Charlot et Pierrot-Joé, le début difficile d’une amitié, mais pas entre Marx et Proudhon. Charlot et Freddy, inséparables, mais jusqu'à quand ? Comme Marx et Engels, mais pour la vie.
Pierrot-Joé et Charlot qui dragua le premier avec conviction
Au début de sa relation avec Charlot, vers 1844, d’abord par écrits interposés, tout alla de mieux en mieux entre l’anar et l’ancien ultragauchiste hégélien qui allait devenir communiste ; des relations au début difficiles, mais une profonde amitié qui allait croître.
Charlot proposa à Pierrot-Joé, dans une lettre écrite en français en mai 1846, une sorte d’alliance, au moins une correspondance entre socialistes français et communistes européens. Il le caressa dans le sens du poil, en affirmant en substance : « On a vraiment besoin de toi, Pierrot-Joé ; en France, il n’y a pas meilleur que toi ! Les différences d’opinions vont enrichir le débat et on va ainsi cartonner tous les bourgeois d’Europe ». Avec Gourmandise, Charlot continua sa lettre : « Nos différences d’opinions, tu sais bien qu’elles existent (pourquoi le nier !) pourront s’éclairer ; on arrivera à un échange d’idées et à une critique impartiale ». Charlot pensa alors à Stirner et ajouta « Nous allons poursuivre le mouvement social dans les différents pays et arriverons à un intérêt riche et varié comme le travail d’un seul ne pourra jamais le réaliser ». Il ajouta : « Comme vous le dites dans votre très belle langue : “L’union fait la force” ; et nous en aurons besoin au moment de l’action ». Il faillit ajouter, car il était honnête, que, bien entendu, cette « correspondance suivie devra s’occuper et de la discussion de questions scientifiques et de la surveillance à exercer sur les écrits populaires ». Il y renonça, étant certain que Pierrot-Joé allait évidemment tiquer ; tant pis pour l’honnêteté, pensa-t-il, mais l’efficacité est plus importante.
Pierrot-Joé hésita : allait-il répondre immédiatement ? Il avait préparé une aimable réponse datée de Lyon du 17 mai 1846 (réponse rapide pour l’époque) avec cependant quelques réserves (on ne peut pas le faire accepter sans qu’il réfléchisse longuement) mais il renonça : il ne donna son accord que bien plus tard : une alliance allait commencer, avec certes quelques orages.
Dans sa réponse préparée qu’il n’envoya donc pas tout de suite, Pierrot-Joé commence par augurer d’une possible non-participation à la proposition de Charlot, par un prétexte : « Je suis d’un naturel paresseux et j’ai pas mal de travail ; je ne vous promets donc pas de vous écrire ni beaucoup ni souvent ». Il rajouta cependant : « Et j’ai quelques réserves à vous soumettre : la première concerne ma volonté, qui pourtant possède déjà des principes bien arrêtés, de ne pas tomber dans le dogmatisme ; car je vous vois venir avec vos gros sabots, mon cher Charlot. La seconde est plus radicale : c’est mon refus explicite de la Révolution violente que vous évoquez avec votre petite phrase ″au moment de l’action″. J’ai changé : je ne crois plus à cette révolution violente ; je pense avoir découvert mieux et plus pacifique ».
Pierrot-Joé ne répondit donc pas tout de suite positivement, en juin 1846, à la lettre de Charlot : il feignit sans doute l’hésitation, la procrastination : on verrait demain ! Il avait sans doute l’intention de participer au projet, sinon de fusion, du moins de discussion ; et ses réserves, pourtant bien évidentes, n’étaient en fait là que pour se faire mieux désirer et pour augmenter les enchères.
Pierrot-Joé avait en outre à peine remarqué le bizarre post-scriptum de la lettre de Charlot qui dénigrait Karl Grün, celui qui allait traduire en allemand son prochain ouvrage ; il se demanda pourquoi tant de haine et décida d’à peine mentionner cette méchanceté gratuite dans sa réponse éventuelle, se contentant de faire larmoyer Charlot sur le sort de ce pauvre Grün qui a une femme et des enfants à sa charge. Pierrot-Joé attendit des mois sa réaction à son silence ; en fait, il l’espérait. Cette réaction ne vint pas. « Curieux, pensa-t-il, qu’il n’ait pas insisté, qu’il n’ait pas envoyé une seconde lettre ; ne me disait-il pas, au sujet de Grün, "Peut-être vous reparlerai-je plus tard de cet individu" ». Pierrot-Joé se décida enfin à envoyer sa réponse, en 1846, juste avant la publication de son livre Philosophie de la misère. « Je suis fier de toute ma réplique à Charlot, se dit-il, à la fois de l’annonce de mes nombreuses occupations et de ma prétendue paresse n’annonçant rien qui vaille, de mes réserves politiques qui lui ont sans doute cloué le bec, de l’annonce de mon bouquin à paraître, surtout de mon soutien à Grün. Je lui réponds, mais, avec cette réponse, il ne marchera pas ; et tant pis pour les monts et merveilles promis de ma notoriété en Europe ! ». Il était rayonnant.
Contre toute attente, Charlot répondit : « Tu as hésité longtemps, mon Cher Pierrot-Joé. De mon côté, je pense te préciser dans un certain temps ma position, car ton refus de l’action et du dogmatisme (que je partage, mais seulement pour le refus du dogmatisme) interroge dans nos rangs communistes, de même que ton soutien à peine voilé à Grün. Mais rien n’est impossible, Bien à toi, Charles ».
Les deux mouvements continuèrent officiellement de se détester, mais les deux larrons se rencontrèrent en secret pour tenter d’arrondir les angles.
Le râteau que se prit Marx… Proudhon fut peut-être convaincu qu’il était tombé dans un piège posé par l’auteur de la proposition d’alliance[1]
Marx envoya à Proudhon une lettre écrite le 5 mai 1846[2] où le miel coulait à flot ; il y mit en effet les moyens : « Nos rapports avec l’Angleterre sont déjà établis ; quant à la France, nous croyons tous que nous ne pouvons y trouver un meilleur correspondant que vous : vous savez que les Anglais et les Allemands vous ont jusqu’à présent mieux apprécié que vos propres compatriotes ». Si ce n’est pas un bon coup de brosse à reluire… « De cette manière, poursuivit Marx, les différences d’opinions pourront se faire jour ; on arrivera à un échange d’idées et à une critique impartiale », et par ce moyen « de poursuivre le mouvement social dans les différents pays, d’arriver à un intérêt riche et varié comme le travail d’un seul ne pourra jamais le réaliser ». La lettre mentionne un point qui aurait dû hérisser l’anar : « … j’ai organisé avec les communistes et socialistes allemands une correspondance suivie, qui devra s’occuper et de la discussion de questions scientifiques et de la surveillance à exercer sur les écrits populaires… ». Et un autre, en en rajoutant : « Et au moment de l’action, il est certainement d’un grand intérêt pour chacun d’être instruit de l’état des affaires à l’étranger aussi bien que chez lui ».
Dans sa réponse de Lyon du 17 mai 1846[3], Proudhon commence par augurer d’une possible non-participation à la proposition de Marx, par un prétexte : sa « paresse naturelle » : « Mon cher monsieur …, Je consens volontiers à devenir l’un des aboutissants de votre correspondance, dont le but et l’organisation me semblent devoir être utiles. Je ne vous promets pas, pourtant, de vous écrire ni beaucoup ni souvent : mes occupations de toute nature, jointes à ma paresse naturelle, ne me permettent pas ces efforts épistolaires ». Mais ce sont les « réserves » (mots diplomatiques) qui expliquent la suite : « Je prendrai aussi la liberté de faire quelques réserves, qui me sont suggérées par divers passages de votre lettre ».
Au moins deux réserves. La première concerne sa volonté qui pourtant, note-t-il au passage, possède déjà des principes bien arrêtés, de ne pas tomber dans le dogmatisme[4]. La seconde est plus radicale : c’est le refus explicite de la Révolution violente[5] ; le passage au réformisme saute ici aux yeux. Il s’agit bien d’un passage, d’une évolution, et non d’une position de principe, car il indique qu’il avait longtemps partagé le premier point de vue. Quelle est donc cette solution douce, cette astuce économique (« faire rentrer dans la société, par une combinaison économique, les richesses qui sont sorties de la société par une autre combinaison économique ») ? Un peu de patience…
Curieusement, on ne trouve aucune remarque ou réserve concernant « la surveillance à exercer sur les écrits populaires ». En revanche, Proudhon est fort astucieux dans son post-scriptum qui répond à celui de Marx concernant Grün qu’il ne pouvait pas ne pas avoir remarqué. Marx y écrivait : « P.S. – Je vous dénonce ici M. Grün à Paris. Cet homme n’est qu’un chevalier d’industrie littéraire, une espèce de charlatan qui voudrait faire le commerce d’idées modernes. […] De plus, cet homme est dangereux. Il abuse de la connaissance qu’il a établie avec les auteurs de renom grâce à son impertinence, pour s’en faire un piédestal et les compromettre ainsi vis-à-vis du public allemand. Dans son livre sur les socialistes français, il ose s’appeler [votre] professeur [et] prétend [vous] avoir dévoilé les axiomes importants de la science allemande, et blague sur [vos] écrits. Gardez-vous donc de ce parasite. Peut-être vous reparlerai-je plus tard de cet individu ».
Proudhon écrit en effet en réponse (et chaque mot vaut son pesant d’astuce) : « Je regrette sincèrement les petites divisions qui, à ce qu’il paraît, existent déjà dans le socialisme allemand, et dont vos plaintes contre M. G.[6] m’offrent la preuve. Je crains bien que vous n’ayez vu cet écrivain sous un jour faux ; j’en appelle, mon cher Monsieur Marx, à votre sens rassis. G. se trouve exilé, sans fortune, avec une femme et deux enfants, n’ayant pour vivre que sa plume. […] Ce que je sais et que j’estime plus que je ne blâme un petit accès de vanité, c’est que je dois à M. G. la connaissance que j’ai de vos écrits […] Je vous verrais avec plaisir, mon cher Marx, revenir d’un jugement produit par un instant d’irritation ; car vous étiez en colère lorsque vous m’avez écrit. G. m’a témoigné le désir de traduire mon livre actuel ; […] je vous serais donc obligé, ainsi qu’à vos amis, non pas pour moi, mais pour lui, de lui prêter assistance dans cette occasion, en contribuant à la vente d’un écrit qui pourrait sans doute, avec votre secours, lui donner plus de profit qu’à moi ».
Mais Proudhon ne dit pas explicitement qu’il hésite à répondre positivement à la proposition de Marx et Engels (et Bigot…) : la fin de la lettre est plutôt un ultimatum quand il écrit « Je vous verrais avec plaisir, mon cher Marx, revenir d’un jugement produit par un instant d’irritation… [etc.] » ; si Marx avait accepté cet ultimatum, le cours de l’Histoire aurait peut-être changé ; mais si la lettre de Marx à Proudhon était bien un piège (comme l’affirment donc Lacascade et Joyeux) Marx ne pouvait accepter cet ultimatum : il ne relança jamais son pseudo-ex-ami et la guerre se déclencha…
Proudhon espérait-il en fait une réponse de Marx ? On ne le saura sans doute jamais (sauf à mettre au jour de nouveaux carnets). Mais que Marx ne l’ait pas relancé resta peut-être un espoir et ainsi un mystère pour lui[7]. Et l’on arrive enfin à l’une des sources de « Marx ténia du socialisme » de Maurice Joyeux[8]. Selon ces écrits, surtout celui de Joyeux, la rupture serait ainsi de la responsabilité de Marx en 1846, donc avant sa Misère de la philosophie, réponse à Philosophie de la misère de Proudhon, alors que l’Histoire nous conte que la rupture ne date que de 1847, avec cette réponse !
Proudhon pensa peut-être[9] : « Je me suis fait baiser par Charlot ; et malgré ce qu’on dit de mes penchants, ça ne me fait pas plaisir ! Mais en fait, c’est moi qui l’ai baisé ! Je suis convaincu que toute sa lettre n’était qu’un traquenard, ses coups de brosse à reluire sur ma notoriété en France, ces "On n’attend que toi en Europe", bref sa proposition de collaboration, tout cela était bidon : pour que je vire Grün ! Je savais bien qu’il y avait des débats au sein de la Ligue des Justes de Londres, mais de là à penser que Marx ne m’avait envoyé une lettre me demandant de collaborer au mouvement révolutionnaire européen que comme prétexte pour se débarrasser de ce pauvre Grün… Car le marché était implicite : "Si tu veux collaborer, tu vires Grün ; à prendre ou à laisser !". Le salaud, il était sûr de son coup, sûr que je marcherais dans la combine, pour doper ma notoriété ! Le con ! Ce soi-disant génie s’est pourtant trompé : je n’ai pas marché et je n’ai pas viré Grün ; il aura sans doute été fou de rage. Mais je vais prendre ma revanche, mon bouquin va lui foutre des boutons ! ». Emporté par sa découverte, Proudhon se calma cependant, pensant qu’il avait toutefois mal joué en ne répondant pas Oui à la collaboration tout en gardant Grün, même en le gardant tout en prétendant qu’il allait le virer. Cependant, il ne mangeait pas de ce pain-là.
Dans l’Histoire, la proposition de Marx fut donc un flop : après sa réponse où l’hésitation sinon le refus implicite était évident, Proudhon ne donna jamais suite à la proposition de Marx et ses copains ; il avait probablement déjà écrit, comme il le mentionne dans sa réponse en parlant de son « prochain ouvrage », son Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère qui paraît en effet en octobre 1846, et en ajoutant donc dans sa réponse à Marx : les deux piques (« à recevoir la férule critique de votre main » et « en attendant ma revanche ») il enragea sans doute celui qui allait devenir son meilleur ennemi. Marx, dans sa Lettre à Johann Baptist von Schweitzer[10], indique en effet : « Peu avant la publication de son second ouvrage important, Philosophie de la misère, etc., Proudhon me l’annonça lui-même dans une lettre très détaillée, où il mettait cette phrase : "J’attends votre férule critique". Je ne tardai pas à l’en frapper dans ma Misère de la philosophie, […] ». Cette « lettre détaillée » est celle que Proudhon lui a envoyée en réponse à la sienne ; mais Marx ne dit mot de cette dernière…
Charlot et Freddy, deux inséparables provisoirement, qui transformèrent la Ligue des justes, en Ligue communiste, sans la moindre vague
Au printemps 1845, Freddy rejoignit Charlot à Bruxelles où ce dernier s’était réfugié après son expulsion de France et où ils travaillèrent, avec Moses Hess, à la rédaction de L’Idéologie allemande. Il organisa pour lui, au cours de l’été, une visite guidée passant par les usines et les taudis de Londres et Manchester pour lui mettre le nez dans ce qu’étaient les classes laborieuses. « Ah ! C’est ça une usine, s’exclama Charlot, je voyais ça plus grand et avec de la plus-value dégoulinant des murs ; on ne la voit pas cette plus-value ; et les ouvriers ont l’air bien heureux : ils courent quand ils entrent et quand ils sortent ! ». Freddy fit un sourire crispé, « Viens dans mon bureau, je vais t’expliquer ». « Ils ont tous des bureaux comme ça, les ouvriers ? ». Voyant que Freddy levait les yeux au ciel, il rajouta : « Je plaisante, je plaisante ! Et pareil pour la plus-value dégoulinant ! Tu me prends pour un con ! ».
Ils commencèrent à militer sur deux fronts, par l’entremise de Freddy qui les connaissait bien, avec les Allemands qui deviendront communistes, ils adhèrent, en 1847 à la Ligue des justes devenue Ligue des communistes en juin, naturellement, sans la moindre petite vague, mais aussi avec des Anglais et autres Européens rêvant d’une Internationale ouvrière. Ils informèrent Pierrot-Joé de cette seconde aventure, mais pas de la première : sa réputation anticommuniste étant déjà faite. La relation avec ce dernier fut difficile ; mais il était cependant l’un des principaux idéologues luttant contre le système capitaliste : il fallait le ménager tout en le critiquant : « L’unité est un combat », dirent Charlot et Freddy. Lors du second congrès de la Ligue des communistes à Londres, début décembre 1847, toujours sans la moindre vague, Charlot et Freddy[11] furent chargés de rédiger le programme de l’organisation à partir des documents préparés depuis le premier congrès de juin, en particulier par Engels qui avait déjà produit une ébauche, les Principes du communisme : ce sera le Manifeste du parti communiste.
Freddy participa très activement et physiquement à la révolution de 1848. D’abord lors de l’insurrection écrasée de sa ville natale (Eberfeld) puis, après cet échec (Freddy fut résilient) à la révolution en Bade et Palatinat, au milieu de 1849, comme adjoint au chef d’un corps de troupe d’insurgés contre l’armée prussienne. Il fit donc le coup de feu, paraît-il, avec courage. On ne connaît pas la même participation physique de Charlot aux insurrections armées ; expulsé d’Allemagne, il était à Paris comme délégué à on ne sait trop quoi[12].
Marx et Engels : le Manifeste du parti communiste, mais après quelques vagues…
La Ligue des justes était ainsi dirigée par l’Allemand Wilhelm Weitling (déjà rencontré plus haut) un tailleur d’origine prolétaire, au communisme influencé par Gracchus Babeuf et le millénarisme chrétien ; bien qu’adepte de la lutte des classes et du profond antagonisme entre prolétariat et bourgeoisie, la devise du mouvement était « Tous les hommes sont frères ». Plus âgé de dix ans que Marx et bon orateur, il avait à Londres une certaine aura et se méfia de l’arrivée de Marx et Engels qui intervinrent contre lui dès 1846 dans les luttes intestines du mouvement. Il les critiqua comme « intellectuels » ; Marx répondit par : « L’ignorance n’a jamais aidé personne ». Weitling fut viré par les partisans de Marx qui fomenta le coup (la scène est bien contée dans le film Le jeune Karl Marx). Les deux jeunes furent convoqués, après ces incidents, par la direction du mouvement ; ils étaient prêts à recevoir un savon, mais on leur demanda de préparer le Manifeste du nouveau mouvement : sans le savoir, ils avaient joué la direction de la Ligue des justes contre Weitling ! Et celle-ci devint ainsi, en 1847, la Ligue des communistes qui changea sa devise en « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ».
Notes de bas de page
[1] Cet aspect du récit de l’Histoire peut paraître encore plus tiré par les cheveux que celui des récits de l’uchronie… Pourtant, cette fantaisie peut être étayée par ce que conte Maurice Joyeux (que l’on va retrouver) mais aussi par ce qu’il faut bien appeler un véritable roman policier : un texte de Jean-Louis Lacascade, Bévue de Proudhon et/ou traquenard de Marx, Lecture symptomale de leur unique correspondance. Les deux avancent l’hypothèse suivante : la rupture entre Marx et Proudhon ne serait que le résultat d’une magouille de Marx et une bévue de Proudhon. Le mobile du crime est pourtant mal défini ; on va y revenir. On peut lire le texte de Lacascade sur la Toile :
https://www.cairn.info/revue-geneses-2002-1-page-138.htm
Le polar de Lacascade (avec le soutien de Joyeux) n’est étayé par aucune déclaration de Proudhon ; mais on peut supposer qu’il y avait pensé : rappelons que notre référence à l’Histoire est de temps en temps un peu romancée… En outre, Lacascade ne manque pas d’humour, ce qui ne gâte rien : « Dans son ″existence crottée de petit paysan″, écrit-il, Proudhon a sarclé les pommes de terre, battu le blé dans les granges, gardé les vaches (imagine-t-on K. Marx bouvier ?) ».
[2] On la trouve à marxists.org. « Lettre à P.-J. Proudhon, F. Engels, 5 mai 1846 » signée de Marx, Gigot et Engels :
https://www.marxists.org/francais/marx/works/1846/05/kmfe18460505.htm
[3] Pierre-Joseph Proudhon, Correspondance de P.-J. Proudhon, A. Lacroix et Cie, 1875 (II, p. 198-202) :
https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_P.-J._Proudhon/Marx
[4] « D’abord, quoique mes idées en fait d’organisation et de réalisation soient en ce moment tout à fait arrêtées, au moins pour ce qui regarde les principes, je crois qu’il est de mon devoir, qu’il est du devoir de tout socialiste, de conserver pour quelque temps encore la forme critique ou dubitative ; en un mot, je fais profession avec le public, d’un antidogmatisme économique presque absolu. Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir : mais, pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple ; ne tombons pas dans la contradiction de votre compatriote Martin Luther qui, après avoir renversé la théologie catholique, se mit aussitôt à grand renfort d’excommunications et d’anathèmes, à fonder une théologie protestante ». Le rapprochement entre Marx et Luther est fort astucieux...
[5] « J’ai aussi à vous faire quelques observations sur ce mot de votre lettre : "au moment de l’action". Peut-être conservez-vous encore l’opinion qu’aucune réforme n’est actuellement possible sans un coup de main, sans ce qu’on appelait jadis une révolution, et qui n’est tout bonnement qu’une secousse. Cette opinion, que je conçois, que j’excuse, que je discuterais volontiers, l’ayant moi-même longtemps partagée, je vous avoue que mes dernières études m’en ont fait complètement revenir. Je crois que nous n’avons plus besoin de cela pour réussir ; et qu’en conséquence, nous ne devons point poser l’action révolutionnaire comme moyen de réforme sociale, parce que ce prétendu moyen serait tout simplement un appel à la force, à l’arbitraire, bref, une contradiction. Je me pose ainsi le problème : faire rentrer dans la société, par une combinaison économique, les richesses qui sont sorties de la société par une autre combinaison économique. En d’autres termes, tourner en Économie politique la théorie de la Propriété contre la Propriété, de manière à engendrer ce que vous autres socialistes allemands appelez communauté, et que je me bornerai pour le moment à appeler Liberté-égalité. Or, je crois savoir le moyen de résoudre, à court délai, ce problème : je préfère donc faire brûler la propriété à petit feu, plutôt que de lui donner une nouvelle force, en faisant une Saint-Barthélemy des propriétaires. Mon prochain ouvrage, qui en ce moment est à moitié de son impression, vous en dira davantage ». Et Proudhon, avec un grand culot, provoque évidemment Marx, en ajoutant : « Voilà, mon cher philosophe, où j’en suis, pour le moment ; sauf à me tromper, et, s’il y a lieu, à recevoir la férule de votre main ; ce à quoi je me soumets de bonne grâce, en attendant ma revanche. Je dois vous dire en passant que telles me semblent être aussi les dispositions de la classe ouvrière de France ; nos prolétaires ont si grand soif de science, qu’on serait fort mal accueilli d’eux, si on n’avait à leur présenter à boire que du sang. Bref, il serait à mon avis, d’une mauvaise politique pour nous de parler en exterminateurs ; les moyens de rigueur viendront assez ; le peuple n’a besoin pour cela d’aucune exhortation ».
[6] Dans ce qui suit, G. doit se traduire par Grün : les flics sont partout !
[7] Mais aussi pour Lacascade qui ne mentionne cependant pas cette bizarrerie à partir de l’unique correspondance initiée pourtant par Marx. L’intérêt du quasi-polar de Lacascade est de tenter de montrer que Marx aurait en fait tout fait pour : soit inciter Proudhon à répondre « Bingo », en virant Grün (objectif du traquenard atteint) ; soit à refuser la proposition en ne le virant pas, ce qui aurait fait le buzz au sein de la future Ligue communiste en crise. On peut aller plus loin : la provocation de Marx était peut-être aussi là pour provoquer la rupture avec Proudhon dont le haut sens moral et la notoriété en France (Proudhon lui faisait de l’ombre) étaient connus de tous. Dans la lettre où Marx passe la brosse à reluire, cette lettre ne serait en effet selon Lacascade qu’un prétexte : « La notoriété, motif effectif avancé, en cachait donc un autre. Mais lequel ? La ″clef″ de sa proposition réside sans conteste dans le post-scriptum ».
En fait, selon l’auteur de cette enquête, Marx essaie de casser Grün qui lui faisait également de l’ombre, à Paris, mais aussi à Londres dans la Ligue des justes (future Ligue communiste) déchirée entre factions rivales : dont celle de Marx et Engels contre celle de Weitling. On laisse de côté les explications (qui semblent se tenir) pour permettre au lecteur, suspense torride, de lire dans le texte cette enquête et ses conclusions. Un indice cependant, donné par Lacascade : « K. Grün représentait un concurrent redoutable. Non seulement il lui succédait auprès de P.-J. Proudhon, mais surtout il s’immisçait dans la Ligue des justes pour substituer son autorité à celle de Weitling ». On va voir un peu plus loin la profonde discorde entre ce dernier et Marx et le passage de la Ligue des justes à la Ligue des communistes.
[8] Dans le texte Marx et le ténia du socialisme, (op. cit.) de Maurice Joyeux, écrit donc pour le centenaire de la mort de Marx, en 1983, il est déjà parfaitement clair que la tentative de Marx d’attirer Proudhon dans l’union des révolutionnaires européens apparaît comme une belle magouille de Marx pour régler un conflit interne entre les jeunes hégéliens, singulièrement entre lui et Grün. Au départ cependant, il s’agissait bien, selon Joyeux, d’assurer une alliance entre le jeune mouvement naissant en Allemagne et le grand socialiste français déjà bien établi. Marx et Grün sont en effet en concurrence pour lui enseigner ; c’est Grün qui remportera le morceau, d’où la colère cachée de Marx et ce qui s’en suivra probablement. Joyeux expose clairement le processus qui a conduit Marx du soutien à Proudhon à la rupture : « Marx échenille l’ouvrage de Proudhon [Philosophie de la misère] (ce qui est un jeu facile) […] le symbole de cette rupture ; mais celle-ci était déjà consommée, et elle était le fruit des querelles qui secouaient les jeunes hégéliens allemands ». Joyeux continue : « Lorsqu’il prendra connaissance de ″Misère de la philosophie″, qui est une critique de son ouvrage ″Philosophie de la misère″, Proudhon aura cette simple réflexion : ″Marx dit la même chose que moi ; ce qu’il me reproche c’est de l’avoir dit avant lui″, ce qui est discutable, et il ajoutera ainsi : ″Marx est le ténia du socialisme″ ».
[9] Répétons-le, aucun document ne l’indique : on se permet de romancer l’Histoire ; mais rien n’indique que cette interprétation soit impossible…
[10] Lettre envoyée de Londres, bien plus tard, en janvier 1865, après la mort de Proudhon. Sa lecture complète vaut le détour :
https://wikirouge.net/texts/fr/Lettre_à_Johann_Baptist_von_Schweitzer,_24_janvier_1865#cite_ref-6
Proudhon est habillé pour de nombreux hivers, et sur le ton sarcastique où Marx excellait. Il renouvelle cependant une certaine admiration pour Qu’est-ce que la propriété ? et loue son courage lors d’une intervention en juillet 1848, après les massacres des Journées de juin, à l’Assemblée nationale ; on va y venir, mais un peu de patience ! … Marx écrit en effet : « Cependant son attitude à l’Assemblée nationale ne mérite que des éloges, bien qu’elle prouve son peu d’intelligence de la situation. Après l’insurrection de juin cette attitude était un acte de grand courage ». Marx rajoute bien sûr, après ce coup de griffe et ce coup de chapeau, une critique (sans aucune explication, la renvoyant à un autre de ses textes). On reviendra aussi, évidemment, sur les réactions de Marx à cette théorie économique de Proudhon.
[11] Tout comme Marx et Engels…
[12] Idem encore dans l’Histoire pour Engels et Marx.