudra reprendre la question ! ».

Marx contre Stirner

  L’Unique et sa propriété (Der Einzige und sein Eigentum) de 1844 que Johann Kaspar Schmidt, dit Max Stirner[12] (de plus de dix ans l’aîné de Karl) venait de commettre, entraina les foudres de Marx[13] : « Stirner exagère, commença Marx, dans sa réponse, en écrivant : "Si [mon prochain] peut m’être utile, je consens à m’entendre avec lui, à m’associer avec lui pour que cet accord augmente ma force, pour que nos puissances réunies produisent plus que l’une d’elles ne pourrait faire isolément. Mais je ne vois dans cette réunion rien d’autre qu’une augmentation de ma force, et je ne la conserve que tant qu’elle est ma force multipliée. Dans ce sens-là, elle est une association" ».

Marx rêvait sans doute de rajouter : « Et ce con n’a pas de mots assez durs contre les communistes qu’il semble curieusement bien connaître ; Stirner n’écrit-il pas : "Ils ne pensent qu’à créer, en supprimant la sainte propriété personnelle, un nouvel État qui va m’étouffer". Ou encore : "En abolissant la propriété personnelle, le communisme ne fait que me rejeter plus profondément sous la dépendance d’autrui, autrui s’appelant désormais la généralité ou la communauté. Bien qu’il soit toujours en lutte ouverte contre l’État, le but que poursuit le communisme est un nouvel ‘État’, un statut, un ordre de choses destiné à paralyser la liberté de mes mouvements, un pouvoir souverain supérieur à moi. [...] Désormais, toute distinction s’efface, tous étant des gueux, et la société communiste se résume dans ce qu’on peut appeler la ‘gueuserie générale’″ ». 

Ainsi, la société n’est pas absente[14] du raisonnement de Stirner dont la tradition a fait un farouche égotiste individualiste, à la limite en dehors de l’anarchisme politique. Un livre va même très loin[15] : contre le mémoire de maîtrise d’un jeune apprenti philosophe français (Rudy Rocher) dont sont extraites quelques pages (bien creuses[16]) les deux anars (Roudine et Guérin) tentent de montrer que plus anarchiste anticapitaliste que Stirner, tu meurs ! Son moi n’est pas qu’un simple égo affirme Roudine : « … il appartient à une classe déterminée … Ce résultat est acquis : le moi chez Stirner, c’est l’opprimé »[17]. Guérin va dans le même sens en le citant aussi : « L’État repose sur l’esclavage du travail. Si le travail devient libre, l’État est perdu ».

Et, mais sur un plan opposé, Stirner critiquait déjà Proudhon, bien avant Marx ; il n’y avait donc pas que Marx qui s’opposait aux anars : ils ne se débrouillaient déjà pas si mal entre eux. Dans quelques passages de L’Unique (voir Jean-Christophe Angaut) Stirner reproche au Proudhon de la Création de l’ordre dans l’Humanité, ou Principe d’organisation politique de 1843, l’inviolabilité de la morale qui suppose que chacun a des devoirs envers la société : pour Stirner, c’en est déjà trop, car cela perpétue la hiérarchie qu’il déteste. Surtout, il démonte, de son point de vue, la fameuse formule de Proudhon, « La propriété, c’est le vol » dans Qu’est-ce que la propriété ? de 1840 : Proudhon considère donc le vol comme un crime. Stirner y répond sèchement : « Proudhon pouvait épargner son pathos radoteur en disant : il y a certaines choses qui n’appartiennent qu’à quelques-uns, auxquelles Nous autres voulons désormais prétendre ou faire la chasse. Prenons-les, puisque c’est en prenant qu’on parvient à la propriété et que la propriété, dont Nous sommes encore actuellement privés, n’est-elle aussi parvenue aux propriétaires qu’en étant prise. Elle pourra être mieux utilisée entre nos mains à Nous tous que si quelques-uns seulement en disposent. Associons-Nous donc en vue de ce vol ». La bande à Bonnot a dû apprécier, après Robin des bois[18].

On peut enfin renvoyer à Marx et Engels la même critique qu’ils faisaient à Stirner et aux autres philosophes de la gauche hégélienne : « La philosophie est à l’étude du monde réel ce que l’onanisme est à l’amour sexuel » ; bref, de la masturbation intellectuelle. Autrement dit : « Tous des petits branleurs ».

Charlot et Freddy, ultragauchistes contre La Sainte Famille et L’Idéologie allemande

Charlot et Freddy eurent d’autres cibles que Stirner ; ils réglèrent ainsi leur compte avec La Sainte Famille, le premier ouvrage (au titre donc pour le moins amusant) écrit conjointement par Charlot et Freddy en 1844 et publié en 1845 contre Bruno Bauer et consorts ; Bauer et ses deux frères en étant la principale cible.

Marx et Engels, idem

Marx et Engels ne se définissaient pas comme ultragauchistes, mais critiquèrent les Jeunes hégéliens : dans La Sainte Famille, ou Critique de la critique critique (Die heilige Familie, oder Kritik des kritischen Kritik) parue en 1844[19] et L’Idéologie allemande (Die deutsche Ideologie) fut écrite dans la foulée[20].

L’Idéologie allemande ne fut qu’en pense-bête pour Marx et Engels ; l’écrit ne fut jamais publié du temps de Marx, soumis, selon lui, à « la critique rongeuse des souris et des rats » ; il fut publié en 1932 en URSS, par David Riazanov, condamné plus tard à mort par Staline pour « trahison », avec, comme élément à charge, entre autres, la publication de ce manuscrit. Dans ce texte, Karl n’y va donc pas de main morte contre « Saint Bruno » pour Bauer, « Saint Max », ou « Sancho », « Don Quichotte » (ce « très triste chevalier à la Triste Figure » (cité par Laurent Galley[21]) pour Stirner. Laurent Galley s’y déchaîne contre Marx : « On le sait, toute forme d’égoïsme et d’individualisme a toujours donné des boutons à la critique marxiste de l’économie politique ; ce que l’on sait moins, c’est que toute L’Idéologie allemande de Marx et Engels est un essai sur cette question-là. Un essai, que dis-je ! Un règlement de compte ».  Galley n’a sans doute pas tort, même si la critique de Feuerbach ne correspond pas à une critique de l’anarchisme ; mais Bruno Bauer et Max Stirner appartenaient à un mouvement nommé le Cercle des Freien (Cercle des Hommes Libres ou des Affranchis) ; Bref, Bauer devait être un peu copain avec Stirner et un peu anar… Les chroniques marxistes de cet écrit n’insistent guère sur cet aspect, alors que la critique de Stirner y est dominante en nombres de pages. L’Idéologie allemande, encore des deux compères (mais surtout du premier) est en fait profondément chiante. Certains passages sont cependant quelquefois cocasses, dignes d’un Canard déchaîné du début du XXe siècle qui veut « faire la peau » (dixit Galley) aux hégéliens de gauche.

Notes de bas de page

[1] Il existe beaucoup de biographies d’Engels trouvables sur Internet ; notre préférée est celle de Jacques Grandjonc, Engels Friedrich (in Le Maitron, version de 2021 ; on lui doit une grande partie de son histoire) :

https://maitron.fr/spip.php?article216218&id_mot=19167

[2] On peut lire sur la Toile ce livre d’Engels, et quelques commentaires, grâce à marxists.org :

MIA: F. Engels - La situation de la classe laborieuse en Angleterre (marxists.org)

[3] L’histoire de l’expression la question juive, comme toute question « interroge » (comme on dit…). Wikipédia la résume assez sobrement ; on peut y jeter un œil...

[4] On est bien dans l’uchronie : Karl Marx n’a jamais écrit cela !

[5] Voir l’un des prêches illuminés du rabbin Rav Dynovisz affirmant : « Le pays le plus assimilé, le pays où deux Juifs sur trois se marient avec une Allemande, c’était en Allemagne. Et comme par hasard, quelques années après, Paf ! L’explosion du nazisme ». Il semble exister plusieurs versions de ces illuminations (pour certains des évidences ; pour d’autres un cauchemar…) ; par exemple celle de Haïm Goël, le 28 mars 2022, Lève-toi ! Voir :

La Délivrance finale viendra de France (qui comprend la partie sud de la Belgique) - Rav Dynovisz. - Lève-toi ! / Etz Be-Tzion (leve-toi.com)

[6] Dans un documentaire, Nous sommes tous juifs allemands, de début juin 2020 sur France 5, où Daniel Cohn-Bendit, en retournant en Israël, tenta de comprendre. Il racontait qu’une femme lui reprocha de s’être lui-même « excommunié » en ne se mariant pas avec une juive. « Tu t’es coupé du judaïsme », lui lança-t-elle ; elle n’ajouta pas qu’en épousant une femme goy, il commit la faute de ne pas penser à la perpétuation du peuple juif.

[7] On peut lire cet écrit sur la Toile, publié par marxists.org avec une introduction (et, attention ! après l’écrit de Marx, celui de Bauer) à :

La question juive - K. Marx (Introduction) (marxists.org)

[8] Charlot anticipait évidemment Sigmund Freud d’environ un demi-siècle. Les rapports entre l’anarchisme et la psychanalyse (voir la Toile) ont déjà fait couler beaucoup d’encre ; le rapprochement n’est pas idiot : la psychanalyse ne cherche-t-elle pas à libérer chaque individu, chaque Unique de ses carcans individuels pour le rendre autonome, libre de ses choix, lucide, critique et responsable. L’anarchiste russe Archinov, compagnon de la Révolution makhnoviste (de l’anarchiste Makhno en Ukraine ) écrivit par exemple : « Prolétaires de tous les pays, descendez dans vos propres profondeurs et cherchez-y la vérité, vous ne la trouverez nulle part ailleurs ! ».

[9] Sigfried ou Siegfried signifie en effet déjà victoire de la paix, avec Sieg, victoire, et Friede, paix. Siegfried Friede, Sigmund Freud… Le prénom Sigmund (Qui est exaucé) n’a rien à voir avec Siegfried (à part le zig), mais le nom Freud, selon moi, résonne avec Friede, et pas seulment par le son. Pourquoi ? L’hymne à la joie (Freude) de la 9e symphonie de Beethoven, devenu l’hymne officiel de l’Union européenne, est tiré d’un poème de Schiller ; une légende romantique prétend que Schiller avait initialement écrit un poème à la liberté (Freiheit) ; je pousse cette légende jusqu’à un hymne à la paix, ce qui colle lieux pour l’Europe qu’un hymne à la joie.

[10] Des militants gallois ont en effet lancé, à l’été 2021, une pétition pour que le dragon du drapeau national ait rapidement un pénis. Et c’est une histoire vraie !

[11] Marx aura probablement pensé la même chose ; mais sans s’y appesantir dans ses polémiques avec les anarchistes. Amusant ce premier rapport entre communisme primitif, communisme de l’avenir et anarchie : c’est le fond de la question contemporaine.

[12] Il aurait adopté ce pseudonyme pour mettre en valeur son front (Stirn en allemand) puissant.

[13] On peut lire sur la Toile cet unique texte de Stirner avec quelques commentaires, par exemple sur :

Max Stirner, L'unique et sa propriété (1845) (uqac.ca)

Après sa mort dans le dénuement en 1856, il sombra dans l’oubli. Il ne fut retrouvé qu’à la fin du siècle par John Henry Mackay, écrivain, poète et activiste écossais naturalisé allemand, anarcho-individualisme s’il en est, et homosexuel militant. Il est l’auteur en 1897-1898 de la première biographie : Max Stirner, sein leben und sein werk (Max Stirner, sa vie et son œuvre). Beaucoup plus récemment, en 2017, fut publié Stirner et l’anarchie, de Jean-Christophe Angaut, dans L’Unique et sa propriété : lectures critiques (sous la direction d’Olivier Agard et Françoise Larillot, Collection De L’Allemand, L’Harmattan). On peut le lire sur la Toile :

Stirner et l'anarchie (hal.science)

[14] Stirner a traduit en allemand des textes d’économistes très libéraux : Adam Smith (La richesse des nations) et Jean-Baptiste Say (Dictionnaire d’économie politique) ; on est donc loin d’un vulgaire individualiste ne se regardant que le nombril, mais peut-être plus proche de ce que seront les économistes libertariens.

[15] Max Stirner, Graine d’ananar, livre édité par les Éditions libertaires en 2004, reprenant des écrits d’un inconnu (le jeune Rudy Rocher), de Daniel Guérin et du vieil anar Victor Roudine.

[16] Aucune référence aux économistes libertariens, seulement à l’individualisme « moderne ».

[17] Extraits de Roudine qui cite Stirner : « Défendez-vous et on ne vous fera rien ! crie-t-il à la masse. Si quelques millions d’autres sont derrière et vous soutiennent, vous êtes une puissance imposante, et vous n’aurez pas grand peine à vaincre ». Et Roudine d’insister en citant d’autres extraits de L’Unique : « Ceux qui possèdent gouvernent… L’État, c’est l’ange gardien des capitalistes… L’État est un État bourgeois, c’est le statut de la bourgeoisie ». Et il en est d’autres sur les ouvriers et leur pouvoir de grève générale.

[18] On ne peut passer sous silence un curieux hommage à Stirner : celui du socialiste Léon Blum ! L’écrivain Yves Pagès (dans Yves Pagès, G. Tor, Alexandre Marius Jacob, Le révolutionnaire nocturne, Les inrockuptibles, n° 56, 7 mai 1996) écrit au sujet de L’Unique, qu’il est étonnant : « ... qu’un Léon Blum, qu’on ne peut pas confondre avec un dangereux anarchiste, a pu [le] considérer comme l’ouvrage ″le plus hardi, le plus descriptif, le plus libre que la pensée humaine a pu imaginer″ ». Souvent, la critique anticommuniste des réformistes venus du marxisme ou non, ne peut que reprendre, en mettant en avant la liberté, les thèses de base de l’anarchisme. On pense surtout à John Maynard Keynes, ce grand économiste réformiste britannique qui emprunta beaucoup à Proudhon.

Dans l’Histoire, la critique de Stirner par Marx n’arrive pas à la cheville de celle de Charlot, délirante, quoique… Les écrits sur cette histoire sont nombreux ; on peut rajouter une sorte de résumé :

https://leconflit.com/2021/07/max-stirner-1806-1856.html

[19] Édition française aux Éditions sociales, 1969 ; on peut lire ce livre sur la Toile, grâce à marxists.org :

https://marxists.org/francais/marx/works/1844/09/kmfe18440900.htm

[20] De Marx et Engels donc ; il en existe plusieurs éditions françaises, souvent réduites au texte concernant Feuerbach, par exemple sur marxists.org., à :

https://www.marxists.org/francais/marx/works/1845/00/kmfe18450000.htm

La seule éditions complète en français nous semble être celle des Éditions sociales : Karl Marx, Friedrich Engels, L’idéologie allemande, reproduction de l’édition de 1976, avec Gilbert Badia (Annotateur) et Isabelle Garo (Préfacier), 2012. On peut en lire seulement la présentation, à :

https://editionssociales.fr/catalogue/lideologie-allemande/

Enfin, en cherchant bien, on trouve une version complète, lisible et copiable sur la Toile, de l’édition de 1968 des Éditions sociales :

https://cerclemarxcom.files.wordpress.com/2019/09/marx-l-ideologie-allemande.pdf

[21] Voir les nombreux blogs, sur Mediapart, de Laurent Galley, se définissant comme socialiste libertaire dont, en décembre 2012, Marx et Stirner : d’un désaccord sur la propriété (II) ; « II », car un blog précédent s’intitulait Marx et Proudhon : d’un désaccord sur la propriété (octobre de la même année).

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