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Patrick Castex

Économiste, sociologue et HEC à la retraite (maître de conférence à l’Université Dauphine et membre du Cabinet Syndex, expert-comptable spécialisé dans le conseil aux Comités d'entreprise et aux syndicats de salariés), il s’occupe, depuis une dizaine d’années, de promouvoir l’Indépendance de la Kanaky Nouvelle-Calédonie. Il s’est mis en outre à écrire autre chose que de savants traités...

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Billet de blog 6 novembre 2023

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Cocos et anars jouent Éros plutôt que Thanatos : uchronie et Histoire (Saison 6)

Précisons : uchronie très ensoleillée ; fort sombre Histoire. Les Rouges et les Noirs : Charlot (Karl Marx), Freddy (Friedrich Engels), Pierrot-Joé (Pierre-Joseph Proudhon), Mickey (Michel Bakounine), Lou (Louise Michel) et les autres...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

1846-1847. Un petit clash, un simple petit clash,  de Charlot contre Pierrot-Joé.  Un très gros clash, de Marx contre Proudhon

Illustration 2

Un débat à fleurets très mouchetés entre Charlot et Pierrot-Joé ; ça pique moins 

Pierrot-Joé avait donc relancé Charlot[1], il lui envoya en 1846 sa Philosophie de la misère (en fait il la lui remit lors de l’un de leurs échanges secrets). Après avoir écrit plusieurs brouillons, il mit de l’eau dans son vin concernant la critique du communisme, se contentant de la critique du Voyage en Icarie de Cabet[2] : il se doutait bien que Charlot était en train de préparer pire avec ses copains de la Ligue des Justes de Londres (Pierrot-Joé était convaincu, avec ses taupes qui rôdaient partout, que cette Ligue changerait de nom pour devenir Ligue communiste) mais le meilleur moyen d’éviter ce pire était sans doute de ne pas en rajouter dans la critique du communisme. Du coup, les sorties de Pierrot-Joé[3] contre le communisme (point IX La Communauté) sont d’une banalité à pleurer ; et elles ne s’adressent donc qu’au communisme de L’Icarie de Cabet ; évidemment pas à Charlot qui resta très discret avec Pierrot-Joé concernant le mouvement de Londres qui allait devenir communiste !

Charlot accepta les excuses de Pierrot-Joé expliquant le retard de sa réponse à sa lettre, ne croyant cependant pas un mot du prétexte de son retard… Il critiqua l’œuvre sur le fond en 1847, avec Misère de la philosophie, mais mit beaucoup de miel dans le vinaigre de ses attaques[4]. Curieusement, il attaque Pierrot-Joé sur une myriade de points qui ne nous intéresseront guère ici (théorie de la valeur, concurrence, monnaie, etc.) ; mais il ne l’attaque pas du tout sur ce qui aurait dû être le point principal de la polémique : sur les tirades anticommunistes de Pierrot-Joé, il ne dit mot, ou du bout des lèvres.

Le débat fut en fait des plus courtois : on discuta des différents points de vue, on se chamailla bien sûr un peu, mais, comme en avaient le secret nos deux petits coqs, un an plus tard tout était oublié, tant pour Charlot que pour Pierrot-Joé.

La guerre de Troie entre Marx et Proudhon eut lieu, mais rien d’homérique !

Marx fut, contre Proudhon, à ergots déployés. La polémique entre Marx et Proudhon fut considérée par tous les critiques comme homérique; elle est censée faire partie des grands moments des oppositions entre marxistes et anars. Pour les anarchistes comme pour les marxistes, c’est le summum de l’intelligence de chaque protagoniste, l’équivalent de deux grands airs d’opéra. Cette polémique, à mon humble avis, n’a en fait pas grand intérêt ; à la lecture de cette grande bataille idéologique, on reste pantois sur la vacuité des arguments de Marx contre les élucubrations de Proudhon où la philosophie est reine (mais il s’agit bien de ça dans les deux titres de la polémique…). Vous pouvez aller vérifier[5]. On trouve, en cherchant bien, des facsimilés du texte complet de Proudhon, en deux tomes, deux pavés ; cependant (sauf erreur de ma part) les parties économiques ne développent pas ce qu’annonçait Proudhon dans sa lettre à Marx pour fonder son réformisme. Même dans la longue partie concernant le crédit, on reste sur sa faim sur la théorie du crédit gratuit qui permettra la réforme de la société[6].

Bref, le débat n’a en fait rien à voir avec ce que l’on pourrait attendre. La théorie anarchiste mutualiste de Proudhon ? Peu de choses ! Le communisme de Marx (encore à peine élaboré) Rien ! Pas un seul mot ! On peut mal comprendre la réaction molle de Marx sur la question brûlante de la critique du communisme, fut-elle de Cabet. D’autant plus qu’il n’avait pas encore parlé de dictature du prolétariat ; il ne le fera qu’en 1852. Marx se contenta dans une lettre d’une simple remarque sur « le procès ridicule que Proudhon fait au communisme ».

Pourtant, Proudhon n’y était pas allé de main morte ; on propose la lecture de quelques extraits de son florilège. « […] la communauté n’est autre chose que l’exaltation de l’État, la glorification de la police. […] Avec la communauté périt la famille ; et avec la famille disparaissent les noms d’époux et d’épouse, de pères et de mères, de fils et de filles, de frères et de sœurs. […] Le communisme, ce n’est pas la science, c’est l’annihilation ! […] Le savant auteur [Cabet] accorde, pour certains cas, la permission de manger chez soi, en famille, le dîner servi par les fourgons et sommeliers de la république. […] Aussi les communistes ne repartissent point ; leur science ne va pas jusque-là : ils rationnent. […] Le communisme, pour subsister, supprime tant de mots, tant d’idées, tant de faits, que les sujets formés par ses soins n’auront plus besoin de parler, de penser ni d’agir : ce seront des huîtres attachées côte à côte, sans activité ni sentiment, sur le rocher [...] de la fraternité. Quelle philosophie intelligente et progressive que le communisme ! […] C’est l’idée économique de l’État, poussée jusqu’à l’absorption de la personnalité et de l’initiative individuelle. […] De tous leurs préjugés inintelligents et rétrogrades, celui que les communistes caressent le plus est la dictature. Dictature de l’industrie, dictature du commerce, dictature de la pensée, dictature dans la vie sociale et la vie privée, dictature partout. […] La communauté est la religion de la misère ».

Il avait cependant du souffle, Proudhon ! Et un don rare de prémonition[7].

Pas homérique, mais ce fut donc bien une guerre.

Marx commence son introduction, pour descendre son adversaire, par une pique, pleine de noblesse, souvent citée : « M. Proudhon a le malheur d’être singulièrement méconnu en Europe. En France, il a le droit d’être mauvais économiste, parce qu’il passe pour être bon philosophe allemand. En Allemagne, il a le droit d’être mauvais philosophe, parce qu’il passe pour être économiste français des plus forts. Nous, en notre qualité d’Allemand et d’économiste à la fois, nous avons voulu protester contre cette double erreur ».

Marx, qui écrivit donc plus tard, on l’a vu, en réponse à la remarque de Proudhon (« J’attends votre férule critique » et « Celle-ci tomba sur lui d’une façon qui brisa à tout jamais notre amitié ») peut se résumer par cette autre saillie, cependant plus politique : « M. Proudhon est de la tête aux pieds, philosophe, économiste de la petite bourgeoisie. Le petit-bourgeois, dans une société avancée et par nécessité de son état, se fait d’une part socialiste, de l’autre part économiste, c’est-à-dire qu’il est ébloui de la magnificence de la haute bourgeoisie et sympathise aux douleurs du peuple. Il est en même temps bourgeois et peuple. Il se vante dans le for intérieur de sa conscience, d’être impartial, d’avoir trouvé le juste équilibre, qui a la prétention de se distinguer du juste milieu. Un tel petit-bourgeois divinise la contradiction, car la contradiction est le fond de son être. Il n’est que la contradiction sociale mise en action ».  Marx termine cependant en écrivant : « M. Proudhon a le mérite d’être l’interprète scientifique de la petite bourgeoisie française, ce qui est un mérite réel, parce que la petite bourgeoisie sera partie intégrante de toutes les révolutions sociales qui se préparent ». Marx pensa-t-il, avec cette curieuse remarque amoindrissant la violence envers Proudhon, se rabibocher avec ce petit-bourgeois cependant allié de toutes les révolutions ? Ce ne fut pas le cas ; mais ils cohabitèrent (cependant en s’opposant) un temps dans la Première Internationale, puis les marxistes et les proudhoniens après la mort de Proudhon en 1865 : répétons-le, une cohabitation, pas une histoire d’amour !

De son côté, Proudhon annota le texte de Marx, mais ne fit jamais de réponse, il précisera seulement dans une lettre : « J’ai reçu en même temps le libellé d’un docteur Marx, la Misère de la philosophie, en réponse à la Philosophie de la misère – c’est un tissu de grossièretés, de calomnies, de falsifications, de plagiats... ». Comme l’indique P. Haubtmann (op. cit.) : « Pour les 14 volumes de Correspondance, c’est tout... ».  De 1847 à 1865, date de sa mort, dans tous les ouvrages qu’il fait paraître, Proudhon ne pipe aucun mot sur Marx. Le Carnet VI de 1847 porte ces mots : « Contradictions économiques (autrement dit la Philosophie de la misère), tous ceux qui en ont parlé jusqu’ici l’ont fait avec une suprême mauvaise foi, envie, ou bêtise » ; parmi les noms qui suivent figure celui de Charles Marx. Proudhon donne enfin le fond de sa pensée : « Voilà donc que j’ai eu le malheur de penser encore comme vous !... Le véritable sens de l’ouvrage de Marx, c’est qu’il a le regret que partout j’ai pensé comme lui, et que je l’ai dit avant lui. Il ne tient qu’au lecteur de croire que c’est Marx qui, après m’avoir lu, a le regret de penser comme moi ! Quel homme ! ». Vous avez dit ténia…

Notes de bas de page

[1] Uchronie, bien sûr ; un peu comme La guerre de Troie n’aura pas lieu.

[2] Cette utopie, effectivement écrite dans l’Histoire, baignée dans des principes communistes chrétiens, fut d’abord publiée anonymement en Angleterre par Étienne Cabet en 1840 puis rééditée de nombreuses fois en France avec le nom de l’auteur. Ce gros livre est lisible, grâce à BNF Gallica à :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k113015g/f7.item.texteImage

Cabet n’explique pas (mais ma lecture fut rapide) pourquoi cette utopie fut nommée ainsi, où, après s’être brûlé les ailes, Icare tomba. Plus passionnante que le livre fut l’aventure réelle, à laquelle Cabet participa à ses débuts, des Icariens qui tentèrent l’utopie aux États-Unis d’Amérique : cette communauté communiste qui survécu un demi-siècle, se scinda, une majorité devenant rapidement plus proche des principes anarchistes que communistes. On peut lire toutes ces histoires ; on se contentera ici d’indiquer deux sources :

https://comptoir.org/2015/02/11/experience-socialisme-utopique-en-amerique-etienne-cabet-et-la-cite-dicarie/

et aussi :

https://journals.openedition.org/siecles/599?lang=en

[3] Dans l’Histoire, dans le texte de Proudhon, on trouve exactement le même florilège s’adressant au communisme de Cabet.

[4] Attention : on est dans l’uchronie !

[5] Les deux textes sont lisibles et téléchargeables sur la Toile, grâce à l’Université du Québec à Chicoutimi, d’un côté, Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, de 1846, de l’autre, Karl Marx, Misère de la philosophie Réponse à la Philosophie de la Misère de M. Proudhon, de 1847 ; voir (le premier texte apparaît directement, mais il est incomplet ; le second apparaît un peu en-dessous) :

http://classiques.uqac.ca/classiques/Proudhon/systeme_contr_eco/systeme_contr_eco.html

Il y a de quoi occuper vos longues soirées d’hiver…

[6] Encore une fois, sauf erreur ; il faudra attendre 1848 pour la présentation de cette théorie ; on y reviendra donc.

[7] Ces litanies et d’autres saillies de Proudhon seront répétées à loisir par les anars (on peut les comprendre) dont Bakounine.

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